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Linguistique

George W. BARLOW

Le Monde de la Science-fiction. M.A. éditions, 1987

          Par nature, la science-fiction est grande créatrice de mots : par affixation (Francis Carsac remplace les dollars par des « stellars », « planars » et « satellars », et c'est Asimov qui a donné « robotique » au dictionnaire), par analogie (« complanétriote » chez Maurice Limat), par télescopage (« transparois » du Lieutenant Kijé, « énervants » — vents d'énergie — de Daniel Drode, « cosmatelots » de Limat, « aéroulottes » de van Vogt traduit par Boris Vian, « payvoides » — pays en voie de développement — de Philippe Curval, « assassaules » dans Le Monde vert de Brian Aldiss, « psychronautes » de Michel Jeury), sans parler de mots totalement neufs qui se déguisent en autochtones (« almiges », « grouges », « beltes », « almiers » dans Le Ressac de l'espace de Curval — J'ai Lu, 1962) ou affichent leur exotisme (« Xqiliq », « Kzlem », chez Carsac). Cela permet soit d'offrir un dépaysement (par exemple, l'extraordinaire grouillement de plantes dont les noms insolites évoquent les formes splendides ou grotesques, admirables ou redoutables, dans Les Dieux verts de Nathalie Henneberg, Le Masque, 1961) soit de mimer la science par une terminologie plausible, parfois avec outrecuidance (« hyperespace », « antigravité », « phonon »), parfois avec humour (« je sais de quel côté un atome est électronifié », dit Asimov dans Espace vital).
          Certains auteurs poussent la conscience professionnelle jusqu'à doter leurs civilisations lointaines ou futures d'un système linguistique fort complet, soit pour rendre plus convaincante leur création, comme Lyon Sprague de Camp dans La couronne de lumière, (Rayon Fantastique, Rogue queen, 1951), soit pour montrer qu'il existe entre une société et sa langue des rapports étroits d'influence réciproque : Orwell l'a magistralement prouvé dans 1984 avec la « novlangue », délibérément appauvrie pour empêcher les pensées subversives d'être seulement conçues, Anthony Burgess et Nathalie Henneberg l'ont pittoresquement illustré, celle-ci dans La Plaie (Rayon Fantastique, 1964) avec le langage à la fois mutilé et expressif des « bezprisorniés » celui-là dans L'Orange mécanique avec l'argot à base de contaminations entre l'anglais et le russe de ses « drougs » (par exemple, « bon » ou « bien », c'est « horrorshow », à cause de « khorochô », mais aussi parce que, pour ces jeunes brutes, rien ne vaut un spectacle d'horreur).
          Que chaque langue soit ainsi pour la vérité un miroir déformant, Van Vogt l'a bien compris, qui dans Le Monde des non-A et Les joueurs du non-A, applique la sémantique générale de Korzybski : « La carte n'est pas le pays, le mot n'est pas la chose elle-même ». D'autres vont plus loin en prenant le langage pour sujet même de leur oeuvre, tel Jack Vance dans Les Langages de Pao : pour que les Paonais puissent se défendre contre leurs voisins intellectuels, mercantiles ou belliqueux, on crée parmi eux des collectivités de vaillants, de technicants et de cogitants ayant chacune leur langue, apte par sa syntaxe, sa sémantique et même sa prononciation à développer les qualités voulues... Mais on aura ainsi transformé délibérément Pao en une nouvelle Babel ! Un grand roman de Samuel Delany fait référence à ce mythe biblique : Babel 17 dont l'idée centrale est que « quand on apprend une langue étrangère, on découvre la manière personnelle dont les êtres qui l'utilisent voient le monde » : la poétesse Rydra Wong s'aperçoit que la plus grande arme des Envahisseurs est leur langue, si souple, si précise et si concise qu'elle « confère la maîtrise d'à peu près n'importe quelle situation » ; mais le Boucher, qui croit s'en servir, est asservi par les pièges sémantiques qu'elle renferme. L'Enchâssement d'Ian Watson creuse plus profond encore : dans un laboratoire où tout est de structure enchâssée (comme les poupées russes), on tente de donner à des enfants, par le truchement d'un ordinateur, un langage fondé sur l'enchâssement, et non plus la logique discursive, semblable à la langue sacrée qu'utilisent les Indiens Xemahoa sous l'influence d'une drogue ; la mort est au bout de l'expérience, car « le langage reflète notre conscience biologique du monde qui nous a produits ».
          Ainsi, la science-fiction, au lieu de se contenter de mettre quelques ficelles linguistiques au service de fins essentiellement récréatives, peut se mettre au service de la linguistique pour en illustrer les découvertes et les faire connaître à un public plus vaste, voire pour en confronter les hypothèses avec de grandes conceptions de l'homme, de la société et de l'univers.

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