PRÉFACE EN FORME DE LETTRE OUVERTE
Cher Fritz, II y a longtemps que je t'admire. Longtemps que je t'ai réservé une place de choix dans le petit musée de mes auteurs favoris : ceux qui me causent un choc émotif ou intellectuel chaque fois que je les lis ou les relis. Ma première rencontre avec toi est déjà bien ancienne. Elle remonte à 1954, année où Fiction publia Le Jeu du Silence, la seconde nouvelle de toi traduite en France, un texte qui me frappa par l'originalité de sa vision et de ses prolongements. Mais je dois bien avouer que j'ai mis du temps à mesurer l'ampleur de ton talent et l'importance que tu représentais. J'étais, comme tous les lecteurs français d'alors, victime de l'approvisionnement au compte-gouttes que nous recevions des U.S.A., en cette époque déjà archaïque où les éditions originales étaient quasi introuvables et où il fallait se contenter des caprices irraisonnés des éditeurs pour découvrir cette science-fiction que nous apprenions à aimer avec combien de tâtonnements. D'autres furent plus chanceux que toi et s'imposèrent très vite : Bradbury, van Vogt, Asimov, Heinlein. Toi, ton cheminement en France est resté très longtemps souterrain, et il fallait avoir la mémoire des noms pour repérer le tien au passage, aux sommaires de l'ancienne édition de Galaxie, en tant qu'auteur de nouvelles aux thèmes captivants et surprenants comme La Lune était verte, O temps suspends ton vol, Pas d'amateurs aujourd'hui, Le Temps en bulle, Amoureuse de son bourreau. En 1957, tu avais eu les honneurs de la collection-clé « Le Rayon Fantastique », avec ton roman A l'aube des ténèbres, qui mêlait de façon inattendue la science et la sorcellerie. Il faut bien admettre que ce mélange laissa les lecteurs plutôt froids, et que ce roman passa inaperçu au milieu des grands classiques signés de van Vogt, Hamilton, Heinlein, Sturgeon, Williamson, Clarke, Kuttner et autres qui avaient déjà fait le renom de cette collection. Autrement dit, ni moi ni personne dans notre petit hexagone ne comprenions alors que tu étais un grand parmi les grands, et tu demeurais pour nous une personnalité marginale dont on remarquait de temps à autre l'existence avec intérêt mais sans y accorder un excès d'attention. Si nous avions été plus avertis, nous aurions su que ce mélange de science et de magie qu'on trouve dans A l'aube des ténèbres était particulièrement symbolique de ton œuvre et te déterminait très exactement. Car, en effet, tu n'as jamais tracé trop de frontières entre le fantastique et la science-fiction. Pour toi, les deux genres s'interpénétrent et tu les exploites à un égal degré. Tout au long de ta carrière ils s'entremêlent, s'opposent, parfois se conjuguent, et je me demande si ce n'est pas une des raisons pour lesquelles tu restes en partie méconnu (ou mal apprécié) chez nous, même aujourd'hui où la liste de tes traductions françaises est devenue assez abondante. Car nous sommes un peuple cartésien pour qui il faut de préférence être noir ou blanc, recto ou verso, bref avoir une appartenance. Les amateurs de science-fiction méprisent souvent le fantastique. Beaucoup d'amoureux du fantastique jugent la science-fiction avec condescendance. Et toi, tu planes au-dessus de ces deux domaines, en passant de l'un à l'autre avec l'aisance d'un poisson dans l'eau. En somme, tu n'es pas facile à cataloguer. Ce qui est peut-être une des choses qui me séduisent en toi, car je ne me satisfais pas tellement des auteurs dont on sait tout à l'avance, ceux qui se rangent sans peine dans des cases répertoriées. Avec toi, cher Fritz, pas de danger : tu ferais éclater toutes les cases ! Ton imagination est tellement exubérante et tellement vaste, elle fuse dans tant de directions, qu'il est littéralement impossible de t'appliquer des étiquettes. On peut le dire, tu as vraiment tout abordé, tous les styles, tous les sujets, en somme « tout » fait, mais — chose remarquable — d'une manière qui restait chaque fois la tienne, et que j'ai appris à identifier à mesure que ma découverte de ton œuvre se poursuivait et que ma prédilection pour elle se développait. Ce qui me permet aujourd'hui d'affirmer, même si c'est un peu doctoral, que l'adjectif « leiberien » s'impose pour te qualifier, tant il est vrai que, dès qu'on lit une page de toi, si on t'a pratiqué suffisamment, on reconnaît ta touche inimitable. Pour moi, le virage décisif en ce qui te concerne remonte à la fin des années cinquante, où ma position de rédacteur en chef de Fiction me permettait d'avoir sous la main et de faire traduire une succession de récits récents de toi, qui m'inspirèrent un engouement progressif. J'en publiai seize entre mai 59 et février 68, et je me rappelle que chaque fois je pensais avec de plus en plus de conviction : « Ce Leiber, décidément, c'est quelqu'un. » Dans l'intervalle, à mon ignorance des premiers temps, avaient succédé une série d'informations indiquant combien tu occupais aux États-Unis une position d'auteur de premier plan, et à quel point ta faible notoriété auprès de nous pouvait paraître aberrante et choquante. Toujours ce décalage temporel, dont fut également victime Philip K. Dick, révélé à nos compatriotes avec quinze ans de retard... Et puis il y eut également, pour m'aider à te révéler en France, la renaissance de Galaxie. Et là aussi, comme pour Dick, ce fut l'amorce du grand démarrage : plus d'une dizaine de nouvelles ainsi qu'un roman (Guerre dans le néant, rebaptisé dans son édition française actuelle Le Grand jeu du temps) parurent par mes soins entre 1964 et 1970. Mais entre-temps, en 1969, avait eu lieu ta réelle et tardive consécration avec la publication chez Laffont, comme premier titre de la collection « Ailleurs et Demain », de ton magistral roman Le Vagabond. A partir de cette date, Leiber était enfin sur orbite dans notre pays. Et même si j'estime que tu n'es pas encore situé à ta vraie place par les lecteurs français, je m'émerveille du chemin parcouru depuis ce quasi-anonymat où tu as injustement végété ici pendant si longtemps, ce qui est un comble quand on pense à l'ancienneté de ta notoriété aux États-Unis. Aujourd'hui, cher Fritz, te voilà déjà un vieux monsieur, puisque tu es né en 1910, ce qui ne nous rajeunit pas. J'ai sous les yeux des photos de toi prises entre 1970 et 1974, et j'aime y voir même si cela me fait un effet un peu poignant, ta belle gueule à la fois d'intellectuel et de pirate, ton regard sombre et perçant, ton expression un peu tourmentée et désabusée, le pli cynique et sardonique de ta bouche, les rides amères qui creusent ton visage, et cette chevelure neigeuse qui t'auréole sur certains clichés comme une crinière léonine. Il paraît que depuis la mort de ta femme tu es maintenant quelqu'un d'assez triste et solitaire, j'aurais voulu connaître ton visage de jeune homme (un géant blond !) en ces années trente où tu parcourais les routes en compagnie de la troupe de théâtre itinérante de ton père (Fritz Leiber aîné, acteur spécialisé dans le répertoire shakespearien), puis d'homme jeune, en ces années quarante où, ayant conquis la citadelle de la littérature fantastique, tu allais partir à l'assaut de celle de la science-fiction. Mais je n'ai malheureusement pas de documents de cette époque dans mes archives (et je me demande si quelqu'un en possède). Cette science-fiction, c'est elle qui, après 1950, t'a apporté aux États-Unis une véritable renommée. C'est elle aussi, probablement, qui t'a en partie évité de te répéter et de tourner en rond, qui t'a donné cette faculté de te renouveler et de te montrer sans cesse inventif, tout en étant chaque fois profondément toi-même. Pourtant, c'est aussi à partir de là que s'est instauré entre ton public et toi un malentendu qui s'est prolongé durablement. Tu n'étais pas vraiment ce qu'on appelle un écrivain commercial, mais les nécessités professionnelles t'ont conduit à maintes reprises à le devenir. Tu t'en es tiré du mieux que tu as pu, c'est-à-dire avec brio et avec éclat. Et tu as reçu en réponse l'approbation massive des lecteurs américains. Inversement, toute une part inassouvie de ta créativité te poussait périodiquement à écrire selon tes goûts, selon ton humeur, des textes où tu t'exprimais librement, sans te soucier des modes ni des impératifs, et ceux-là tombaient à plat, parce que trop en avance, trop en dehors, trop « à côté » — alors que la critique les saluait avec enthousiasme. Deux cas entre de multiples autres : Le Grand jeu du temps (Hugo 1958 du meilleur roman de l'année) et Le Navire des ombres (Hugo 1970 de la meilleure nouvelle de l'année) — deux consécrations venant de tes pairs... et deux notoires insuccès commerciaux aux U.S.A. Je ne cite que ces exemples, mais il en existe bien d'autres qui ont jalonné ta carrière et ont dû contribuer aux désillusions professionnelles que tu as traversées. Je disais que ton entrée dans la science-fiction t'a valu la célébrité. Pourtant, au fond de moi, c'est le fantastique qui te rend le plus cher à mon cœur. Oui, bien sûr, il y a eu ce chef-d'œuvre qu'est Le Vagabond, ton plus beau roman sans doute, et qui repose sur un thème de SF, même si celui-ci n'est qu'un prétexte (tiens, au fait, un troisième exemple : encore un autre Hugo en 1964, et un relatif échec public !). Mais le fantastique, chez toi, c'est quelque chose que je ressens profondément, intimement, grâce à ta façon subtile de le traiter, grâce à tout ce qui se lit entre les lignes — un « fantastique moderne » : expression dans le vent mais qui correspond à ce que tu faisais déjà dès tes débuts. (Je ne parle pas ici de cette trop longue, voire interminable, série d'heroic fantasy parue en français en deux volumes sous les titres Le Cycle des Épées et Le Livre de Lankhmar : récits qui t'ont valu des succès de librairie mais que je regarde comme la partie la plus alimentaire de ta production, et tant mieux pour toi si tu en as profité, pourquoi t'en serais-tu privé ?) D'ailleurs, ce fantastique, tu ne l'as jamais renié. Loin de là : il est resté présent dans ce que tu écrivais même au temps où tu étais considéré comme un pur auteur de science-fiction. Sans parler des infidélités que tu as commises envers cette dernière, au fil des années, en la déviant vers des domaines fantasmatiques qui la pervertissaient sournoisement de l'intérieur. Comme je l'écrivais au départ, fantastique et science-fiction se sont perpétuellement entrecroisés dans ton œuvre. Et ce n'est pas un hasard si tu as aussi obtenu en 1968 un Hugo (un de plus !) avec Gonna roll the bones, qui est tout simplement la version actualisée d'une nouvelle d'horreur. Encore moins un hasard si ton dernier roman en date, Notre-Dame des Ténèbres (1977), que je viens de faire paraître dans cette collection, est un total retour aux sources où tu renoues superbement avec tes premières amours. Je ne veux pas raconter ici en détail ta biographie. Je compte le faire dans une préface destinée à une autre anthologie de toi que j'ai préparée en même temps que celle-ci, et qui paraîtra dans une collection de poche aux intentions didactiques. Personnellement, depuis le temps que je rédige des préfaces pour toutes les anthologies que j'ai composées dans ma vie, j'en suis venu a trouver fastidieux cet exercice imposé, où il faudrait chaque fois être brillant et accrocheur, cet alignement de pages que la Plupart des lecteurs jugent inutiles ou arides et sautent avant d'en arriver à ce qui les intéresse avant tout (et c'est bien normal) : les récits présentés. Alors une fois suffira, et en plus je risquerais de me répéter. C'est pourquoi ceci n'est pas une vraie préface mais simplement cette pseudo-lettre que je t'écris, avec toute la tendresse que j'ai envers toi, tout mon respect pour le grand bonhomme que tu es, en espérant sans en être trop sûr que quelqu'un, dans ta lointaine Californie, t'en traduira l'essentiel le jour où elle te tombera sous les yeux. Cela dit, il n'était pas inutile de préciser que j'avais élaboré ces deux anthologies différentes consacrées à tes nouvelles. Car en un sens elles se complètent de façon homogène pour former à elles deux, sinon un tout, du moins une vision assez globale. Dans l'autre anthologie, qui sera destinée à un plus large public, j'ai cherché le plus souvent à placer l'accent sur ce qu'il y a chez toi de plus traditionnel — ce qui ne veut pas dire « banal », loin de là, quand il s'agit de quelqu'un de ton envergure. Mais notons simplement qu'elle se composera, à quelques exceptions près, d'histoires se rattachant de près ou de loin à la « vraie » science-fiction — et correspondant à ce que le public attend de celle-ci. Dans l'anthologie que voici, au contraire, j'ai davantage laissé parler mes goûts personnels, et j'ai voulu aussi mettre en valeur cette variété et ces côtés imprévisibles qui te caractérisent. Il en ressort un recueil plus éclectique, à la limite peut-être hétéroclite ou disparate, mais qui en tout cas correspond à la plupart des aspects de toi que j'aime le mieux. Il n'a pas la prétention d'être un échantillonnage complet de l'étendue de ton talent (de tes talents). Mais il me semble te définir assez bien, finalement, dans la mesure où il rend compte de ton extraordinaire diversité. Tu as abordé tellement de genres, tellement de manières d'écrire, que c'est un moyen aussi bon qu'un autre de te rendre hommage que de mettre sur le marché cet amalgame composite de nouvelles qui s'en vont dans tous les sens, mais dont le seul dénominateur commun — et il est de taille — a pour nom Fritz Leiber.
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