Page 4 sur 4. Revenir page 3
Même après des années de silence, Stefan Wul demeure reconnu comme le meilleur écrivain français de space opera. Pourquoi ? L'écrivain Jean-Pierre Andrevon, inconditionnel de l'auteur, écrit en 1973 dans ce qui reste la meilleure étude consacrée à son œuvre : « Notre SF nationale nage le plus souvent dans le métaphorique, la satire, le politique, la poésie... quand elle ne s'y noie pas. C'est une SF introvertie, intellectualisée. Il lui manque le plus souvent du vent dans les voiles et de la boue aux semelles. Wul, lui, est un écrivain physique. Il ne veut pas démontrer mais nous faire ressentir — nous faire vivre. » (Denis Philippe, pseudo. de J.-P. Andrevon : « Stefan Wul ou la grandeur de l'évidence », Fiction n°229, 1973.)
Ce qui n'est que description chez n'importe quel auteur de space opera, devient fresque animée. Wul tire l'harmonie de sa prose de pures sensations. Sous son stylo, le bruit devient musique car il s'avoue plus volontiers musicien que poète. « Le livret d'opéra, je m'en fiche éperdument ; ce qui m'intéresse, ce sont les cymbales, une ambiance, voilà, un climat... » (Galaxie n°80).
Aussi est-il tout naturel que Gérard Klein, pour inaugurer sa collection “Ailleurs & Demain : classiques”, désire rééditer son œuvre. Un volume regroupant trois de ses romans paraît en 1970, flanqué d'une préface qui définit Wul, avant tout, comme un « visionnaire. Il est capable de décrire avec un sens extraordinaire du concret des paysages étranges. Le réalisme de ses visions vient de leur cohérence. Il ne se contente pas comme tant d'autres de badigeonner de couleurs inhabituelles des panoramas somme toute banals. Il réussit à suggérer des géologies et des écologies étrangères à notre planète. Plutôt que des tableaux, il propose des structures que l'on est tenté de considérer comme fonctionnelles. » (G. Klein : préface à Stefan Wul -Œuvres *, Laffont)
Quand on se penche sur l'histoire littéraire du vingtième siècle, on s'aperçoit que la plupart des écrivains “sérieux”, qu'il s'agisse de Gide ou de Mauriac, ne sont plus lus en dehors de l'école, alors qu'on dévore toujours Arsène Lupin. Il en va de même pour la science-fiction. Ces dernières années, le rythme des rééditions des ouvrages de Stefan Wul s'est même amplifié. Toutes les grandes maisons d'édition, de Pocket à Denoèl, ont voulu insérer les trois lettes de son nom dans leur catalogue. Niourk reste la meilleure vente de l'auteur, avec près d'un demi-million d'exemplaires, chez Denoèl et surtout Folio Junior en 1987. Le roman a même été mis au programme scolaire. En ce qui concerne les traductions, seul Le Temple du passé a été traduit aux États-Unis (The Temple of the Past, 1973). Il faut savoir que ce pays reste par tradition fermé à la science-fiction étrangère, Angleterre exceptée. Les autres romans ont été largement traduits dans toute l'Europe.
Dix ans avant Noô, Wul affirmait déjà avoir le désir d'écrire une grande fresque. Mais c'est cinq ans plus tard que les premiers carnets de notes commencent à se remplir. Noô n'est pas publié tout de suite. Plusieurs éditeurs, comme Flammarion, renoncent à le publier, témoignant ainsi de la difficulté des œuvres d'esprit baroque à trouver la place qu'elles méritent, dans un milieu réfractaire à cette tendance et que l'imagination panique. Il n'est qu'à se souvenir des vingt-deux refus essuyés par Frank Herbert dans les années 60, avant l'acceptation de Dune... et l'on connaît le destin de ce livre hors du commun ! Finalement, Elisabeth Gille, directrice de la collection “Présence du Futur”, accepte le gros manuscrit. Le titre est trouvé sur le tard. Ce sera Noô, publié en 1977 en deux volumes.
1938. Perdu dans la jungle vénézuélienne où il est parti chercher ses parents dont l'avion s'est écrasé au cours d'une expédition, le jeune Brice est recueilli moribond par un homme du nom de Jouve Deméril. Sociologue exilé politique de Soror, planète appartenant à un système nommé Hélios, il n'est resté sur Terre que le temps de sauver le garçon. À la suite d'un voyage spatial qui a duré vingt ans en hibernation, ils sont arrivés tous deux sur Soror. La guerre fait rage, et les forces en présence veulent récupérer Jouve à leur profit. Brice, en spectateur détaché, suit ce père adoptif dans sa fuite à travers le continent aux couleurs surréalistes, accumulant les aventures.
Qu'est-ce que Noô ? À la première lecture, une série de « planètes folles... portant chacune leur charge de continents chamarrés, de gisements psychiques, de faunes étranges, d'oiseaux savants, d'humanités carnavalesques et de capitales aux architectonies hagardes et démentielles... » (Noô). Cette épopée flamboyante et picaresque à travers deux planètes d'une richesse inépuisable, Soror et Candida, où l'on a l'impression qu'à chaque ligne un monde se crée, illustre le haut degré créatif et l'humanisme enthousiaste qui sont la marque de l'œuvre de l'auteur. Noô signe non seulement un retour à la science-fiction, mais aussi au space opera.
Il y a quelque chose, dans ses romans parus chez Fleuve Noir, qui les rend si digestes aux jeunes estomacs comme aux plus endurcis. Avec Noô, son art a gagné en profondeur, en sensibilité. Le roman est unique à beaucoup d'égards dans l'œuvre de l'auteur : la longueur exceptionnelle et la complexité de la structure, la narration à la première personne, les références littéraires, poétiques et picturales (Rimbaud, Nerval, Flaubert... en passant par les dessinateurs Forest et Mézières !), le foisonnement des néologismes qui ne sont que la face émergée d'un iceberg de prouesses stylistiques. Wul, qui a mis cinq ans à l'écrire, y développe des systèmes (au sens informatique du terme) organisés autour d'éléments constitutifs du décor : les mycoses respiratoires, le noôzôme dont l'abréviation donne son nom au roman — en relation les uns avec les autres, se nourrissant les uns des autres. Noô est enfin une somme de réflexions sociales et politiques qui prennent parfois le pas sur l'aventure mais qui jamais ne lassent. Pour sa dernière œuvre de SF, Stefan Wul nous offre le seul livre-univers français vraiment crédible avec La Compagnie des glaces — mais infiniment plus riche. Avouons d'enthousiasme : Noô vous enrobera, vous manipulera, vous encerclera d'images, et vous serez étourdi jusqu'au vertige. Voilà un livre d'une vitalité surhumaine, qui donne la mesure du talent de Stefan Wul : une poésie tournée vers l'allégresse, un trait subtil et ironique, un imaginaire scintillant qui embrase l'esprit en n'épargnant aucun sens. Noô est un arbre fabuleux chargé de fruits pulpeux, tous différents les uns des autres, où chaque branche part en apparence dans une direction propre. Un arbre fractal en perpétuelle dissociation. C'est un chant baroque ornementé à l'excès, où l'artifice s'élève au rang d'art. Bref : un monument de la science-fiction moderne. Comme beaucoup de monuments, il a mis quelques années à s'imposer, à cause — c'est un comble — de la notoriété de la production passée de Wul, dont il est apparu trop différent pour ne pas déconcerter. Mais comme tout monument, il a ses défenseurs acharnés.
Une clé de lecture est-elle nécessaire ? S'il y en a une, elle tient dans le mot plaisir. Pas de ces plaisirs maigres, grêles comme des menuets ; plutôt de plaisirs opulents que l'on éprouve dans les opéras fastueux. Noô est un festin gargantuesque, un véritable opéra de l'espace. Un vertige concentré d'images. S'il fallait résumer Noô, il faudrait dire : l'histoire d'une overdose d'imagination.
L'imagination règne, mais n'écrase pas la réflexion. L'utilisation de notions cybernétiques telle la comparaison du corps social avec des servomécanismes, l'analogie biologique de la cité vue comme un superorganisme se rencontrent dans le discours de Jouve Deméril sur le jeu nécessaire dans les engrenages sociaux, et la description de Grand'Croix... Wul s'inscrit dans la biophilosophie des années 70, inspirée par les découvertes dans le domaine du vivant et la redéfinition informatique du monde qui en a résulté, philosophie que l'on retrouve chez Monod, Laborit ou Ruffié. Mais son humanisme lui permet de ne pas céder à la tentation de la dictature de l'environnement, à laquelle succomberont des auteurs tels Frank Herbert ou Brian Aldiss.
Première clé, bien visible celle-là, le double signe sous lequel les deux citations d'exergue — indissociables — placent le roman : la poésie et la spéculation scientifique comme pensée du monde. Noô surtout témoigne du goût encyclopédique de l'auteur pour le “gai savoir”. Détaillons ces citations :
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron,
ver tiré du sonnet de Nerval, « El Desdichado ». L'Achéron est le fleuve que l'on traverse pour aller aux enfers, mais Nerval y décrit également la seconde opération alchimique. C'est le lieu symbolique de la fusion, que l'on retrouve dans le roman sous plusieurs aspects : métissage des races et des règnes, synergie des religions, des doctrines politiques et des sciences... L'Achéron de Wul, c'est l'Orénoque, c'est l'Amazone ;
Il est tentant, pour un biologiste, de comparer l'évolution des idées à celle de la biosphère,
phrase tirée de Le Hasard et la nécessité de Jacques Monod, sur la sélection des idées. L'auteur expérimente les idées comme il expérimente la vie. Il les compare, parfois forme des monstres... N'hésite pas à user d'un vocabulaire spécialisé quand l'image l'ordonne, en particulier du registre médical, auquel son métier (« la dentisterie », comme il affecte de le qualifier) l'a accoutumé.
L'autre clé principale se trouve dans le style adopté par l'auteur, une écriture-vitrail qui vient en contrepoint de son style antérieur, dont l'efficacité était proportionnelle à la discrétion. Noô est-il un roman d'espionnage et d'aventures exotiques, un immense poème en prose flirtant avec le surréalisme, une quête initiatique ou bien un roman (ne riez pas) réaliste, en ce qu'il a vocation de rendre la densité de la vie ? Tout cela à la fois, et plus encore. Mais si le réalisme s'attache au quotidien, l'auteur se complaît dans l'extraordinaire. « Tout le monde ne peut pas avoir un destin de grisaille », résume Wul par la voix de Brice. Noô est une somme d'années d'écriture(s), de genres et d'idées mêlés. Il est essentiellement impur, car la nature a le pur, comme le vide, en horreur.
À la diversité des méthodes narratives fait écho la variété des tons. Le ton neutre du simple récit alterne avec le tragique, l'ironie, la tendresse, les accents picaresques. Le style est tour à tour didactique, comique, exalté, pathétique, la création verbale s'immisce partout. La variété stylistique est à mettre sur le même plan que les autres techniques baroques : elle donne un mouvement organique au texte et symbolise la variété chaotique du monde, ses perpétuelles mutations. L'auteur ne semble pas lésiner sur les adjectifs, s'accommode des adverbes (peu à la mode à une époque où le style plat prédominait), les couleurs, les notations sensorielles détaillées et synesthésiques — tout cela faisant la “chair” du roman. « Noô réalise un très ancien projet personnel : celui d'une vaste promenade romanesque donnant l'impression de la vie même, dans sa foisonnante totalité, mais transposée dans un autre univers qui donnerait champ libre à toutes les démesures de l'imagination. La technique “unanimiste” (...) m'ayant toujours semblé artificielle, de même que les acrobatiques découpages et encarts à la Le Clézio, j'ai préféré laisser courir une action linéaire permettant une foule d'échappées diapositives sans que le flux général en soit perturbé. » (fanzine Fantascienza n°1, 1980)
L'histoire, pour Stefan Wul, n'est qu'un squelette. « Voyez la nature : dans le fœtus, c'est la chair qui préexiste et sécrète peu à peu le cartilage avant de former le squelette. De même, une promenade gratuite et sans but particulier en décor fantastique, fût-elle une promenade mentale et manuscrite, doit peu à peu sécréter son “squelette”, je veux dire l'intrigue qui va la faire tenir debout. »
La qualité se conjugue à la quantité pour former un roman plantureux, roman omnivore sinon “total”. « Le roman est un fourre-tout d'idées politiques, sociologiques, métaphysiques... L'arlequin est un plat cuisiné dans lequel on met d'anciens restes : voilà Noô. »
La complexité exubérante des formes de l'imaginaire passe d'ordinaire pour superficielle, chez l'Européen cultivé. Noô passera donc à ses yeux pour superficiel, décoratif. Ce pauvre esprit formé à la vision classique, ne pourra voir autre chose dans Noô que désordre, irrégularités du récit, tantôt flamboyant, tantôt cursif, et inachèvement. Il ne verra pas que Noô, œuvre baroque réussie, a ses propres lois et est, à sa manière, organisée et parachevée. Il ne se doutera pas que derrière le style se cache une façon d'accommoder, de savourer le monde. À ce titre, l'invention de Jouve, le pansynergopte, donne autant à voir qu'à penser : une simulation mécanique du monde, qui représente par l'image, mieux qu'un discours, la pensée du politologue. Parmi les images fortes, on se souviendra du bateau des lépreux-gruyère à la fin du premier tome, d'un vieil arbre-éléphant meurtri par les barbelés, des immeubles tels d'immenses flûtes de pan, du “bain d'espace” de Brice... mais il faudrait tout citer.
Stefan Wul : Œuvres complètes 2 rassemble Transes 28 poèmes, Feuilles éparses (15 poèmes), et Autres poèmes de circonstance (17 poèmes), dont le titre indique clairement un tout autre projet, et donc un tout autre climat littéraire... et Wul semble avoir hésité à nous révéler ces exercices, parfois de haute école, mais qui n'ont plus rien à voir avec la SF. Il s'est tâté plus encore avant de nous donner la Vercingétorigolade, épopée burlesque publiée en 1972 à compte d'auteur — et sous son vrai nom de Pierre Pairault — , dont il rêvait depuis l'adolescence, et qu'il considère comme « une œuvre de jeunesse écrite à cinquante ans ». Elle « a été rédigée au-dehors, en équilibre sur le volant de ma 2 CV qui me servait de pupitre, pendant que les maçons et les menuisiers remettaient en état mon rez-de-chaussée, ravagé par un incendie. » Bien entendu, on cherchera en vain trace de science-fiction dans ce pan d'Histoire revisitée... Est-ce si sûr ? Le portrait du nain Orifix, dans les dernières strophes du prélude, n'aurait pas déparé un bestiaire extraterrestre... Nous découvrons ici un curieux personnage qui, jetant au loin le masque de Wul auquel il nous avait habitués, se révèle un Pairault, à l'inspiration burlesque et néanmoins classique, dans une tradition fantaisiste qui, depuis le XVIe siècle, a toujours aéré notre littérature.
J'imagine son détachement lavé de toute stratégie commerciale : haussement d'épaule et alea jacta est ! Tantôt visionnaire hanté par le futur, tantôt bon vivant solidement ancré dans sa Gaule natale, Wul Pairault ne nous cache plus rien de ses diversités.
*
* *
En maints articles, la trajectoire de Stefan Wul dans le milieu de la science-fiction a été comparée à celle d'une comète. Aussi Stefan Wul pourrait-il faire sien le parti de Serge Brussolo d'être avant tout « ...un fabricant de cartouches pour fusil à rêver, un artificier de l'imaginaire » (Phénix n°24, 1990, p. 220).
Son succès tient peut-être à sa vision où prime l'organisation des images, le récit ne venant qu'en second. Ce que le lecteur perçoit, c'est un livre ressenti plutôt que pensé. Les romans de Wul ne sont pas les supports d'une thèse idéologique, politique ou morale. Ils sont la transcription en action d'une vision esthétique. Derrière l'apparente absence d'idéologie (le mot doit ici être pris dans son sens commun) se dissimule une idéologie épicurienne de la nature, car la poésie wulienne est avant tout une poésie des sens. Wul a certes la vision d'un monde qui forme un tout cohérent, mais cette unité ne porte pas préjudice à ses parties. L'homme y a un rôle à jouer. Ce rôle ne vise pas à modifier le réel, ou à lui donner une interprétation morale, mais à le poétiser. Car si l'on trouve de la poésie dans le ton, les dérives oniriques, les images, on la trouve surtout, non voulue mais inspirée, constituant la source même de l'œuvre, dans sa métaphysique.
Il n'y a qu'une façon de partager cette philosophie. Elle se résume d'une expression : le simple plaisir de lecture.
|