Richard Matheson est né en 1926 l'année de la parution d' Amazing Stories. Il fait donc partie de la génération d'auteurs de nouvelles qui n'ont pas longtemps publié dans les pulps de l'âge d'or, puisque Weird Tales s'éteint en 1954 1. Il a ainsi échappé à l'ombre portée des textes de Lovecraft, et prend place parmi les inventeurs d'un fantastique plus moderne. Il a en effet débuté alors que s'effectuait un changement dans le champ éditorial des magazines traitant du fantastique et de la science-fiction. Il est en fait contemporain, en tant qu'auteur, de la création du Magazine of Fantasy and Science fiction (1949) où il a débuté en 1950 avec « Journal d'un monstre / Born of a man and a woman », et de Galaxy Science Fiction Magazine (1950). Et ceci même si des contraintes alimentaires l'ont obligé à proposer des textes — d'aussi bonne tenue d'ailleurs — à Marvel Science stories ou Startling Stories Magazine et même à Amazing Stories Magazine. Il a cessé progressivement, sauf exception, de se consacrer à la nouvelle dans les années 1970. Par absence d'envie, pour des raisons financières et parce qu'il préférait écrire pour le cinéma — où il a débuté en 1959 auprès de Roger Corman — puis à la télévision. Il a reçu de nombreux prix de la part du fandom, mais son œuvre a suscité peu de travaux critiques. En France, des préfaces à quelques anthologies d'Alain Dorémieux et à un « Livre d'or » de Daniel Riche en 1980 qui contient un bref « Ce que je crois » de Matheson 2. L'édition par Flammarion des 5 tomes de 102 nouvelles en 1999-2001 3, comble un vide, reprend la présentation de Daniel Riche, propose, entre autres, une bonne étude de Robert Louit et un texte intitulé « Au lecteur » par Matheson. C'est peu, pourtant les nouvelles de Matheson inventent un univers dont nous allons donner un aperçu forcément superficiel.
Matheson par lui-même Il convient d'abord de lui laisser la parole. Matheson se permet un regard rétrospectif sur ses nouvelles dans son texte « Au lecteur » 4, qui reprend et amplifie le « Ce que je crois » du Livre d'or. Il présente l'écriture de ses nouvelles, ainsi que le choix du genre fantastique comme un moyen qu'il aurait utilisé, à son insu, pour exorciser des angoisses personnelles. Il indique une éventuelle source de ses angoisses en se référant au cadre familial obsédant où il avait vécu. Il se présente comme le fils de deux émigrés norvégiens : une mère qui ne parlait pas l'anglais à son arrivée, un père se réfugiant dans l'alcool, et qui les avait abandonnés. Sa mère, pour résister à l'hostilité — imaginaire ou non — du monde où elle vivait alors, se recentre avec l'enfant sur la famille nucléaire comme dernier cercle de sécurisation. Ce qui, d'après Matheson, a contribué à ce qu'il développe une représentation quasi paranoïaque de la société étasunienne de l'époque. Ajoutons que le contexte politique de la guerre froide, la peur de la guerre atomique, et le Mac Carthysme, contribuent à doter d'un socle solide cette sensation de paranoïa. L'écriture aurait été la fois pour lui un moyen de fuite et un lieu d'apaisement quasi cathartique. Il est vrai que de nombreux personnages, surtout masculins, de ses nouvelles, se perçoivent comme des individus assiégés, prisonniers d'un monde hostile. Matheson pense aujourd'hui que cette description de relation paranoïaque est visible dans les situations qu'il avait mises en scène, et dans le comportement — qui en découle — de ses personnages. Pourtant, à y regarder de près, ce sont des situations banales, qui ressemblent à celles des soap opera. Elles présentent des individus banals, les conflits normaux du couple, ceux de l'enfant avec ses parents, ceux de l'adolescent etc., mais Matheson les fait déraper vers l'extrême, vers la terreur ou l'angoisse
Mises en scène paranoïaques On peut trouver nombre de nouvelles qui confortent ce point de vue. Pensez simplement au titre « Une armée de conspirateurs » (1953) où tout ce que voit et ressent le personnage est interprété en termes d'hostilité envers lui. Cela le pousse au meurtre d'un présumé persécuteur, meurtre qui apparaît, aux yeux des autres, comme sans cause avérée et incompréhensible. D'autres titres sont moins lisibles que celui-là, mais on trouve d'autres textes qui ont à voir avec ce type de comportement paranoïaque. Cette visée était visible dès sa première nouvelle publiée, avec l'enfermement de l'enfant « monstre », persécuté, dans la cave où il écrit son journal. Et on trouve d'autres exemples comme « Messages personnels » (1989), qui montre un personnage poursuivi par des voix, qui se révèlent des hallucinations auditives ... ou qui signalent la présence du Diable, ou encore « Cauchemar à six mille mètres » (1961), où un passager hallucine, se sent persécuté, et passe à l'acte, sans oublier « Duel » (1971) avec son camion persécuteur sans cause..
Matheson et l'humour Cependant toutes les nouvelles ne sont pas réductibles à une mise en scène paranoïaque. Ou alors elles recourent à l'humour pour la masquer. Parfois il s'agit simplement d'un humour potache comme « Cher journal » (1954), ou trois adolescentes de trois époques différentes écrivent un journal semblable, seules les références du contexte changent. On trouve aussi de la simple plaisanterie avec « Le haut et gentil lieu » (1956). Il s'agit d'une enquête menée par un amateur pour retrouver enfin le creuset de création des histoires drôles. Ou encore avec « l'Homme qui avait créé le monde » (1954) parodie des Créations, à la manière de Robert Sheckley et qui inspireront plus tard le Guide du Routard Galactique. C'est parfois aussi un humour grotesque comme dans « Les temps sont mous » (1963), où les personnages semblent faits en pâte à modeler et se disloquent comme des cadavres en putréfaction. Le texte commence par « Au petit-déjeuner, le nez de P'pa est tombé. En plein dans le café de M'man. Il l'a fait déborder » Et se termine par « Sa jambe se détacha. Il l'abandonna sur place et s'éloigna en dansant ». Dans ce texte, les références à des radiations et à l'atome sont quasiment inaudibles et déniées. Pourtant, le traitement sur le mode du grotesque camoufle mal l'horreur d'une situation de post cataclysme atomique Nous sommes aussi en plein humour noir avec « Funérailles » (1955) où un directeur de pompes funèbres organise d'étranges obsèques, pour d'encore plus étranges individus. Sans parler de l'humour inclassable du « Distributeur » (1958) qui sème la zizanie sans raison par amour du chaos, dans un monde qui est le plus quotidien possible. Sans oublier « Cycle de survie » (1955). On y voit au travail l'auteur qui écrit un texte, puis qui le porte sous un uniforme de facteur à un imprimeur, qui n'est autre que lui-même. Celui-ci le fait passer à un journaliste/lecteur/critique qui l'encense ( il s'agit encore de lui-même) et ce... jusqu'au moment où il se remet à écrire le même texte pour le lendemain. Etc. On hésite ici entre la peinture d'un cauchemar et l'auto parodie. Comme on le voit, le clavier des nouvelles est vaste.
Matheson et le fantastique Matheson a été reconnu à la fois comme auteur de fantastique et de science-fiction. Mais curieusement, comme il l'avoue dans « Ce que je crois », « Écrire de la SF ne m'a jamais particulièrement attiré ». En effet, pour lui, la SF c'est ce qu'écrit Arthur C Clarke, en s'appuyant sur des connaissances scientifiques, et non ce que publie Ray Bradbury. Pourtant celui-ci est reconnu comme un « grand auteur de SF », mais selon Matheson, Bradbury écrit de la « fantasy ». Par contre Matheson a été fasciné par le terrifiant et l'épouvantable, c'est-à-dire par les domaines des fantastiques. Dans ces domaines, il a traité des thèmes de fantastique classique : les lieux hantés avec « La maison du crime » (1953) ou « La maison enragée » (1953). Le dédoublement de personnalité avec « Thérèse » (1969), l'utilisation du vaudou et de l'envoûtement dans « Le pays de l'ombre » (1960), ou la femme vampire avec « La robe de soie blanche » (1951). Sans oublier le cauchemar au titre lovecraftien de « L'horreur rampante » (1959). Mais le traitement original qu'il donne à ces thèmes classiques les transmute, de clichés en machines à épouvante, par leur insertion dans le réalisme du quotidien étasunien de l'époque. D'où la nécessité de prendre des personnages dans leur banalité, dans des situations classiques, où l'on ne s 'attendrait pas que de l'horreur en survienne. On trouve aussi des textes où l'horreur relève de la mise au jour d'une barbarie sous-jacente à la « civilisation » rurale, avec « Les enfants de Noah » (1957). Un automobiliste dépasse la vitesse autorisée dans un coin perdu, il se retrouve emprisonné et réduit à servir de cochon à rôtir, dans un festin villageois. Mais c'est sans doute dans l'invention de situations, où des objets modernes objets (téléphone, bouton, avion, bureau etc) prennent une place dérangeante, que Matheson excelle, pour nous affronter au visage terrifiant de la « modernité ». Par exemple voir la télévision devenir la tanière d'un animal qui viendrait dévorer les spectateurs dans « Derrière l'écran » (1951) est déjà horrible, mais le narrer dans le cadre d'un interrogatoire de l'enfant survivant, c'est de l'horreur pure. D'autant que le bruit du retour de la machine à écrire du policier qui prend les informations, fait penser à la déglutition des êtres surgis du poste. Autre situation improbable et terrifiante, qui touche à l'angoisse, c'est de se demander si l'on est vraiment soi . Découvrir que l'on est un personnage dans un roman, alors qu'on garde sa conscience d'être humain, contraint à une angoisse existentielle in « Je suis là à attendre » 5 (1983). Ou encore voir comment le vœu de voir sa vie simplifiée va être pris au mot dans « Escamotage » (1953). Il manque même la dernière lettre du dernier mot écrit sur un manuscrit abandonné à la terrasse d'un caf. Il y aurait encore beaucoup à montrer sur les effets de fantastique d'horreur froide chez Matheson, en particulier ce qui touche à l'image de l'enfant dans ses relations avec les parents, et ceci dès la première nouvelle publiée.
Matheson et la science-fiction. Matheson ne dédaigne pourtant pas d'aborder des thèmes de SF, surtout à ses débuts, puisque c'est un genre qui alors a du succès. Mais, là encore, tout est dans le traitement. La présence des ET ainsi que leurs tentatives d'invasion peuvent passer par l'ensemencement des femmes d'un village comme dans Les coucous de Midwitch de John Wyndham (1959). Mais avec « Intrusion » (1953) c'est dans le cadre resserré d'un drame conjugal, à propos de la supposée infidélité de la femme, que Matheson situe un ensemencement, et l'intensité qui en résulte est bien plus grande. Dans « Les captateurs » (1954) l'invasion est accomplie, tous les ET ou presque ont pris des formes humaines, comme dans « Le père truqué » de Philip K.Dick (1954) ou L'invasion des profanateurs (1955) de Jack Finney. Mais ici le thème est traité sur le mode du processus banal et les ET utilisent pour réussir cette invasion, des contes, comme Boucle d'Or. Quant à « Deux ex machina » (1963), cette nouvelle annonce le récit dickien de « La fourmi électronique » (1969) . Ici un individu se révèle à ses propres yeux comme un androïde — au lieu de sang, de la graisse coule de ses artères. Le problème est qu'il est le seul à voir cette graisse au lieu du sang, ce qui implique un traitement du thème SF dans une tonalité fantastique. Tous les thèmes de SF ne sont pas tous à placer sur le plan de la tragédie comme avec « Le test, l'examen » (1954) ou « Danse macabre » (1954). L'humour aussi y a sa place. « Miss poussière d'étoiles » (1955) nous montre à quel point on se met dans les ennuis quand les ET de diverses formes veulent participer à un concours de beauté « galactique ». De même, il vaut mieux ne pas à répondre à de petites annonces vénusiennes comme dans « Un jour une petite annonce » (1952), pas plus qu'il ne faut sans prudence matérialiser ses souhaits. Exemple dans « Erreur de tir » (1984 ; écrit en 1960) où le héros rêve de Marilyn, il la fait survenir par la puissance de sa pensée, mais elle surgit au mauvais endroit, au mauvais moment, dans la chambre où se trouve son épouse acariâtre. Une étude systématique ferait apparaître une fascination pour les thèmes de SF liés à l'enfant, qui, depuis le premier texte publié, se décline sur le modèle de la monstruosité psychologique. Voyons à quoi on réduit l'enfant avec « Lazare 2 » (1953), où une mère oblige le père savant à régénérer son fils mort, or il ne peut le faire que dans le corps d'un robot métallique. Le nouveau Lazare hait alors sa mère. Ou encore l'étonnant « Sans paroles » (1962), encore une expérience sur un enfant que l' on l'élève sans lui parler, en l'obligeant à ne pas parler, afin qu'il développe des dons pour la télépathie. On retrouve là un autre aspect obsessionnel de la manipulation de l'enfance par les adultes, et de la manipulation tout court comme on la subit dans la paranoïa. Ajoutons que la forme courte de la nouvelle semble porter ces situations au paroxysme qui fait écho au premier texte publié, ce « Journal d'un monstre » qui lui a assuré une grande et méritée renommée.
Conclusion Les nouvelles de Matheson constituent un monde secret, où les thèmes de la science-fiction et du fantastique de son époque sont revisités et réinterprétés, dans des tonalités originales, modernes. Elles nous font partager des angoisses qui tiennent pour une grande part à des contextes personnels, parfois assumées par l'humour, parfois revécues sur le mode du terrifiant. Et ces thèmes sont traités en référence indirecte à l'atmosphère d'une époque : les Etats-Unis de la décennie 1950-1960, où la peur de la guerre atomique intensifiait, quand elle ne les créait pas, les comportements et les pensées paranoïaques. Matheson a su donner à ces angoisses des traits singuliers qui vont bien au-delà de leur époque de référence et de son contexte.
Notes : 1. Il publiera cependant deux nouvelle dans ce pulp en 1954 : « La maison du crime » ( « Slaughter house ») et « Paille humide » (« Wet Straw ») 2. Richard Matheson, « Ce que je crois » in Daniel Riche (ed) Le livre d'or de Richard Matheson. Presses Pocket. 1980 ; p.328 3. Le contenu de ces 5 tomes a été repris en trois tomes chez J'ai Lu en 2003, ils sont précédés et suivis de préfaces et de postfaces intéressantes. 4. Richard Matheson « Au lecteur » in Nouvelles tome 3, Flammarion, j'ai lu, 2003 p526-536 5. Cette situation sera utilisée sur un plan romanesque par Jeffrey Fforde dans L'affaire Jane Eyre
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