« Il y a beaucoup de choses difficiles à comprendre dans la vie, et certaines encore plus compliquées à exprimer avec des mots. » (p.172)
Bràs est un joyeux étudiant qui cherche l'amour ; Bràs est un vieil écrivain qui attend sereinement la mort ; Bràs est un journaliste débutant qu'on a collé aux déprimantes notices nécrologiques... Bràs est un enfant insouciant qui joue au cerf-volant, un père aimant mais trop souvent absent, un ami fidèle capable d'accompagner son camarade jusque dans sa déchéance, un fils parfois jaloux de son père... Bràs « est » tout cela à la fois, c'est à dire un homme ordinaire aux différents âges d'une longue vie qui aurait pu s'interrompre à tout moment, de mille manières différentes, ce qui aurait donné à son parcours une couleur différente, une « valeur » différente... Mais comment apprécier la « valeur » d'une vie ?
A la lecture de ce résumé, vous aurez compris que ce comics venu du Brésil navigue loin des figures super-héroïques et même des genres de l'Imaginaire les mieux caractérisés. Si le chapitre 2 flirte avec le fantastique en évoquant une légendaire « reine de la mer » et si un chapitre entier relève de l'onirisme, Daytripper doit surtout sa place sur nooSFere à une astuce narrative qui place cet ouvrage parmi les « transfictions » chères à Francis Berthelot. Chaque chapitre, placé selon un ordre non chronologique, s'achève par le décès de Bràs et par une courte notice nécrologique, en forme de dérisoire bilan. Ainsi, ces morts successives et contradictoires apportent au récit une touche d'irrationnel qui nous invite d'autant plus à évoquer le réalisme magique que les auteurs, frères jumeaux, sont d'origine latino-américaine. Pour autant, l'intérêt profond de l'œuvre réside avant tout dans cette méditation sur l'omniprésence de la mort, qui sous-tend toute vie. D'espoirs en désillusions, le destin de Bràs n'a rien d'extraordinaire, rien de particulièrement tragique avant chacune de ses morts, en tout cas rien de plus que pour vous ou moi. Mais grâce à une épatante justesse, sans aucun pathos, les auteurs parviennent à nous captiver dans chacune de ces tranches de vie qui se succèdent avec grâce. Ils font ainsi mentir, de manière éclatante, le dicton qui veut que les gens heureux n'ont pas d'histoire. La finesse de cette narration en forme de mosaïque nous fait nous attacher profondément au personnage central, dont les doutes et les problèmes ne peuvent que faire écho aux nôtres. Curieusement, la morale finale (« Quand tu accepteras qu'un jour, tu mourras... tu profiteras vraiment de la vie ») se montre inutilement pompeuse et appuyée, au contraire de tout ce qui précède. Mais peut-être est-ce parce que le Bràs-vieillard a besoin de s'asséner cette « sagesse » ultime pour vivre sereinement ses derniers instants ?
A première vue, le dessin apparait simple, mais une fois plongé dans le récit, la subtilité des détails saute aux yeux. Son efficacité narrative nous happe par surprise et ne nous lâche plus, grâce notamment à une parfaite lisibilité, mais aussi à la retenue des effets graphiques qui résonne en harmonie avec la force et la pudeur des sentiments.
Pour moi, Daytripper restera comme un chef d'œuvre, un de ceux qui pourra vous accompagner dans votre parcours, que vous relirez à intervalles réguliers en y trouvant de nouvelles résonnances, sur lequel vous aimerez méditer en vous interrogeant sur le chemin que vous avez parcouru jusqu'ici. Un ouvrage essentiel, en toute simplicité.
Pascal Patoz nooSFere 10/01/2013
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