À mon père.
« L'homme qui contemple les étoiles est semblable à Dieu. »
Ludwig Feuerbach
Prologue : Le pouvoir des livres.
Les images. Plus le temps passe, plus la télévision, instrument privilégié de filtrage de la réalité, en vient à mériter son surnom d'étrange lucarne. Elle agite sous nos yeux un foisonnement coloré d'images qui finissent par s'imposer d'elles-mêmes au mépris de tout sens.
Par quelle obscure magie y parviennent-elles ? Si elles constituaient un discours, la chose serait compréhensible ; mais même leur logique interne est relative, et souvent inexistante. L'attrait de la nouveauté est sans doute supérieur à celui du sens, ou bien peut-être savons-nous à l'avance que nous parviendrons à trouver un sens aux images, quelles qu'elles soient, par l'abus d'un mécanisme projectif commun à toute conscience humaine — voire non-humaine. Mécanisme dont le rôle serait de nous amener à la compréhension, et qui se révèle finalement l'instrument de notre perte — ou du moins celui du déséquilibre qui conduit à la chute. Et si la chute est agréable, le filet n'est pas fourni.
Ces images sont des objets neufs, toujours irrésistiblement séduisants ; qui pourrait ne pas les apprécier, désirer qu'un jour ce flot s'interrompe ? Qui voudrait aller voir par lui-même à quoi ressemble le réel, au risque de perdre à jamais sa tranquillité d'esprit ?
Le mur chatoyant de la réalité-sous-contrôle ne peut nous lasser. Notre capacité d'absorption se développe plus vite que ne naissent les images et le seuil de saturation, s'il est toujours proche, n'est jamais atteint. On ne s'ennuie jamais. Mais on frôle l'ennui en permanence. C'est le pouvoir de ces nouveaux murs que nous offrent la société : ils se décorent de spectacles inédits, et ces décors donnent une troublante illusion de profondeur. Ils font de nous des voyageurs immobiles — et ces voyages sont organisés. Car l'essentiel est là : il ne faut pas que nous franchissions le mur. Quel meilleur moyen pour y parvenir que de nous procurer, par le miracle des technologies nouvelles, l'illusion jouissive de sa traversée ?
Mais un sursaut de colère brise ma léthargie. Je saisis à deux mains ma hache favorite et l'abats avec sauvagerie sur l'écran scintillant. Une explosion assourdissante retentit. Je recule, effaré, les mains, les bras criblés d'éclats de verre, tandis que la carcasse éventrée crachote ses postillons cancérigènes de plastique fondu. Le silence est surnaturel, inquiétant ; j'y suis peu habitué. Une fois la pièce aérée, j'approche à pas comptés du monstre réduit à l'impuissance, pose mes mains sur ses flancs et les écarte pour mettre à nu ses entrailles fumantes. La créature ne survivait que pour cet instant : dans un spasme, elle me projette au visage un petit carré noir et s'éteint, définitivement cette fois.
Portant les doigts à ma joue, j'en extrais en grognant le projectile. Il s'agit d'une plaque sombre, d'une légèreté extrême, large comme un ongle. J'ai beau la tourner en tous sens, je ne parviens pas à en déterminer la nature.
C'est en passant l'index sur sa surface que je découvre une chose troublante : l'objet est recouvert de minuscules zébrures, à la géométrie fascinante, qui évoquent tout d'abord une œuvre d'art robotique. Le monstre aurait-il des capacités créatives ? Essaye-t-il de communiquer ? Puis la vérité m'apparaît enfin : ce petit carré est un circuit imprimé, une puce.
Voluptueusement, j'écrase sous mon talon le cœur de mon ennemi, puis me laisse aller à la joie. Mais celle-ci semble tourner sur elle-même comme un ludion, prisonnière du silence vibrant de la pièce. Il lui manque un stimulus, un support sonore qui me permettrait de l'exalter plus librement. La chaîne hi-fi fera l'affaire. Elle est ultra-moderne, on peut la programmer et la reprogrammer sans fin. Miracle des technologies nouvelles !
Tels sont les nouveaux murs dressés autour de nous : ils nous bombardent de puces, et nos griffes atrophiées nous interdisent de nous gratter.
Pour qui lit de la Science-Fiction, les choses se présentent différemment.
NOS GRIFFES sont LES LIVRES
ET SURTOUT LES LIVRES DE SF
Et par lire je n'entends pas lire avec ce recul post-humain du critique, mais seulement lire au sens le plus authentique du terme, c'est à dire en étant totalement immergé dans le roman, immergé au point de sentir son cerveau se désagréger sous le feu dévorant d'une histoire si atrocement palpitante qu'elle en devient presque insupportable, en un mot, lire.
Le plus humble des lecteurs de S.-F. ne pourra se défendre d'une vague sensation de déjà-vu s'il va voir Smoking ou No Smoking d'Alain Resnais au cinéma (films qu'on ne saurait par ailleurs que conseiller, et qui nous promènent dans une série d'univers parallèles intimistes). Ce même lecteur ne pourra s'empêcher de ricaner devant un débat télévisé au cours duquel un Guillaume Durand jouera les Jack Barron au petit pied, ou de frémir en imaginant les suites possibles du dernier épisode des aventures de G.I. Joe contre Saddam H., ou de caresser l'envie de fonder sa propre secte parce que décidément ça a l'air facile à faire pour peu qu'on ait un minimum d'imagination. On pourrait multiplier ce genre d'exemples à l'infini.
Le lecteur de S.-F. est armé. Armé et dangereux.
Certains de ces lecteurs en sont conscients, d'autres moins, mais le fait est que lorsqu'on les cherche, on les trouve. D'où peut-être la sensation d'isolement existentiel dont souffrent certains lecteurs. Comment peuvent-ils se trouver si on ne les cherche pas ? Rassurez-vous, si on ne vous cherche pas, c'est qu'on a trop peur de vous trouver. Donc vous êtes.
Lire une histoire au premier degré n'est pas un défaut, et c'est sans doute même ce vers quoi l'auteur doit tendre en l'écrivant, car un bon premier degré doit contenir tous les autres et, si l'on peut dire, les exprimer subvocalement. Seuls les meilleurs auteurs y parviennent.
Et pourtant les livres de S.-F. sont des instruments révolutionnaires. Grâce à ce bon vieux principe de « suspension d'incrédulité » dont nous a suavement entretenu Sharon Stone entre deux coups de pic à glace, et parfois plus simplement grâce à la pure et simple vraisemblance, les livres s'adressent au cœur autant qu'à l'esprit. C'est là leur supériorité. La lecture, cette « grande forme en mouvement » dont nous parlait Sartre, nous fait non seulement connaître, mais surtout vivre et expérimenter ces réalités alternatives que nous offrent les écrivains de S.-F. Et c'est ce premier degré, cette immédiateté de la sensation qu'on ne trouve que dans l'expérience (et la lecture vivante en est une), qui pourra s'opposer efficacement aux images d'une réalité sous contrôle, une réalité de plus en plus eldritch ienne. Les livres, du moins les bons, opposent à ce réel sous contrôle une dialectique de la libération ; ils proposent des contre-modèles, voire parfois le chaos, un chaos bienheureux sur lequel chacun, affranchi des chaînes des dieux et des maîtres, serait libre de rebâtir son château en espace.
Tous les livres n'y parviennent pas, hélas. Dans une production de plus en plus commerciale, toutes littératures confondues d'ailleurs, rares sont les ouvrages susceptibles de générer la passion. Mais lorsqu'ils y parviennent... Cette passion dure, elle crée des désirs, et ce sont ces désirs, ces désirs fous et incontrôlables, qui nous font agir, qui nous poussent à transformer le monde à leur image, et par là même à menacer l'ordre établi.
Ces désirs sont nos griffes.
Il est un auteur parmi les grands qui a su enthousiasmer, fasciner des générations de lecteurs. La thématique du désir — ainsi d'ailleurs que les moyens littéraires de différer sa satisfaction ou d'y pourvoir — , cette thématique, il la possède à fond, et la lecture de ses bouquins est si captivante qu'on aimerait devenir amnésique pour pouvoir les relire à chaque fois avec le même plaisir incrédule.
Mais le propos de Philip José Farmer n'est pas seulement, encore qu'on s'en contenterait, une réflexion audacieuse et aventureuse sur désir et plaisir. La sexualité ne me semble pas être au centre de son œuvre, même si le sexe en est souvent, pardonnez-moi l'expression, le pivot. Le sexe renvoie à une thématique plus vaste : une thématique du pouvoir et du contre-pouvoir, de la religion, de l'éducation (ou plutôt d'une contre-éducation), de la frustration, du progrès au sens technologique comme au sens humain du mot, et enfin de la libération.
*
I — Les Dieux.
1 — De la nature des Dieux.
Philip José Farmer aime les dieux. Il les aime parce qu'ils sont des personnages complets. Mais complets en terme de potentialité seulement, et non parfaits. Ce jeu des potentialités génère une puissance formidable. De la même manière que les grandes différences de pression atmosphérique et de température créent les plus spectaculaires orages, cette différence de pression entre le potentiel des dieux farmeriens et l'actualisation de ce potentiel crée le moteur de l'action, ou du moins sa cause, l'effet étant l'action elle-même et surtout la réaction des protagonistes humains à cette initiative divine.
Les dieux de Farmer sont tous à l'origine, sinon des hommes, du moins des êtres pensants procédant d'une origine évolutionnaire comparable. Ces créatures, à la manière de l'homme, ont développé une technologie extraordinaire, à la puissance inconcevable pour nous autres pauvres entités carbone qui ne parvenons même pas à faire repousser nos membres.
Ces êtres, scientifiquement très évolués, ont quitté le domaine humain pour entrer de plain pied dans celui de l'hybris. Ils ne sont plus des hommes, tout ça c'est terminé pour eux. Ils s'autoproclament des dieux.
Cette attitude est assez compréhensible. Après tout ils correspondent en tout point à la définition habituelle d'un dieu : leur technologie les rend omniscients (quelques satellites d'observation font l'affaire), omniprésents (Ils peuvent fabriquer des anges — ou des bêtes — chargés de les représenter sur leur territoire), omnipotents (détruire un individu comme une planète ne leur pose aucune difficulté). Et s'ils n'ont pas de tout temps été, ils ne se sont pas moins rendus immortels (encore que le terme inventé par Alan Carrington convienne mieux : emortality, qui signifierait l'immunité au vieillissement mais pas aux blessures).
En bref nos dieux ne sont autres que des hommes scientifiquement auto-améliorés, des hommes dénaturés au sens que Vercors donnait à ses Animaux dénaturés qui n'étaient autre que les hommes.
Ces créatures correspondent à la définition habituelle d'un dieu en tout point, sauf un.
Si pour Pascal « L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux », la démarche farmerienne est inverse. Les dieux sont des hommes hissés vers le haut, mais qui emportent irrémédiablement avec eux, comme un attaché-case lié à leur poignet par des menottes dont ils auraient perdu la clé, le souvenir de leur humble passé : en l'occurrence leurs vieux défauts humains.
Le psychisme de ces dieux trop humains n'a pas suivi l'élan général ; l'être obtenu est déséquilibré.
Les dieux de Farmer sont tous, sans exception aucune, de dangereux psychotiques.
Dans le meilleur des cas, pétris d'une volonté morale mal placée, qu'ils qualifient d'éthique mais qui par bien des aspects ressemble à du paternalisme, c'est à dire du racisme, ces dieux se lancent dans d'ambitieux projets expérimentaux. Le Monde du fleuve en est un. Ses conséquences sont loin d'être aussi moralement édifiantes que les démiurges infatués se plaisaient à le croire. Et le résultat de cette expérience est humainement réducteur. L'homme est mis en observation comme une souris blanche dans une cage de verre, et passe de l'état de sujet à celui d'objet.
Dans la pire des hypothèses les dieux, possédés par une arrogance à leur démesure, traitent les hommes par le mépris. Une fois encore les hommes ne demanderaient pas mieux, à condition qu'on leur foute la paix. Ce qui n'est évidemment pas le cas.
Les hommes deviennent une fois de plus les objets des dieux, des jouets destinés à leur distraction, à leur plaisir. Et bien sûr, le résultat est à nouveau humainement réducteur.
2 — Des pouvoirs des Dieux (et ses limites).
Lorsqu'on examine les dieux au moment où ils commencent, à la manière traditionnelle des divinités grecques si appréciées de Farmer, à se mêler des affaires des hommes, on voit que leurs propres affaires ne vont pas si bien que pourraient le supposer les naïfs humains qui leur vouent un culte. Mais en remontant loin dans le temps jusqu'à la période faste du summum de leur puissance, on voit que leur pouvoir est quasiment illimité.
Ils créent des mondes à profusion, des mondes qui vont du simple à l'ultra-complexe, du paradisiaque au hideux, en somme des mondes en tout point conformes à leurs désirs, sans qu'aucun problème technique ne surgisse pour limiter leur délire démiurgique. Ces mondes, ils les peuplent de créatures qui elles aussi revêtent des apparences aussi diverses qu'on peut l'imaginer, avec parfois cependant une préférence nostalgique (qui n'est sans doute pas étrangère à leur chroniqueur humain) pour certains modèles de type mythologique (les centaures par exemple, ou la harpie Podarge, et des êtres hybrides tels qu'Ipsewas, un homme au faciès de gorille, ou les Gworls qui hélas pour eux ne ressemblent pas à grand-chose).
Ces mondes sont structurés d'une manière toujours originale. Wolff, au temps lointain où son nom était Jadawin, avait construit son monde à étages dont chaque niveau abritait une civilisation différente. Une ambiance proto-édénique sur le premier, un contexte médiéval fumeux dans un autre, un domaine amérindien où se côtoient indiens des plaines et centaures, dans un autre encore une jungle digne d'Edgar Rice Burroughs où Kickaha s'est facilement glissé dans la peau du personnage que l'on devine... On peut voir que les seules limites auxquelles sont confrontés les Seigneurs sont celles de leur propre imagination.
Comparativement au contexte des Faiseurs d'univers, le Monde du fleuve, quoique titanesque, est d'une sobriété qui frôle l'indigence. Un fleuve, qui serpente, serpente et serpente sur toute la surface de la planète, d'ailleurs banalement ronde, fleuve semblable à un Mississippi brobdingnagien. De chaque côté, une large rive herbeuse essaimée d'arbres métalliques, et au-delà des rives une chaîne de montagnes infranchissables. Et enfin, disposés à intervalles réguliers sur les berges du fleuve, les graals, distributeurs automatiques de nourriture et denrées diverses. Le décor est planté, c'est le cas de le dire puisque ses éléments sont quasiment inamovibles.
Une atmosphère très particulière donc, effarante dans son gigantisme et à ce titre outrageusement démiurgique, mais dépourvue de cette fantaisie plaisamment malsaine qui caractérise les mondes des Faiseurs d'univers. Et pour cause : on n'est pas là pour rigoler, il s'agit d'une expérience scientifique et éthique mortellement sérieuse.
Le thème du dieu qui crée un univers et y place des créatures à seule fin de les regarder s'ébattre est récurrent chez Farmer. Dans Le masque vide, l'un des plus grands space opera jamais écrits, à la fois aventure échevelée, supplice psychique et roman métaphysique, Farmer met en scène non seulement des humains mais des extraterrestres et divers types de créatures qui occupent tous les échelons intermédiaires entre l'homme et dieu. Le héros, Ramstan, est un musulman pétri de culture arabe, qui a rejeté sa religion sans être tout à fait athée. Commandant d'astronef solitaire et tourmenté, il vole, au cours de son périple suicidaire, un œuf couvert de microsculptures, outil de communication vénéré comme un dieu, dont la structure interne renferme des mondes et des consciences ; il fuit une machine de taille planétaire aux pouvoirs de destruction apocalyptiques ; puis il rencontre trois pseudo-femmes à l'impensable longévité (elles ont survécu à plusieurs big-bangs). Toutes ces créatures pourraient facilement jouer des rôles démiurgiques, voire divins, et le font parfois, mais la fuite de Ramstan l'amène à une révélation plus grande encore : dieu n'est autre que l'univers lui-même, un dieu nourrisson babillant dont il faut favoriser le développement pour échapper à la destruction.
Dans La Jungle nue, avant-dernier tome des Mémoires de Lord Grandrith, Farmer nous décrit la lutte d'un lord anglais bien connu contre les Neuf, un groupe de quasi-immortels d'origine humaine dont la domination s'étend sur le monde entier. L'existence de cette poignée de démiurges anonymes remonte à la préhistoire, et le prix des doses d'immortalité dont ils font bénéficier les humains qui les servent poussera une fois de plus quelques rebelles à lutter contre eux, à renverser leur règne dont les racines multimillénaires plongent autant dans le passé de l'humanité que dans son inconscient.
Dans un roman non-S.-F., Le tigre africain, on rencontre une fois de plus un démiurge fou, en la personne d'un milliardaire américain fan d'Edgar Rice Burroughs, qui tente de donner vie à son héros favori en livrant un enfant à la jungle, dans une vallée aux flancs infranchissables. Ce livre est l'un des plus beaux hommages à Tarzan, et l'un de ses mérites est de pallier rationnellement les invraisemblances de l'œuvre originale tout en donnant naissance à un personnage hautement intéressant. Ras Tyger est un être à la fois sur — et sub-humain, autant que son modèle quoi que d'une manière assez différente, farmerienne pour tout dire. Le milliardaire américain observe la croissance et l'évolution de l'adolescent du haut d'une tour noire (une de plus) plantée au milieu d'un lac au centre de la vallée, et il protège efficacement le territoire de toute ingérence extérieure. Territoire dont l'artificielle pureté sera souillée par l'arrivée inopinée d'une femme rescapée d'un accident d'avion. La confrontation du héros avec son « créateur » (entre guillemets) omniprésent quoi qu'invisible — ainsi que tout dieu qui se respecte — est un grand moment du livre.
Le Privé du cosmos, un roman du prolifique et hélas trop peu traduit Kilgore Trout dans lequel on sent une discrète influence farmerienne, met aussi en scène une confrontation finale entre le personnage principal et un représentant du créateur-de-toutes-choses, lequel est absent pour cause d'errance amnésique autoprovoquée. Les questions métaphysiques de Simon Wagstaff trouvent leurs réponses, et la révélation est amère. Dieu se soucie peu de ses créatures : l'homme est né accidentellement à partir de déjections de cafards géants ; le libre arbitre n'existe pas ; il n'y a aucune vie après la mort. Et lorsque le héros s'exclame désespérément « Pourquoi ? Pourquoi ? », le messager du dieu absent répond : « Pourquoi pas ? »
Un pessimisme qui n'étonnera pas le lecteur. Si on ne connaît pas les convictions de Farmer en matière de religion, on les subodore. Lui-même écrit :
Je crois que la religion n'est que l'expression consciente, chez l'Homo Sapiens, d'un formidable instinct de survie enfoui au plus profond de ses cellules. Le cerveau, qui sait que le corps qui l'abrite ne peut pas vivre éternellement, rationalise un monde futur (...) dans lequel l'immortalité est possible.
Ses héros, à de rares exceptions près (John Carmody par exemple, un prêtre au passé peu édifiant) sont soit agnostiques soit athées. Et dans son œuvre, si les entités déifiées et les dieux autoproclamés abondent, Dieu lui-même n'apparaît jamais, à part dans quelques nouvelles immanquablement humoristiques. De plus les expériences d'extase religieuse, assez fréquentes, se révèlent être soit des supercheries pures et simples, soit des transes provoquées par des drogues, ou par un faisceau de circonstances et d'expériences personnelles à l'impact suffisamment puissant pour troubler temporairement l'esprit. Même dans le meilleur des cas, le doute est toujours présent. Farmer confesse d'ailleurs en avoir eu une et avoue aussi que son scepticisme y a malgré tout survécu.
Les réflexions de Farmer sur Dieu et les définitions qu'on en donne abondent dans son œuvre. Elles sont toujours contestataires et empreintes de doute. Dans Le Masque vide, on trouve un paragraphe plutôt sympathique qui démolit en quelques lignes le postulat d'omniscience divine en donnant en même temps à l'homme, et plus précisément à l'individu, un relief inattendu.
Alors, comme ça, il était Ramstan ? La belle affaire ! Il était unique, mais c'était le cas de tout être pensant. Comme d'ailleurs de chacun des millions d'arbres apparemment semblables qui se dressaient sur cette langue de terre. La différence résidait dans le fait qu'il était doué de conscience, de sentiments, qu'il avait un « moi » ou une série de « moi » appelés Ramstan, et que [l'évolution de] ce Ramstan (...) dans un environnement donné n'avait été celle d'aucun autre. De personne, pas même de Dieu. Il se pouvait que Dieu connaisse tous les êtres pensants, qu'il participe même de la conscience et de l'inconscient pleins et entiers de tout être pensant, mais il ne pouvait pas, même lui, être cet individu. Il y avait malgré tout des limites aux pouvoirs de Dieu. Ce qui, dans la mesure où Dieu était par définition tout-puissant, signifiait que Dieu n'était pas Dieu. Et donc que la définition était à revoir.
Le problème de l'existence et de l'influence de dieu ou des dieux intéresse surtout Farmer dans son effet sur l'homme, car c'est celui-ci qui est au centre de ses préoccupations. À ce titre, le problème du libre-arbitre revêt une importance toute particulière
Dans le roman écrit en 1992 en collaboration avec Piers Anthony, The Caterpillar's Question — qu'on pourrait élégamment traduire par « La Question de la chenille » — un passage très certainement farmerien pose le problème du libre-arbitre, et en donne une solution.
Les personnages circulent dans un vaste réseau de grottes souterraines. Sur les murs de celle-ci sont peintes, depuis des milliers d'années, des scènes diverses que les autochtones repeignent lorsque les couleurs se fanent. L'une d'entre elles, réalisent-ils avec stupéfaction, les représente eux-mêmes assez précisément. Voici leurs réactions :
— (...) Si d'authentiques prophéties et prédictions pouvaient être faites, nous ne serions que des machines roulant sur des rails posés depuis le début des temps. Il n'y aurait pas de libre-arbitre. Passé, présent et futur seraient préétablis. Nous ne serions pas responsables de nos actes, qu'ils soient bons ou mauvais. Non, je ne peux tout simplement pas avaler ça.
(...)
Jack essaya de se tirer de son engourdissement mais n'y parvint pas. Lorsqu'il (re)prit la parole, ce fut avec l'impression de se trouver sous l'eau.
— Peut-être que quelqu'un — qui, je n'en ai pas idée — essaye d'accomplir cette prophétie (...). Comme une prédiction auto-réalisante. Ce serait la seule explication rationnelle. Mais qui en serait capable si c'était le cas ?
Tappy (, la jeune femme qui accompagne Jack,) [sourit] avec une difficulté manifeste, et dit :
— Quelle différence cela fait-il, si nous sommes programmés ? Si le Destin ou Quelqu'un avait déterminé notre vie et son cours, cela aurait-il une quelconque importance ? Nous pensons être doués de libre-arbitre. Même si c'était une illusion, nous ne le croirions pas. Si on nous en montrait des preuves solides, nous les refuserions. Dans ce cas pourquoi s'inquiéter ? Pourquoi rager, trépigner et maudire les Dieux ? La seule chose à faire, c'est agir comme si nous étions réellement les maîtres de notre destinée.
Comme on peut le voir, la solution est typiquement farmerienne, et tout à fait satisfaisante. D'ailleurs une éventuelle solution à l'énigme apparaît bientôt à Jack : peut-être la fresque a-t-elle été non pas repeinte, mais peinte tout court, très récemment. Après tout, celui qui s'occupe de l'entretien des peintures n'est autre que le chaman de la tribu, et on sait que Farmer — un point commun avec Jack Vance — respecte fort peu les sorciers, images de pouvoir jouant sur l'ignorance et la superstition pour asservir les masses. Mais, à la différence de Vance, Farmer ne respecte pas non plus les chefs. Il rejette l'autorité sous toutes ses formes, dans une attitude que revendiquerait à juste titre la contre-culture, et c'est bien de cela qu'il s'agit. L'homme, pour s'accomplir, doit rejeter les figures d'autorité qui contribuent, en imposant des dogmes, à son asservissement. La liberté passe par la mort freudienne du père, le meurtre philosophique de Dieu et le meurtre littéraire des dieux.
Chez Farmer, les dieux sont puissants, extrêmement puissants. Mais ils ne le sont jamais autant qu'ils l'ont été.
Farmer démarre toujours l'aventure à un moment où le pouvoir des dieux a déjà commencé à décliner.
Leur fragilité est croissante, à tous les niveaux : leurs connaissances s'amoindrissent, et dans l'intimité paranoïaque de leur palais-citadelle qu'ils espèrent inexpugnable, ils pestent contre les machines à miracles faiblissantes dont la notice a depuis longtemps rejoint l'improbable paradis des manuels d'entretien.
Les dieux, donc, sont toujours capables d'utiliser, mais plus de réparer. Dans tous les sens du mot, ils usent. Et c'est cette méconnaissance des ressorts de leur propre pouvoir qui les affaiblit inéluctablement.
Leur démarche démiurgique est soumise à une entropie du pouvoir.
Les Faiseurs d'univers ont depuis longtemps perdu le savoir originel et vivent, dans une inquiétude croissante, sur des acquis qui ne cessent de s'amenuiser. Et le démiurge, l'Éthique renégat qui œuvre au côté des hommes dans le Monde du Fleuve, est impuissant face à l'ordinateur qui refuse de livrer ses informations. Il faudra toute l'ingéniosité de Burton et sa bande d'irréductibles pour triompher des téraoctets rétifs d'une machine qui, pour puissante qu'elle soit, est tristement dépourvue de discernement. Comme le disait Simon Wagstaff, le héros du Privé du cosmos en songeant aux dissemblances entre hommes et machines : Vive la différence ! (Ce qui n'empêche d'ailleurs pas ce même héros de se livrer plus tard aux plaisirs de la chair avec une androïde femelle).
Et ces machines, les dieux en ont besoin, ils en sont totalement dépendants. Car tout dieu qui se respecte doit terrifier, subjuguer, en imposer de manière qu'aucun doute ne puisse surgir dans l'esprit des créatures dont il prétend déterminer le destin. Et pour cela, l'apparence est essentielle.
Les dieux, pour en être, doivent posséder des attributs divins.
Ces attributs sont bien sûr très divers et dépendent là encore de l'imagination et de l'inclination du dieu qui les conçoit : auras, globes lumineux, voix déformées, hypertrophie musculaire, etc.
La fonction des attributs est donc d'exalter l'apparence des dieux, et comporte en même temps l'avantage non-négligeable de satisfaire les exigences de leur ego vaniteux.
Leur seconde fonction, revers de la première, est de se dissimuler. Que penseraient les hommes si leur dieu leur apparaissait sous la forme d'un vieillard décati, dans les yeux duquel brillerait en permanence le sinistre éclat jaunâtre d'une folie millénaire à l'exigence totale et jamais assouvie ? Il est vraisemblable que ses disciples désappointés lui conseilleraient d'aller voir ailleurs s'ils y sont, sans doute avec une certaine rudesse.
Eh oui ; si les dieux se dissimulent, c'est qu'ils ont peur. Peur de leurs sujets, et peur d'eux-même. Car, même s'ils s'efforcent de l'oublier, ils n'en sont pas moins conscients du fait que leur pouvoir repose non pas sur l'éthique ou l'agrément de leurs créatures, mais uniquement sur la technologie qui leur permet d'asservir, et non de servir, l'homme. (Schéma que l'on retrouve chez Roger Zelazny qui était un grand admirateur de Farmer. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le cycle d'Ambre doit beaucoup aux Faiseurs d'univers : seigneurs cruels et fratricides, mondes à profusion dont les portes sont actionnées chez Farmer par la trompe de Ilmarwolkin Chambarimen, alors que le Tarot de Zelazny, qui remplit le même usage, a été dessiné par Dworkin Barimen... Ce qui n'ôte rien à la profonde originalité de l'univers d'Ambre et l'enrichit au contraire d'ombres supplémentaires).
...la technologie des dieux farmeriens leur permet d'asservir, et non de servir, l'homme. Car servir l'homme, c'est à dire œuvrer pour son bien, impliquerait des concessions que leur égotisme est totalement incapable d'envisager (à part peut-être au cours d'un cauchemar particulièrement atroce).
Et c'est cette erreur, une erreur aussi ancienne que l'homme que le dieu farmerien a un jour été, qui lui coûte sa place de Numéro 1, et l'envoie rejoindre la longue queue de l'A.N.P.E. des Cadres Infiniment Supérieurs. Le cycle de la dégénérescence, commencé il y a si longtemps qu'ils n'en a même pas le souvenir, se poursuivra jusqu'à son inévitable issue.
Les dieux se dissimulent au regard de l'homme mais surtout, inconsciemment et fondamentalement, à eux-mêmes. Car leur pouvoir est duplicité. Voilà pourquoi les dieux des Faiseurs d'univers n'hésitent pas à s'entretuer. Ils sont les mieux placés pour savoir ce qu'ils valent réellement et, n'éprouvant aucun respect pour eux-mêmes, ils n'en éprouvent pas plus pour leurs collègues de travail. Ces dieux sont les pères des mensonges. Et l'homme, tôt ou tard, s'en rend compte. S'en rend compte, et se décharge de sa colère sur les usurpateurs. Généralement d'une manière qui ferait passer le supplice de l'écartèlement pour une séance de massage thaïlandais. Car si les dieux sont cruels, c'est parce qu'il y a de l'homme en eux.
3 — De la fonction des Dieux (fantasmatique et réelle).
Les dieux farmeriens confondent, à dessein quoiqu'inconsciemment, leur fonction fantasmatique et leur rôle réel.
S'ils sont au départ, et c'est finalement tout à leur honneur, des créateurs, ils diluent rapidement ce potentiel créateur dans des activités à alibi expérimental puis franchement ludiques. Insensiblement, ils se placent dans une position d'observateurs de leur création, de témoins complaisants. Ils contemplent les effets de leurs pouvoirs et cette contemplation leur apporte pour un temps la satisfaction. Ce qui revient à s'examiner sans répit dans un miroir qu'on aurait soi-même conçu pour embellir ses propres traits. Mais ce rôle passif, qui n'est pas vraiment dans leur nature, finit par les lasser. L'oisiveté, mère de tous les vices — l'homme serait-il un vice divin ? — les pousse à aller toujours plus loin ; ils créent des monstruosités, font éprouver à leurs créatures l'angoisse et la souffrance. Puis, fatalement, ils se mettent en scène dans leurs propres productions, en se donnant bien sûr le beau rôle. Sans en avoir eu à aucun moment conscience, ils ont perdu le statut de créateurs, pour devenir spectateurs, puis acteurs dans un scénario dont le déroulement finit par leur échapper. Et d'acteurs, ils deviennent victimes, au même titre que leurs créatures, et il ne leur reste plus qu'à essayer de récupérer la situation en agissant au coup par coup, au gré des circonstances.
Comme disait l'Éthique pris au piège sur la rive du Fleuve : « Et vogue la galère ».
Les dieux sont redevenus des hommes.
*
II — Les Hommes.
1 — “Dieu est mort.”
Bon. Penchons-nous maintenant sur le cas des hommes.
« Dieu est mort », avait l'habitude de marmonner Fred Nietzsche devant son schnaps matinal.
Si l'expérience du Docteur Frankenstein se termine si mal, c'est qu'au dix-neuvième siècle Dieu était encore vivant et bien dans sa peau, merci.
Et son regard, très aiguisé quoique mono-oculaire (et donc dépourvu du sens stéréoscopique, ce qui expliquerait certaines grossières erreurs perspectivistes), son regard, donc, pesait lourd sur les frêles épaules des mortels plus que jamais coupables, à l'aube de l'ère industrielle, d'avoir échangé l'Éden naturiste contre la connaissance en culottes de velours. Or une personne persuadée qu'une chose va lui arriver provoquera inconsciemment la réalisation de cet événement (ce qu'Anne Ancelin Schutzenberger, psychologue spécialiste de Jacob Levy Moreno, l'inventeur du jeu de rôles thérapeutique, appelle la « réalisation automatique des prédictions »).
Bien sûr, ça fonctionne très bien, mais, et c'est là le drame, ça fonctionne dans les deux sens. Toute la puissance de l'horoscope et, dans un registre encore plus dangereux, du vaudou, repose sur cet aspect psychologique négatif de la croyance, principe que Brunner exploite d'ailleurs jusqu'au bout de sa logique dans Noire est la couleur.
Les mortels étaient, à l'époque où Dieu était vivant dans leur esprit, victimes d'une réalisation automatique des malédictions.
Comme la croyance se passe dans la tête, le processus ne rencontre aucun obstacle. Dans le cas de la malédiction divine, c'est le réel qui la sanctionne, mais là encore ce n'est pas un problème puisque, la malédiction étant dirigée sur l'individu par lui-même, il est facile pour lui de s'auto-condamner par un comportement suicidaire. A fortiori dans un roman, où l'auteur peut tout simplement s'abstenir d'évoquer les obstacles susceptibles de contrecarrer sérieusement la malédiction.
Ce qui nous donne, pour citer Asimov : « Des robots [sont] créés et [détruisent] leur créateur, des robots [sont] créés et [détruisent] leur créateur, des robots... etc. »
Ce qui n'empêche pas le roman de Mary Shelley d'être un pur chef d'œuvre, et une date majeure dans l'histoire de la S.-F. Cette jeune femme n'avait pas froid aux yeux, et les jeux intimes et ambigus (voire ambidextres) qu'elle menait à la villa Diodati en compagnie, entre autres personnalités étonnantes, de son futur mari et de Lord George Gordon Byron, dont Farmer prêta les traits à son détective Harald Childe, dont le nom même est tiré du texte poétique de Byron, Le pélerinage de Childe Harold, Mary Shelley, donc, était une femme hors-normes, une femme libérée sexuellement autant que mentalement (les deux choses étant souvent conséquences l'une de l'autre), donc une femme capable, à condition, en plus, d'avoir du génie, d'imaginer cette histoire d'une audace à dresser les cheveux sur la tête : un savant étudie la galvanisation et ses rapports avec les processus vitaux, et parvient à créer, par des moyens scientifiques, la Vie.
Tout se passe dans la tête, et c'est là que Dieu aime à s'ébattre. Et Dieu, de son vivant, n'aimait pas la concurrence. En la matière, son credo était : le dumping (il crée beaucoup plus d'êtres vivants pour beaucoup moins cher, et en plus il les solde), le sabotage (il s'arrange pour glisser le cadavre d'un criminel sous le bistouri ingénu du bon docteur), et enfin, sa touche finale favorite : la destruction sadique. Celle de l'erreur de la nature qu'est le « monstre » de Frankenstein (disons erreur de la culture et réussite de la contre-culture), ainsi que la destruction du responsable de l'hérésie. Littéralement parlant, ces deux grandes figures de la S.-F. que sont le savant et la créature seront abandonnés de Dieu, vouées à la perdition dans les glaces du Pôle.
Il gèle en enfer.
Mais... mais il n'empêche que l'idée est là ; on peut le faire : on peut se passer de Dieu. Après tout, le docteur Frankenstein y est bien arrivé. Et ce n'est pas un hasard si le personnage le plus attachant du roman est la Créature.
Dieu ne se remettra pas de cette blessure. Et l'homme en acquerra une conscience nouvelle de sa liberté.
Oui, Farmer aime les dieux — mais il aime plus encore l'homme. Les dieux ont un potentiel énorme qu'ils gâchent en vaniteuses démonstrations de puissance, mais les hommes, avec moins de moyens, sont forcés de faire flèche de tout bois avec une ingéniosité opiniâtre qui n'a rien à envier aux prouesses des démiurges.
S'ils sont, d'une manière générale, asservis, maintenus dans l'ignorance et manipulés, il s'en trouve toujours un certain nombre pour lever le poing vers le ciel et crier : Ni dieux ni maîtres, (au pluriel). Ce sont des individus intellectuellement insoumis, des rebelles qui refusent les facilités de leur mode de vie factice, des individus prêts à tout sacrifier si cela leur permet de soulever, même brièvement, le voile des apparences. Ces héros, pourrait-on penser, n'existent que dans les romans ; Farmer nous démontre le contraire en allant les chercher parmi nous. Richard Francis Burton, Samuel Clemens alias Mark Twain, Jack London sont quelques-uns de ces héros : des hommes animés d'un individualisme farouche, d'un courage incontestable, sinon d'une folle témérité, dont la biographie et les exploits démontrent que Farmer, dans le traitement littéraire qu'il en fait, ne trahit jamais la logique interne des pulsions qui les animaient de leur vivant. Les dangers inconcevables qu'affronta Burton dans ses explorations africaines, les tribulations de Mark Twain à travers l'Amérique et les périlleux vagabondages de London suffiraient à en persuader le plus sceptique des lecteurs, et l'incrédulité que celui-ci pourrait ressentir en lisant Le Monde du Fleuve ne surpasserait pas celle qu'il éprouverait en lisant leurs carnets de voyage. D'un point de vue littéraire, d'ailleurs, les portraits psychologiques que Farmer en fait dans son œuvre sont d'une véracité saisissante, et l'on voit que l'auteur a vécu longtemps en pensée avec eux, trop longtemps pour songer à trahir les amis, les compagnons secrets qu'ils lui sont devenus.
Les héros de Farmer — sa vision de l'homme — se caractérisent par deux aspects prépondérants : l'adaptabilité et la curiosité. L'adaptabilité, qui les rend supérieurs aux dieux auxquels ils s'opposent, et la curiosité, qui constitue, en plus de leur puissant désir de rester les maîtres de leur vie, le moteur de leurs actes. Volonté de découvrir des territoires nouveaux, des mondes neufs sur lesquels ils projettent en fantasme leur désir jamais assouvi de liberté.
Farmer s'interroge souvent, dans ses textes, sur les motivations des hommes, sur la source de ce courage qui leur permet d'avancer vers l'inconnu.
Dans Le masque vide, Ramstan se trouve bloqué en phase de questionnement perpétuel, et sa fuite en avant vers les abysses inexplorés de l'espace profond soulève chez lui cette même question. Extrait.
L'inconnu avait toujours engendré la peur. L'esprit humain était ainsi conçu qu'il projetait sa peur dans l'inexploré, qu'il ait ou non des raisons de s'alarmer. D'un autre côté, il était en même temps irrésistiblement attiré par l'inconnu. L'homme était par conséquent incapable de résister à sa séduction et il finissait toujours par succomber aux dangers qu'il recelait, quels qu'ils puissent être. Sans parler de la fascination exercée par la peur, qui avait aussi son attrait. Les êtres humains, certains, du moins, aimaient se faire peur — jusqu'à un certain point. Peut-être leur pulsion fondamentale n'était-elle dans cette mesure que le désir de mettre leur courage à l'épreuve. Non, ce n'était pas leur motivation essentielle. C'était la curiosité, une curiosité de vieille pie qui les attirait vers l'inconnu.
Dans L'Odyssée Verth, notre bon vieux cynique d'Alan Green répond lui aussi à cette question, quoique d'une manière différente.
Naturellement, il existait des pionniers qui n'étaient pas motivés par l'appât du gain. Il ne fallait pas nier l'existence de l'amour de l'aventure. Un amour qui manquait cependant de pureté. Même les plus désintéressés des hommes voyaient luire l'Eldorado, quelque part au fin fond des contrées inconnues. La soif de richesses faisait franchir plus de frontières que la curiosité.
Mais, quelles que soient leurs motivations, les hommes avancent ; c'est l'essentiel. Et là où ils avancent, les dieux reculent d'autant.
2 — « Quand les demi-dieux s'en vont, les hommes arrivent. »
Cette citation de Paul Janus Finnegan, placée en exergue du chapitre 23 de Tarzan vous salue bien, ne souffre évidemment aucun doute dans l'optique farmerienne, à la nuance près que ce sont en général les hommes qui se débarrassent des demi-dieux pour pouvoir vivre comme ils l'entendent.
Mais l'homme, et cela n'échappe à personne et encore moins à Farmer, n'est qu'un demi-dieu en sommeil. Situé plus bas sur l'échelle de l'évolution technologique, il n'en est pas moins en train de grimper barreau par barreau cette même échelle.
L'homme peut vivre, imaginer, créer, voler dans des oiseaux de sa fabrication (Le Hiawatha, fidèle avion de Two Hawks dans La Porte du temps, ou les biplans si chers à Farmer, tels que celui du fils de Dorothy dans A Barnstormer in Oz, engins d'une importance primordiale dans Le Monde du Fleuve).
Comme le disait Ian Watson en une antiphrase péremptoire : « Si Dieu avait voulu qu'on vole, il nous aurait donné des ailes ! »
Et voilà : nous sommes devenus, par la grâce de la mort de Dieu, des surhommes.
En nous fabriquant des ailes, nous entrons de plain-pied dans le non-humain, l'hybris grecque, l'état interdit et puni de mort. Mais la mort se fait attendre et finalement ne vient pas. Au lieu de cela Roger Two Hawks survole le monde comme le faisaient jadis les anges et les démons, et Gill Gulbirra, l'une des pilotes du dirigeable, se voit révéler de saisissants aperçus topographiques des méandres du fleuve de l'éternité, lesquels méandres conduiront fatalement à la Tour Noire, la demeure des Dieux autoproclamés qui ont choisi les humains comme sujets d'expérience. Des démiurges indésirables dont l'homme devra une fois de plus se débarrasser pour obtenir sa libération.
Dieu est mort, mais à présent c'est au Diable que nous avons affaire. Le Père des mensonges nous tient au creux de sa main squameuse, et nous abreuve d'images, d'idées, de nourritures prédigérées, standardisées, trompeuses. Comme le disait Burne Hogarth, le fameux illustrateur de Tarzan : « Nous vivons dans un Disneyland géant et nous ne nous en rendons même pas compte ».
Le mensonge est partout, et la technologie nous le rend plus séduisant que jamais. Le principe d'Andy Warhol selon lequel chaque individu peut être célèbre pendant un quart d'heure grâce à la télévision règne en maître. Nous courons derrière la carotte d'un but illusoire, et si nous traînons la patte nous avons droit au bâton qu'est l'exclusion, exclusion du grand mirage qu'est notre destin social programmé par l'économie de marché.
Cette vision des choses n'est-elle pas un rien exagérée ? N'avons nous gagné notre liberté que pour mieux nous en faire déposséder ? Eldritch est-il le maître du monde ?
Là encore Farmer n'est pas en reste.
*
III — Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Trademark.
1 — Sta(la)gnation.
Le pouvoir, contrairement à ce que l'on pourrait penser, est toujours entre les mains des rebelles.
Non, ce propos n'est pas de George Lucas ! Les études de sociométrie démontrent que les idées nouvelles, celles qui modifient et font évoluer le corps social, sont issues de la population dite marginale. C'est une constatation réjouissante : les harangueurs publics, les musiciens, les romanciers, les poètes, les prostituées et les vendeurs de pralines du métro se voient enfin reconnaître la place qui leur est due : ils sont les façonneurs de futur. Un futur qu'on espère proche. Un futur empli de femmes accortes et peu vêtues, qui sentent bon la praline.
Mais cette situation n'est pas sans risque. Une augmentation trop grande de cette minorité engendre un réflexe défensif du corps social : la répression.
Le corps social, infecté par le virus, mute lentement, mais ses défenses immunitaires vont en se renforçant : il met en place des filtres de plus en plus efficaces. Tous les artistes pourront vous en parler, qui se heurtent sans cesse aux exigences des éditeurs en matière de stéréotype littéraire, pictural, et cætera. Il est courant de nos jours qu'un livre soit refusé pour la raison (mentionnée sans fausse honte dans la lettre du directeur de collection) qu'il n'est pas assez classique.
La rébellion, si elle veut vivre, ne peut plus arpenter les rues à visage découvert : elle doit porter un masque.
On peut continuer sur le thème de l'organisme social : les drogues sont acceptées par l'organisme à condition que leur structure moléculaire soit suffisamment proche des molécules acceptées par le cerveau pour faire illusion. C'est ainsi que les idées subversives peuvent être véhiculées. (Bon, la comparaison avec la drogue s'arrête là. Il n'y a, à mon avis du moins, aucun état mental induit par la drogue qu'on ne puisse expérimenter sans recourir à celle-ci, au contraire des idées subversives qui viennent toujours de l'extérieur. à moins bien sûr d'en nourrir soi-même, auquel cas on représente soi-même l'extérieur).
Comme disait le poète :
Dans cet univers confiné, la contestation n'est introduite que comme faire-valoir d'un consensus objectivement conservateur.
En d'autres termes : Il y a quelque chose de pourri dans le royaume du Trademark.
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