Rencontre avec BRIAN ALDISS une interview de Jacques Guiod
J. G. : Moorcock m'avait dit que cette envie de changer de style et de sujet était venue en premier à Ballard, a lui et à vous. Pourquoi avez-vous désiré ce changement ? Il a parlé d'une certaine frustration. B. A. : Les deux magazines anglais do SF n'avaient aucune inspiration et aucun bon texte. Au début — c'est ce qui se produit dans tous les pays — les auteurs américains envahirent les magazines mais, peu à peu, des auteurs locaux sont apparus. Ballard et moi-même avons sûrement été les deux auteurs qui, d'un seul coup, ont voulu écrire leurs propres textes. Mon intérêt ne se portait pas uniquement sur la SF mais sur la littérature générale. Mais, à l'époque dont parle Mike, époque à laquelle il a pris en mains New Worlds, j'ai cessé d'écrire et nous sommes partis, ma femme et moi, en Yougoslavie. Cela a changé beaucoup de choses pour moi. Quand je suis revenu, j'ai voulu écrire ce qui me plaisait.
J. G. : Le premier livre dans se nouveau genre e été Report on Probability A ? B. A. : Avant de partir, j'avais écrit un autre livre, Greybeard 1. Mon histoire plus récente a été beaucoup moins heureuse et j'en suis désolé. J'aimerais voir publié en France le Report car l'inspiration en est française : c'est le nouveau Roman. Quand j'ai lu Butor, Robbe-Grillet, Pinget, ça m'a emballé. Quand j'ai fait Greybeard, j'ai voulu écrire un roman à la Thomas Hardy, riche, complet, avec des détails, du style, etc... Et quand je l'ai eu fini, je n'ai pas voulu recommencer. Puis vint l'influence du Nouveau Roman et de films comme L'année dernière à Marlenbad — sous de nombreux aspects, c'est un film de SF — et j'ai alors écrit le Report. Ce livre n'a pas été publié avant 1966 car personne n'en voulait. Quand je suis revenu de Yougoslavie, Mike éditait New Worlds et je lui aie dit : C'est le genre d'histoires que tu peux publier. Grâce a New Worlds, les éditeurs s'y sont intéressés. Ensuite, j'ai écrit les histoires de Charteris, rassemblées sous le titre de Barefoot in the head. Cela m'a pris beaucoup de temps mais c'était formidable. Au milieu, je me suis arrêté car je devenais .fou avec toutes ces images. Je ne pouvais plus écrire comme cela, c'était un cul-de-sac, tout comme Greybeard. Maintenant, j'écris une série ; deux volumes sont déjà parus : A hand-reared boy et A soldier erect. Le troisième volume, que je n'ai pas encore commencé, s'appellera A rude awakening. Dans un sens l'objet de cette série est de la SF puisque le sujet en est le changement. A soldier erect traite de la deuxième guerre mondiale : c'est un genre qui redevient à la mode. Mais A rude awakening traitera de la période après-guerre où les fruits de la victoire se transforment en cendres de la paix. A part cela, j'ai aussi écrit A shape of further things qui a pour forme le journal d'un mois de ma vie. Ce livre a été influencé par la lecture de L'emploi du temps de Butor 2. La structure en est temporelle et il y a des spéculations sur l'éducation, sur le futur, etc... J'écris maintenant une histoire de la SF. Il est bon d'y jeter un coup d'œil, car beaucoup de thèmes de la SF ont changé ou sont devenus une réalité, comme la pollution, etc...
J. G. : Vous pensez donc que la SF ne devrait plus traiter les anciens sujets ? B. A. : Absolument. Elle doit obligatoirement évoluer, ne plus être comme il y a vingt ans. Pour exister d'une manière créatrice, il faut évoluer et mûrir. Bien sûr, si vous voulez écrire un roman commercial, vous le pouvez. Quant a moi, j'écris pour le moment un roman — je ne veux pas trop en parler car je ne sais pas si je le terminerai — où il y a des idées absolument nouvelles.
J. G. : Vous dites, dans une anthologie de Judith Merrill, que Barefoot in the Head et Report on Probability A ne sont pas de la SF. B. A. : Le Report fut conçu comme n'étant pas de la SF. Je me moquais de ce que c'était, je voulais seulement dire ce qui me plaisait. Mais nous parlons là de romans ; en fait, je crois que ce que j'ai fait de meilleur, ce sont mes nouvelles et, en ce qui me concerne, j'ai écrit un bon nombre d'histoires et je me moque si elles sont ou non de la SF.
J. G. : Un bon exemple de cela est le recueil The saliva tree où certaines histoires sont plutôt policières ou fantastiques. , De même dans votre nouveau recueil The moment of eclipse. B. A. : Les éditeurs et les lecteurs acceptent ce genre d'histoires et ils les trouvent bonnes, c'est tout. La SF n'est pas une bannière sous laquelle on défile dans la rue. Il y a maintenant des auteurs qui sont personnels, le public connaît leurs noms. Quand on a sa propre audience, on peut faire ce que l'on veut, si on le désire suffisamment.
J. G. : Moorcock croit à une nouvelle fiction sans étiquette. Les histoires de Jerry Cornelius sont significatives : on y trouve du policier, du pop, du sexe, du fantastique, du politique, etc... B. A. : Le danger est que cela peut devenir un dépotoir où l'on mettra un peu tout. A l'origine, la SF n'avait pas d'étiquette. Ce n'est qu'à partir de la création des magazines spécialisés dans les années 20 qu'elle en a eu une.
J. G. : Que pensez-vous du personnage de Jerry Cornelius ? Créé par Moorcock — qui a déjà publié deux romans, The final programme et A cure for cancer, est en train d'en écrire un autre, The English assassin et pense au quatrième, The condition of Muzak — Jerry Cornelius a bien souvent été mal compris par les critiques. B. A. : Les critiques sont idiots, il ne faut pas s'occuper d'eux. Dans le recueil The nature of the catastrophe sont éditées toutes les nouvelles écrites sur Cornelius par Moorcock, Sallis, Spinrad, Jakubowski, M. John Harrisson, Langdon Jones, moi-même, etc... Mais je croîs que personne ne le fait aussi bien que Moorcock. Ce qui m'a attiré là-dedans, c'est la liberté de la forme. A cette époque, je ne pouvais écrire que paragraphe par paragraphe. J'ai voulu y mettre mes impressions de Rio de Janeiro — où j'étais allé pour le Symposium — non pas vraiment ce que j'ai vu mais ce que l'on entend quand on est au bord de la ville, près de la forêt. J'ai vraiment beaucoup de plaisir à lire les histoires sur Jerry Cornelius, car on construit sa propre histoire a partir d'informations, d'images ou de passages donnés par l'auteur.
J. G. : Votre propre personnage de Charteris, qui est — il ? Est-ce un autre Cornelius ? Certains critiques ont dit que Cornelius était un nouveau messie pour une nouvelle mythologie, et que d'autre part Charteris était lui aussi un messie, avec moins d'humour mais plus de poésie. B. A. : Je n'y avais jamais pensé auparavant, mais je suppose qu'il y a des points communs entre les deux. Charteris est essentiellement un homme qui a tout perdu ; il a perdu la foi communiste et n'a pas d'autre foi pour le soutenir. Pourtant, ce n'est pas lui qui est important mais l'époque dans laquelle il vit et la situation européenne Il n'est responsable de rien, sauf a la fin — mais il est trop tard. Je pense qu'il y a là une morale mais c'est au lecteur de la trouver tout seul. Cela est tout à fait nouveau dans la SF : on dit aux gens : Allez-y, débrouillez-vous avec mon histoire. Pendant les prochaines années, je ne me préoccuperai que de ma série : peut-être sera-ce une attitude amorale, apolitique. C'est le lecteur qui doit répondre. Je crois que j'ai commencé cela avec le Report. Comme dans Robbe-Grillet, on laisse l'émotion de côté : c'est au lecteur d'y mettre la sienne.
J. G. : Dans le Report, l'émotion vient au moment où l'on comprend le système de voyeurisme de l'univers que vous décrivez. Ce côté voyeur se retrouve maintenant dans de nombreux livres où des gens vivent dans des univers clos, où ils sont observés, parfois sans le savoir, où le temps n'est pas mesuré. C'est très troublant pour le lecteur. B. A. : En fait, tout roman est un peu voyeur. Notre monde aussi, d'ailleurs : on allume la télé et on regarde un homme qui meurt au Pakistan. Le cameraman filme cela sans se précipiter pour l'aider. C'est vraiment de la grande télévision ! Cette machine, comme toutes les machines, change notre manière de voir le monde. Les gens ne sont plus surpris, ils deviennent plus froids.
J. G. : Ce voyeurisme que l'on trouve dans Disch, avec Camp Concentration 3 ou The squirrel cage 4, dans le Report, et même avant dans Non-Stop 5, dans beaucoup d'autres livres, qu'y a-t-il au-delà ? B. A. : Derrière cela, il y a une conscience de soi beaucoup plus grande. C'est sûrement une des consciences de Freud. De même, on observe les gens avec beaucoup plus de précision. Je ne sais pas de quoi traite ma fiction, mais c'en est sûrement une facette. Cela apparaît dans Non-Stop mais aussi dans An age (Criptozoic), qui est en quelque sorte un roman de voyeur. Ma seule manière d'écrire, c'est d'entreprendre, une sorte de dialogue avec moi-même. En entreprenant ma nouvelle série du Handreared boy, je fais un dialogue avec le passé. Ce n'est pas du tout de la nostalgie, je vis dans le présent. Mais je reconsidère ma vie à cette époque. C'est en quelque sorte une forme de voyeurisme. D'un autre côté, je ne peux pas écrire des choses tristes. Mon roman doit être gai et faire rire les gens.
J. G. : Il semble que bon nombre de vos expériences d'écriture dans la New Wave aient abouti à une impasse. Vous croyez qu'il en est de même pour les autres écrivains de New Wave ? B. A. : Pour moi, je ne sais pas où je vais : c'est comme regarder des chatons jouer : on ne sait jamais ce qu'ils vont faire. Les autres écrivains, je n'en sais rien et je m'en fiche. Si c'est bon, tant mieux.
J. G. : Quels sont vos auteurs préférés ? B. A. : Celui que je préfère par-dessus tout est Philip K. Dick. Pour la génération précédente, je dirais Van Vogt, malgré tous ses défauts. J'aimais Vonnegut à ses débuts, mais il s'épuise rapidement. Peut-être pourtant n'est-il pas trop tard pour lui ? Tandis que Bradbury est de pire en pire. Leiber ne vaut rien pour moi ', il a écrit de tout, il a peut-être été un précurseur de la New Wave, mais il ne me plaît pas. J'aime beaucoup Sturgeon, ses histoires sont vraiment fantastiques.
J. G. : Et Ballard ? B. A. : II y a trois Ballard. On peut le diviser en périodes, comme Picasso. Le premier Ballard n'est pas formidable, mais le deuxième est absolument merveilleux, avec le recueil The terminal beach. Le troisième Ballard est celui du livre The atrocity exhibition, avec les histoires sur Kennedy ou Marylin Monroe. Ces histoires étaient intéressantes quand on les lisait séparément mais, toutes ensemble, c'est bien moins convaincant.
J G. : Et les romans de Ballard ? Sont-ils dans la deuxième période ? B. A. : Ils sont à part. Mais je crois que Ballard se livre plus dans les nouvelles. The terminal beach est vraiment le livre où il n'a fait aucun faux pas. Sa nouvelle période est un peu lassante ; quoique j'aie bien aimé The assassination of John F. Kennedy considered as a down-hill motor-race.
J. G. : En fait, c'est un pastiche de Jarry sur la crucifixion du Christ. Je crois que Ballard est de plus en plus préoccupé par des histoires de sexe. Avec des nouvelles comme Why I want to fuck Ronald Reagan ou bien Coitus 80. B. A. : Il y a aussi une histoire sur le cul de la princesse Margaret. Ce qui se plaît chez lui, c'est que, à la différence de nombreux écrivains qui ont l'appui du public et n'écrivent que ce qui lui plaît, lui se lance à chaque fois dans l'aventure. C'est aussi ce que je fais. Alfred Bester m'a dit une fois : J'aime vos histoires parce que vous remettez tout sur le tapis à chaque fois.
J. G. : Je crois pourtant que le nouveau Ballard s'épuise un peu. Il répète toujours les mêmes choses. Je pense qu'il devrait évoluer rapidement. Bien que je ne puisse pas le juger. B. A. : Oui, vous ne pouvez pas le juger mais vous pouvez juger vos propres réponses. Pourtant, il y a tant de gens qui écrivent dans ce pays et qui ne lui arrivent même pas a la cheville ! L'inconvénient chez la plupart de ces auteurs est qu'ils n'ont pas de sujet. On écrit tellement mieux quand on en a un.
J. G. : Christopher Priest est un tout jeune écrivain. Il n'a publié qu'un seul roman, Indoctrinaire Ce n'est ni bon ni mauvais. On y retrouve certaines des obsessions de la New Wave : cette prison où en fait l'homme est libre, ce temps qui passe on ne sait trop comment, ce lieu indéfini. B. A. : Il y a plusieurs défauts dans ce roman, dont le plus important est de nous dévoiler à la fin que tous les hommes dont on a parlé sont fous. C'est un manque de courage. Il ne faut pas nous donner une explication, autant rester dans le mystère.
J. G. : De même pour cette main animée, gigantesque et mystérieuse, qui est sur une table et qui se tourne vers les gens qui parlent. L'explication de Priest est très faible. B. A. : Priest est pris entre deux feux : la SF classique qui nous aurait donnée une explication complète et détaillée du mécanisme et de l'utilité de cette main et la New Wave qui ne nous aurait donné aucune explication et nous aurait permis de donner notre propre explication.
J. G. : Priest convient lui-même que son roman n'est pas fameux. B. A. : Oui, mais ce qui a fait le succès d'Asimov, de Simak, de Heinlein, peut-être de Blish, c'est qu'ils croient intensément è ce qu'ils écrivent. La mutation de la SF anglaise dans les années 60 est un processus historique typique. Les Anglais ont vraiment découvert la chute de leur empire. Il en était de même quand les Romains sont devenus des Italiens. Ils ont une certaine liberté et en profitent. Pourtant, d'autres auteurs — et je ne citerai pas leurs noms parce qu'il y en a ici — restent prisonniers... et puis je préfère ne rien en dire parce que cela serait désagréable.
J. G. : John Brunner prétend appartenir a la New Wave, ce qui en fait est faux, mais dans Stand on Zanzibar 6, il a adopté certains trucs littéraires typiquement modernes : l'ordre des chapitres, les insertions, etc... Je suis sûr que certains américains n'écriront jamais dans un style un tant soit peu moderne. Regardez l'expérience qui a été faite avec Anderson, Herbert et Ellison 7 qui devaient chacun écrire sur le même sujet. Anderson commence lourdement et continue de même ; tandis qu'Ellison explose dès le début. B. A. : Je ne peux pas dire que je n'aime pas Ellison. Mais il est tellement étonnant ; il est amusant. On ne peut séparer sa personnalité de ce qu'il écrit. Je crois vraiment que certains américains sont décrépits : j'avais rencontré Heinlein quand j'étais très jeune. Il était fantastique à l'époque, mais maintenant, quelle déchéance ! Pourtant, il a eu ses beaux jours.
J. G. : Si l'on prend Farmer, par exemple, il a une production gigantesque et souvent très bonne. C'est un peu grâce à lui que le sexe est entré dans la SF. B. A. : Bien que Sturgeon en ait parlé avant...
J. G. : Oui, mais il n'y avait pas eu ce scandale, comme autour de The lovers. Il a écrit, a ma connaissance, trois textes très modernes : The Jungle rot kid on the nod, Riders of the purple wage, qui a eu le Hugo de la novella en 1968 (partagé avec Anne Mac Caffrey ) et Down in the black gang 8. Dans ses derniers livres, il utilise encore un autre style. The lord of the trees reprend le personnage de Tarzan. B. A. : Oui, mais c'est un Tarzan obsédé sexuel. Il a sans cesse des érections, un orgasme toutes les dix minutes. Farmer change de style, il remet son œuvre en cause très souvent.
J. G. : Même a l'intérieur d'une histoire, il remet en cause les explications qu'il a données quinze pages auparavant, comme dans Inside outside 9. Le résultat en est évidemment fabuleux. B. A. : Farmer est un homme qui s'intéresse à ce qu'il écrit. Ce n'est pas uniquement une question de contrats pour tel ou tel éditeur qui le pousse à écrire. De plus, il sait ce qu'il fait. comme quand il a écrit ses Strange Relations 10.
J. G. : Dans Mother, Il traite du complexe d'Œdipe mais en est pleinement conscient. Cela ne veut pas dira qu'il ne le ressent pas — ça, je n'en sais rien — mais au moins, il sait ce qu'il pense et n'a pas besoin de critiques pour se faire psychanalyser. Une dernière question : croyez-vous que l'intérêt grandissant que l'on porte maintenant à la SF reflète une peur humaine ? Ou, en d'autres termes, les gens recherchent-ils dans la SF un futur qui n'existera pas parce que l'humanité aura disparue ? B. A. : Je le crois sincèrement. Beaucoup d'autres écrivains comme Farmer ou Herbert le croient aussi. Je crois cela d'une manière intellectuelle : quand on voit ce qui se passe autour de soi, les océans pollués, la mort des animaux... Mais d'une manière rationnelle, heureusement, je continue à vivre comme si l'avenir existait. Avant nous, l'humanité ne s'est jamais inquiétée si les générations suivantes allaient exister. C'est la première fois que cela arrive et c'est très grave, je crois.
Notes : 1. Paru chez Denoël sous le titre Barbe-grise. 2. Editions de Minuit. 3. Paru au C.L.A. sous le titre Camp de concentration. 4. La cage de l'écureuil in Après-demain la Terre, Casterman. 5. Paru chez Denoël sous le titre Croisière sans escale. 6. A paraître chez Laffont, collection Ailleurs et Demain, sous le titre Tous à Zanzibar. 7. Voir Galaxie 85 et Fiction 209 et 210. 8. Du fond de la chauffe, Galaxie 81 9. Paru au C.L.A. sous le titre L'univers à l'envers. 10. Des cinq nouvelles formant ce recueil, trois seulement ont été traduites. Mother (Mère, Fiction Spécial 11), Father (La planète du dieu, Fiction 33 et 34) et Open to me, my sister (Ouvre-moi, ô ma sœur, Fiction 93). Les deux autres nouvelles s'intitulent Daughter et Son.
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