Solaris, planète d'Alpha du Verseau, est tout entière recouverte par un océan vivant, une "soupe colloïdale" qui parfois modèle à la surface d'étranges structures, parfois aussi matérialise des objets, et même des simulacres d'êtres humains ; mais, pour les savants qui l'étudient depuis des siècles, le mystère de l'océan pensant, qui est peut-être un dieu dans l'enfance, restera à jamais inaccessible (Solaris, Présence du Futur, 1961). Régis III, une planète de la constellation de la Lyre, est colonisée par des nuages de cristaux métalliques qui effacent la mémoire des hommes en polarisant leur cerveau ; il s'agit en réalité de robots homéostatiques (qui s'adaptent à l'environnement) créés par une race non-humaine depuis longtemps disparue ; et l'équipage du croiseur d'exploration L'Invincible devra quitter Régis III sans espoir de jamais pouvoir communiquer avec cette "nécrosphère". (L'invincible, Presses Pocket, 1964). Est-ce là de la hard science ? Sans doute en un certain sens, au service de space operas particulièrement sophistiqués et déroutants, mais, plus encore, la SF de Lem (qui fut résistant, mécanicien, fit après guerre des études de médecine, et que Roger Bozzetto, dans une étude publiée dans Fiction n' 296, intègre dans un "renouveau post-stalinien de l'imagination scientifique") est une interrogation magistrale sur la place de l'homme dans l'univers (elle n'est nulle part) et sur les possibilités de contacts avec d'autres intelligences (dont est tellement friande la SF américaine), et qui sont inexistantes car "où il n'y a pas d'hommes, il ne peut y avoir de motifs accessibles à l'homme" (Solaris).
On voit que Lem est un pessimiste, un anti-utopiste, ce qui est étonnant et remarquable venant d'un écrivain oeuvrant dans une succursale du réalisme socialiste, où l'on aime les héros positifs et où le "rouge soleil de la science" se lève chaque matin. En réalité, Lem n'a pas écrit que des spaces operas. Son oeuvre au contraire est triple, la seconde de ses facettes en étant à l'exact opposé, et constituée de fables et autres récits drolatiques qui semblent issus du croisement contre nature de Kafka et de Robert Sheckley. Ainsi des Mémoires d'Ijon Tichy (Dimensions, 1966), où Lem se moque joyeusement des savants, plutôt sérieusement quand il dénonce la prolifération des ordures humaines à travers la galaxie, moins sérieusement quant il met en scène une clinique psychiatrique pour robots névrosés. C'est cette facette qui prédomine dans l'oeuvre de l'âge mûr de Lem, et c'est un peu dommage car il lui arrive de s'y perdre dans des vaticinations obscures et pesantes...
La troisième tendance se trouve à l'intersection de ces deux lignes, dans des romans anti-utopiques se déroulant sur notre planète, parfois satiriques, comme Le congrès de futurologie (J'ai Lu, 1968), récit très dickien sur une terre de la déglingue où vivent "69 milliards d'hommes et sans doute encore 26 milliards d'habitants clandestins" (il est à signaler que Lem, qui dans son oeuvre critique a souvent la dent dure pour ses confrères américains, place Dick parmi les rares auteurs de talent), parfois sérieux, comme Retour des étoiles (Présence du Futur, 1961) où des cosmonautes, après un voyage de 127 ans dans un espace qui n'a pas livré ses secrets, reviennent sur une Terre qui ne les attend plus et qu'ils ne comprennent pas.
Il y aurait naturellement encore beaucoup à dire sur Lem, que Pierre Versins considère comme "l'un des plus grands auteurs vivants de SF", et dont l'oeuvre n'est facile ni de compréhension, ni d'accès (ses ouvrages ont été traduits dans le plus complet désordre, parfois d'après des versions anglaises, et nombre d'entre eux nous sont encore inconnus). Sa lecture est en tout cas une expérience qui ne ressemble à aucune autre, en somme une justification éclatante de la spécificité de la S-F.
Lecture
- La voix du maître (Présence du Futur, 1968).
- Les voyages électriques d'Ijon Tichy (Présence du Futur, 1976).
- Le rhume (Presses Pocket, 1976).
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