Site clair (Changer
 
    Fonds documentaire     Connexion adhérent
 

1984 - 2050

ou pour une défense de la langue.

Michel LAMART

Galaxies HS n°1, avril 1998

        Michel Lamart, né le 31 mars 1949 à Reims, est agrégé de lettres et prépare actuellement une thèse sur « Le mal à l'œuvre chez Huysmans ». Auteur de cent quarante nouvelles et d'un roman, Daisy (Alfil, 1996), il est également poète, critique à Europe, Brèves, Sapriphage et au Mensuel littéraire et poétique (Bruxelles) et... collaborateur de Fluide glacial. Son dernier ouvrage en date, Le Bel aujourd'hui (Cadex, 1997), regroupe des fables inédites de Guillevic, Butor, Bernard Noël, Jude Stefan, Jean-Marie Le Sidamer, Claude Louis-Combet, etc.
          A paraître : Tel que, aux éditions Alibis.


 

MICHEL LAMART

 

1984 — 2050
ou pour une défense de la langue.
(Notes en marge du « 1984 » de George Orwell)


 

          Il est de ces grands livres dont on diffère constamment la lecture. 1984 est de ceux-là. Il en existe quelques uns dans la littérature mondiale. Des classiques. On se dit qu'il faut mériter ces livres. Car si un livre mérite des lectures, nous devons nous efforcer de mériter un livre.
          Or, comment choisir ? Comment faire coïncider le temps de lecture à l'époque ? Comment faire pour que le plaisir promis par la lecture rencontre au mieux notre désir de lecteur ? Comment faire en sorte pour que le livre résonne (raisonne ?) en soi ? Avec 1984, les choses semblent s'imposer d'elles-mêmes. Le livre, par son titre, désigne apparemment notre époque et la problématique abordée : totalitarisme, partage du monde en zones d'influence, etc. est au coeur de nos préoccupations. 1984 ne se choisit donc pas : il s'impose à nous.
          Peut-on entreprendre autrement la lecture du roman d'Orwell ?
          C'est cette réflexion de lecteur que je voudrais développer, moins comme une (modeste) contribution critique que comme une méditation (une résonance) personnelle à partir d'une œuvre qui se désigne elle-même par son titre comme essentielle : elle fait d'ores et déjà partie de notre passé, voire de notre Histoire.

 

          Qu'est-ce que 1984 ?

          Ne pas oublier que le roman s'intitule à l'origine « The Last Man in Europe » (Le Dernier Homme en Europe). C'est ce qu'O'Brien rappelle à Winston : « Si vous êtes un homme, Winston, vous êtes le dernier. Votre espèce est détruite. Nous sommes les héritiers. Comprenez-vous que vous êtes seul ? Vous êtes hors de l'Histoire. » 1 « Voyez-vous cette chose en face de vous ? C'est le dernier homme. » 2
          En quoi Winston demeure-t-il (provisoirement) un homme ? Il veut savoir, aimer. Il refuse la normalisation. Il a choisi la dissidence.
          À propos de cette idée de « dernier homme », il est pertinent de rapprocher ce mot de Nietzsche extrait de Ainsi parlait Zarathoustra : « Je veux donc leur parler de ce qu'il y a de plus méprisable : or c'est le dernier homme. »
          SF, futurologie, anticipation, prophétie ? Orwell avait tout simplement ce sens de l'époque, voire de l'Histoire, qui doit inspirer tout écrivain. Sa quête ne s'inscrit pas dans l'exploration de ces « possibles » à laquelle on ravale trop souvent la SF, en la cantonnant, de ce fait, dans un rôle qu'elle ne remplit du reste pas toujours. En ce sens, ce n'est pas vraiment un roman SF mais bien plus un roman dont l'enjeu consiste en la sauvegarde de la langue. Il s'agit donc d'écrire pour préserver une identité qui se défait sous l'emprise du temps. Écrire pour marquer un refus. Écrire, c'est-à-dire afficher soi-même au regard (le télécran) du pouvoir (Big Brother) sa dissidence.

          Poser, avec Alexandre Zinoviev 3, la question « il semble que le temps soit venu de nous demander dans quelle mesure la situation de notre monde contemporain correspond à celle prédite par Orwell », c'est formuler en même temps le problème de la spécificité de la SF tout entière. La SF et, plus généralement, l'anticipation, a-t-elle un pouvoir sur l'Histoire et quelle est la nature de ce pouvoir ?
          S'il s'agit pour elle de jouer un rôle de prédiction, nous sommes bien loin de la vocation communément admise que l'on accorde à la SF spéculative (anticiper l'avenir pour le désamorcer en neutralisant, dans le présent, ce qui pourrait affecter le futur).
          S'il s'agit de politique-fiction (à savoir voici ce qui risque d'arriver dans un futur plus ou moins proche, préparons-nous à y faire face), nous sommes loin des règles édictées par la SF politique des années soixante-dix (agir sur le quotidien, ici et maintenant, révolution utopiste...).
          Poser cette question, n'est-ce pas ravaler Orwell au rang d'un Nostradamus de la modernité et son œuvre à un banal traité de futurologie ? Perversion idéologique, celle qui laisse croire que l'Histoire est prévisible, donc écrite... Argument réactionnaire qui spécule sur la superstition au détriment de l'espoir dont la science est devrait toujours être porteuse.

          N'est-ce pas la même encre qui inspire la plume de Simon Leys écrivant : « [...] il faut souhaiter que l'évolution politique et la marche des événements réussissent finalement à faire d'Orwell un écrivain dépassé qu'on ne relira plus guère que pour satisfaire une curiosité historique [sic]. » 4

          Milan Simecka écrit : « Lorsqu'on vit en Europe soviétisée, qu'on y est né et qu'on a traversé toutes les »victoires« et les défaites du socialisme réel, la lecture de 1984 vous confronte à des détails d'une ressemblance consternante, et le Londres du roman se confond avec votre patrie. L'ébahissement que provoque la ressemblance entre une fiction vieille d'une quarantaine d'années et la réalité la plus actuelle vient au début voiler toutes autres sensations de lecteur. » 5

          Cette confusion réalité/fiction, camouflée en démonstration par le vécu que les dirigeants communistes ont lu Orwell : « Peut-être l'ont-ils lu. Peut-être ont-ils pris la résolution tenue secrète d'imiter son monde [sic] » 5, participe du même (faux) débat, à savoir : 1984 = livre prophétique (cf. ce que dit Bernard Crick sur la manière dont l'auteur appréhendait lui-même son œuvre : « Il y voyait à l'évidence une satire ou une parodie, mais pas une prophétie. » 6 .
          Orwell précurseur de mai 68 ? Sans doute ! Mais surtout Orwell fondateur de la SF moderne, dans la mesure où l'une des fonctions de la SF pourrait résider dans le fait qu'elle crée du langage (cf. Ian Watson) avant de créer des univers.
          Voir comment la perte de l'identité fonctionnelle, dans le vocabulaire de l'angsoc, renvoie à cette totale perte d'identité dont le télécran est à la fois l'instrument et la parfaite métaphore : il est autant miroir que judas.

          A noter que, s'il y a peu d'inventions technologiques dans ce roman, le télécran reste en revanche le signifiant emblématique d'un pouvoir omniprésent. (Voir à ce propos le livre de Michel Foucault, Surveiller et punir : « Traditionnellement, le pouvoir, c'est ce qui se voit, ce qui se montre, ce qui se manifeste et, de façon paradoxale, trouve le principe de sa force dans le mouvement par lequel il se déploie. Ceux sur qui il s'exerce peuvent rester dans l'ombre ; ils ne reçoivent de lumière que de cette part de pouvoir qui leur est concédée, ou du reflet qu'ils en portent un instant. Le pouvoir disciplinaire, lui, s'exerce en se rendant invisible ; en revanche il impose à ceux qu'il soumet un principe de visibilité obligatoire. Dans la discipline, ce sont les sujets qui ont à être vus. Leur éclairage assure l'emprise du pouvoir qui s'exerce sur eux. C'est le fait d'être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu qui maintient dans son assujettissement l'individu disciplinaire. » 7)
          Piste intéressante : étudier le rapport entre l'esthétique de verre à vitre, chère à Orwell (dont la perfection consiste à faire oublier l'existence), et le télécran. L'un est la parfaite antithèse de l'autre. Tout se joue au niveau de la clarté et de la circulation du sens. Or, le télécran, c'est l'opacité et l'ambivalence. D'où : télécran = novlangue. Le télécran reste la métaphore la plus accomplie de la novlangue.
          Si 1968 fut une véritable mise en mots de révoltes individuelles, s'il y eut alors un extraordinaire besoin de s'exprimer, de prendre langue (prise de parole et non de pouvoir), c'est que l'enjeu de la révolution reste la langue et la défense de la langue.
          « Big Brother » (à noter que le cryptonyme aux rassurantes connotations familiales, véritable figure emblématique du pouvoir, n'est pas traduit en français. Est-ce pour renforcer l'impérialisme culturel de la langue anglaise ? Est-ce pour éviter de tomber dans le ridicule — on ne rigole pas avec le pouvoir ! — que l'équivalent français « Grand Frère » n'eût pas manqué de produire ?) se nourrit de sens. Ce rapport au grand (Big) associé à l'image du pouvoir totalitaire (dévorant ?) est intéressant. Le thème du géant sympathique a été fondé en littérature par Rabelais, il entendait rompre avec la tradition moyenâgeuse du géant bête et méchant.
          Grand Frère = ogre ? Clin d'œil gothique, donc à contre-courant de l'orthodoxie moderniste fondée par un progrès social, enfant légitime de la révolution industrielle — déjà en décomposition avancée à l'époque où écrit Orwell.

          Aucune espèce d'humour dans 1984. On ne plaisante ni avec le pouvoir ni avec la mort. C'est l'œuvre d'un homme couché (ce n'est pas un hasard !), physiquement diminué, insatisfait de son travail : « Je l'ai plutôt raté, en partie parce que j'étais très malade pendant sa rédaction... » 6 1984 ou le mal à l'œuvre.
          Pour Orwell, parler, c'est réfléchir, non produire du vent. Il faut parler-penser. La langue a quelque chose à voir avec la mémoire : les mots sont les dépositaires de l'Histoire. Les mots garantissent la liberté. (Cf. S. Leys citant E.M. Forster : « Si la prose se dégrade, la pensée se dégrade et toutes les formes de communication les plus délicates se trouvent rompues. La liberté, disait-il, est liée à la qualité du langage, et les bureaucrates qui veulent détruire la liberté ont tous tendance à mal écrire et à mal penser, à se servir d'expressions pompeuses ou confuses, à user de clichés qui occultent ou oblitèrent le sens... »)

          Ce sont moins les hommes qu'il convient de surveiller que les fuites lexicales restreignant d'autant le champ de réalité et devenant par là même symptômes alarmants de notre enfermement. Comparer l'univers de 1984 à celui de la prison dénoncé par Foucault dans Surveiller et punir, notamment tout le chapitre III de la troisième partie — Discipline — dans lequel il est question de J. Bentham et d'un « Panopticon » qui semblent avoir directement inspiré Orwell : « Un assujettissement réel naît mécaniquement d'une relation fictive. De sorte qu'il n'est pas nécessaire d'avoir recours à des moyens de force pour contraindre le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l'ouvrier au travail, l'écolier à l'application, le malade à l'observation des ordonnances. Bentham s'émerveillait que les institutions panoptiques puissent être si légères : plus de grilles, plus de chaînes, plus de serrures pesantes ; il suffit que les séparations soient nettes et les ouvertures bien disposées. À la lourdeur des vieilles maisons de sûreté, avec leur architecture de forteresse, on peut substituer la géométrie simple et économique d'une maison de certitude. L'efficace du pouvoir, sa force contraignante sont, en quelque sorte, passées de l'autre côté — du côté de sa surface d'application. Celui qui est soumis au champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ; il les fait jouer spontanément sur lui-même ; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles ; il devient le principe de son propre assujettissement. » 8
          Le vrai problème posé par 1984, c'est comment faire pour sauver la démocratie ? Comment partager ces mots qui nous forment sans que le pouvoir ne les confisque ni ne les dévitalise ? Le génie d'Orwell réside dans le fait d'avoir montré que la langue autant que le pouvoir doit se partager équitablement. C'est en ce sens qu'il convient de dépasser 1984. De toute urgence.

 

          Leçon de 1984
          Dans ce roman, l'entreprise de culpabilisation de masse passe par le regard. Celui-ci est détourné, confisqué, condamné à demeurer prisonnier de l'apparence. Roman essentiel de notre libération fondamentale : celle du langage et des mots. Nous ne serons vraiment libres, semble nous dire Orwell, non quand nous aurons appris à parler, mais quand nous aurons compris qu'il nous faut préserver à tout prix cet héritage primordial que sont les mots.
          Dès lors, aimer l'autre ne constitue plus une priorité ; ce qui est urgent, c'est l'amour de sa langue (mettre en perspective cette idée de Barthes selon laquelle il existe une crise de l'amour de la langue).
          L'intérêt du livre, c'est qu'il montre en quoi la dégradation du langage, la disparition de certains mots, le démantèlement syntaxique et l'affaiblissement de la pensée et de la conscience qui en résulte fondent toute conception totalitaire du pouvoir.
          En d'autres termes, Orwell a compris l'importance jouée par la langue dans l'établissement d'un régime dictatorial et la perte de liberté qui est la conséquence de l'éviction de la langue traditionnelle par une langue dévitalisée et minimalisée qu'il baptise « novlangue ». A noter la séduction moderniste qui peut opérer grâce à l'opposition ancilangue/novlangue (ancien/moderne) que renforce l'entreprise de simplification.
          Créer des mots, sauver des mots, enrichir la langue, devoir ontologique de tout écrivain qui se respecte...
          Ce contre quoi Orwell nous met en garde : l'illusion dans un monde où tout n'est qu'apparence...
          1984 proposerait une leçon d'autodéfense individuelle contre l'effacement (vaporisation). Pour Orwell, prôner la différence est un remède politique efficace pour se garantir du totalitarisme qui guette. 1984 ou « Pour un nouvel individualisme » ?
          Être dissident, c'est vouloir, par la mémoire, réaliser la synthèse être/temps. C'est réhabiliter l'Histoire. Telle est la leçon que Winston Smith n'a jamais eu le temps de tirer...
          Smith est un patronyme aussi répandu que Dupont ou Durand chez nous. Orwell entend-il suggérer que la conscience politique est accessible à tous ?
          1984, un pamphlet anti-socialiste ?

          « Rejeter le socialisme simplement parce que tant de socialistes, individuellement, sont des gens lamentables, serait aussi absurde que de refuser de voyager en chemin de fer parce qu'on n'aime pas la figure du contrôleur. » 9

Notes :

1. George Orwell, 1984, éditions Folio, 1982, p. 380
2. ibid., p. 383.
3. in Science-Fiction, n°2, p. 34.
4. in « L'Horreur de la politique », Le Monde, 30 décembre 1983.
5. Milan Simecka, « Mon camarade Winston Smith », in Lettre Internationale, n°1, p. 12 et 15.
6. Bernard Crick, George Orwell, une vie, Le Seuil, 1984, p. 472.
7. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, p. 189.
8. ibid., p. 204.
9. The Road to Wigan Pier, p. 193-194.

Cet article est référencé sur le site dans les sections suivantes :
Biographies, catégorie Bios
Thèmes, catégorie Langage
retour en haut de page

Dans la nooSFere : 87347 livres, 112225 photos de couvertures, 83782 quatrièmes.
10853 critiques, 47178 intervenant·e·s, 1982 photographies, 3916 adaptations.
 
NooSFere est une encyclopédie et une base de données bibliographique.
Nous ne sommes ni libraire ni éditeur, nous ne vendons pas de livres et ne publions pas de textes. Trouver une librairie !
A propos de l'association  -   Vie privée et cookies/RGPD