Cette appellation devrait, selon Pierre Versins dans son Encyclopédie de la S-F, être réservée à des ouvrages qui présentent le dépouillement, la généralité propres à l'Histoire, sans les éléments anecdotiques, romanesques propres aux histoires. Ce serait, paradoxalement, la refuser à 1'« Histoire du futur » de Robert Heinlein (« Future History »), ensemble de romans et nouvelles écrits entre 1939 et 1962 et prenant place dans un tableau chronologique qui figure dans plusieurs des cinq volumes du cycle, publié chez Presses Pocket — procédé imité chez nous avec grand succès par Michel Demuth dans ses Galaxiales, On peut même étendre le concept à ceux — tel Poul Anderson dans Agent de l'empire terrien (CLA — Agent of the Terran Empire, 1965) — chez qui cette chronologie reste sous-jacente à l'ouvrage.
Quel est le but de cette vision de l'avenir, explicite ou implicite ? Ce serait une erreur d'y voir une intention prophétique, ou de la futurologie déguisée et d'attribuer un mauvais point à André Maurois parce que dans ses Fragments d'histoire universelle (1927, 1928 et 1930) Paul Reynaud est nommé comme Président de la République en 1956, et un bon point à Heinlein pour avoir prédit le « retour au système économique du XIXe siècle » que mettent en œuvre Mrs Thatcher et nos libéraux, et deux bons points à Loe Szilard qui dans La Voix des Dauphins (PdF — The Voice of the Dolpbim, 1961), prévoit un soulèvement en Iran en 1977 (à peine deux ans d'erreur !) et l'adoption par les USA d'un système antimissiles semblable à l'Initiative de Défense Stratégique de Reagan. Quant à savoir s'il y aura, comme l'imagine Demuth, une révolution royaliste en France en 2060... ! A ce jeu-là, a beau rêver qui rêve loin, tel Stapledon dans Les derniers et les premiers, dont l'ennui est à la mesure de son ambition : que nous importe de savoir que la 9e Espèce s'adaptera à Neptune ? Pour nous toucher, les anticipations générales doivent jeter quelque lumière sur notre situation actuelle, lumière souvent ironique d'ailleurs, comme dans le délirant Petit précis d'histoire du Futur de Jacques Sternberg, ou dans Mon procès comme criminel de guerre de Szilard (dans le recueil La voix des dauphins), à l'humour plus discret mais non moins décapant.
Plus fréquente, et ressortissant davantage à la S-F proprement dite, est l'utilisation d'un cadre général pour donner aux récits particuliers une des dimensions de la réalité. Dans la préface de L'Homme qui vendit la Lune (Presse Pocket — The Man who sold the Moon, 1950), premier tome de « L'Histoire du Futur » Heinlein explique qu'il a fait pour le temps ce qu'avait fait pour l'espace Sinclair Lewis en situant ses romans (dont Babbitt, 1922) dans un état et une ville (Zenith) imaginés de façon détaillée et cohérente — tout comme Faulkner plus tard (et plus au sud !) et, chez nous, Balzac dans une autre voie, celle des rapports des personnages entre eux. Mais l'épaisseur réaliste ainsi acquise se paie par un manque de souplesse, comme l'ajoute aussitôt Heinlein, qui reproche à Campbell d'avoir publié dès 1941 dans Astounding son tableau qui devait rester un instrument de travail modifiable au gré de l'inspiration, rétive à un tel lit de Procuste : il lui fallut dès lors publier sous pseudonyme tout ce qui ne cadrait pas avec ce plan, qu'il abandonna presque totalement à partir de 1951.
La citation de Lyon Sprague de Camp mise par Heinlein en exergue à cette préface — « Un poète ne gagne rien à se montrer trop explicite » — semble avoir été le maître-mot de Cordwainer Smith qui, dans Les Seigneurs de l'Instrumentalité, se garda bien d'éclairer trop crûment les événements censés se trouver à la base des « légendes » qu'il rapporte, et n'hésita jamais à se contredire — entre La Ballade de C'mell et L'Homme qui avait acheté la Terre, entre la fin de ce roman et le début du Sous-peuple — si « l'instinct d'un véritable artiste » l'exigeait : chacune de ses histoires a sa beauté propre et l'Histoire qui les englobe n'est, un peu comme dans la Bible, que la trame assez indifférenciée sur laquelle se dessine chaque étape de cette marche toujours recommencée vers un royaume de Dieu jamais atteint.
Pour que l'Histoire du futur soit essentielle à la science-fiction, il faut que l'Histoire ait un sens ; et que la science au cœur de cette fiction soit la science historique. L'une des rares œuvres où ce tour de force soit réalisé, c'est le cycle « Fondation ». Inspiré par la philosophie de l'histoire d'Arnold Toynbee, Isaac Asimov y montre à la fois comment sont aussi inévitables que celles de l'Empire romain la décadence et la chute de l'Empire galactique, et comment Hari Seldon peut mettre en place les éléments de la renaissance grâce à la psycho-histoire qui transcende le vieux conflit entre la liberté individuelle et la destinée collective. Même l'imprévisible — une mutation, en la personne du Mulet — trouve sa place dans cette puissante fresque où Asimov — comme il a fait dans les histoires de robots sa révolution anti-Frankenstein avec ses « trois lois de la robotique » — a fait sa révolution rationaliste dans les Histoires du futur.
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