Galaxie : Je voudrais tout d'abord vous poser une série de questions à propos de Stand on Zanzibar. Pourquoi avez-vous utilisé cette technique littéraire ? Est-ce par envie, par nécessité, pour suivre la mode ou pour toute autre raison ? . J. Brunner : Cela m'est apparu comme une nécessité. La première idée relative à ce livre m'est venue plus de deux ans avant que je ne commence à l'écrire. Mon grand problème était de parvenir à créer dans l'esprit du lecteur un monde différent du nôtre mais pourtant facilement reconnaissable par l'homme d'aujourd'hui, avec suffisamment de détails pour rendre crédibles certains de mes arguments, par exemple l'acceptation d'une législation limitant le nombre de naissances par couple ou la répression des désordres héréditaires. C'est en 1966, au cours du congrès des écrivains de Millford, que j'ai compris que je n'avais pas besoin d'inventer une technique puisque celle-ci existait déjà. J'ai commencé à écrire cette histoire dès que je suis rentré chez moi. La technique que j'ai adoptée fut originellement utilisée par John Dos Passos dans sa trilogie U.S.A. (The 42nd parallel, Nineteen Nineteen, The big money) 1. Dos Passos avait utilisé des titres de journaux et des coupures de presse contemporaines, ainsi que des biographies de personnages existant vraiment dans le monde de cette époque, celui où se passe son histoire. Je suis allé un peu plus loin, en incorporant des coupures de presse imaginaires, des biographies fictives ainsi que d'autres éléments du climat culturel de l'époque. Enfin, j'ai également inclus certains éléments qui forment un commentaire du point de vue d'aujourd'hui sur le monde futur décrit dans le livre.
G. : Ne pensez-vous pas que cela amène certaines difficultés aux lecteurs ? J. B. : Franchement, j'espère que non. Certaines personnes ont trouvé ce livre difficile à commencer parce que cette écriture ne leur est pas familière. Après une trentaine de pages, ils comprennent pourquoi je fais cela et continuent ensuite jusqu'à la fin.
G. : Combien de temps avez-vous mis pour écrire ce roman ? J. B. : Ce qui compte pour moi c'est le temps passé à y réfléchir plutôt que le temps passé à la machine. Comme je l'ai déjà dit, les premières idées du livre me sont venues deux ans avant que je ne commence à l'écrire. A partir de ce moment-là, il m'a fallu cinq mois de travail environ.
G. : Combien de temps vous faut-il pour un autre roman ? J. B. : C'est le temps le plus long car c'est le roman le plus gros — 250.000 mots ! — et le plus complexe. Je veux toujours essayer de préparer le livre dans ma tête avant de l'écrire. Si je réussis cela, le livre peut sortir très rapidement, six ou huit semaines, sans compter le temps passé aux révisions. Cela va donc assez rapidement. Au contraire, si le livre a été mal préparé, je peux le recommencer plusieurs fois. Le record est un roman que je n'ai toujours pas achevé : j'ai recommencé six fois les deux premiers tiers et cela ne va toujours pas.
G. : Avez-vous eu besoin d'effectuer des recherches particulières ? J. B. : Pendant les deux années où je pensais à Zanzibar, j'ai rassemblé un grand nombre d'articles provenant de journaux et de magazines semi-scientifiques comme New Scientist et New Society, articles que je croyais correspondre aux genres de sujets que je traiterais. En fait, j'ai écrit le livre sans ouvrir le sac dans lequel j'avais rangé tous mes documents. Ma recherche ne porta pas sur les détails mais créa en moi une attitude d'esprit qui me mit dans la forme nécessaire à la bonne rédaction de ce roman. Je crois qu'il est plus important de sentir que d'analyser les éléments qui apparaissent dans une projection comme celle-là. C'est une projection et non pas une prédiction car le monde a déjà changé d'une manière que je ne pouvais pas imaginer à l'époque.
G. : Quel est pour vous le point le plus important de Stand on Zanzibar ? J. B. : Je crois que l'aspect le plus important de Zanzibar est la manière de donner des informations relatives à un monde qui n'existe pas encore. Je pourrais analyser les raisons pour lesquelles je l'ai créé ainsi, évidemment. Mais si vous réfléchissez un instant sur la manière dont vous obtenez les informations, vous verrez que certaines sont dues à votre expérience personnelle, d'autres aux nouvelles diffusées par la radio ou la télé, par les journaux, d'autres enfin à ce que les gens vous disent, à ce que vous trouvez dans des œuvres romanesques... L'information vient d'un nombre incroyable de sources différentes. Je voulais utiliser, au sein de ce livre, tous ces moyens d'information pour renseigner le lecteur sur ce monde qui n'est pas le sien. J'ai donc inséré dans mon récit des coupures de presse imaginaires, des extraits de poésie ou de chansons, des montages, des conversations de gens que l'on ne connaît pas... Je présente ainsi un portrait de ce monde de la manière dont vous recueillez les impressions sur ce monde présent.
G. : Un extrait de Stand on Zanzibar est paru dans New Worlds 177. Comment a-t-il été choisi ? Vous a-t-il été demandé ou bien l'avez-vous proposé ? J. B. : J'avais dit à Moorcock que j'avais terminé le livre et il est venu chez moi pour en lire des passages. C'est lui-même qui a choisi ce passage en particulier.
G. : Pourquoi ? Est-ce qu'il est typique du livre ou de New Worlds ? J. B. : C'est très difficile à dire. C'est un épisode si complexe que je ne sais pas trop ce qu'il représente. C'est un des épisodes les plus réussis du livre : une situation existant dans le futur et une pression psychologique se rencontrent et produisent une action spectaculaire. Il s'agit d'une émeute urbaine ; les passages exacts sont Continuité 3, Le monde en marche 6, Continuité 8, Contexte 9, Salons et portraits 9, Contexte 10, Continuité 9, Le monde en marche 7.
G. : Qui sont les personnages de Zanzibar ? J. B. : J'ai lu dans Amazing un article qui m'a fait plaisir. On y disait que les personnages étaient simultanément semblables et différents de nous. Nous leur apparaîtrions comme démodés. Ils sont aussi différents de nous que nous le sommes des gens des années 20. De toute façon, je dois préserver certains points de contact entre mon lecteur et mes personnages, quelle que soit l'époque future où il vit. C'est pour cela que je ne veux pas faire une SF complètement détachée.
G. : De quoi êtes-vous le plus fier, parmi toutes vos œuvres romanesques ? J. B. : Je suis particulièrement fier de Stand on Zanzibar, qui a reçu le Hugo en 1969, de Telepathist, de The jagged orbit, et de quelques autres romans qui ne sont pas de la SF : mon roman d'espionnage A plaque on both your causes, premier d'une série de quatre volumes, et aussi The devil's work.
G. : Zanzibar est votre best seller ? J. B. : Je n'en suis pas absolument sûr mais je crois bien que oui. En tout cas, il a très bien été accueilli par la critique et les lecteurs.
G. : On vous reproche de « coller » à la new wave et à ses techniques... J. B. : Je n'ai pas honte d'avouer que je souhaite toujours emprunter à quelqu'un d'autre... Dans le monde anglo-saxon, le problème des influences est toujours capital. Tout le monde a été influencé par H.G. Wells mais plus personne ne le reconnaît ; ce n'est même plus une influence, Si j'avais suivi les traces de, disons, Huxley, personne n'aurait trouvé cela extraordinaire. Dos Passos avait fait quelque chose de différent ; je lui ai emprunté sa technique et je ne vois pas pourquoi je devrais en avoir honte.
G. : Ce n'est donc pas faire partie d'un mouvement... J. B. : Je crois que c'est là une question très française. Un mouvement littéraire est une chose dont un écrivain français est bien plus conscient qu'un, anglais. Notre tradition est différente. Quand j'écris, je suis seul. Mais, en même temps, je sens que je fais partie d'une tradition littéraire. Je suis dans le courant littéraire qui inclut non seulement le genre de SF que j'aimais lire quand j'étais petit garçon, mais aussi tous les écrivains que j'aimais alors ou maintenant. Il est inévitable que cela influence également mon public. J'appartiens à quelque chose qui existait bien avant ma naissance et qui continuera, et à laquelle je peux apporter ma contribution. Une anthologie comme Dangerous visions met en lumière un certain aspect mais ne le crée pas... Quand on parle de créer, on veut dire beaucoup plus de choses que « découvrir », c'est-à-dire, au sens premier du mot, « enlever la couverture », ce qui a été fait à mon avis par Dangerous visions. Si vous prenez l'exemple de The lovers 2 de Farmer, qui est paru au début des années 50, seul un écrivain très puissant aurait pu persuader un directeur de collection. Ce texte fut rejeté par Galaxy (c'était avant l'arrivée de Fred Pohl) ; la note expliquait : « Je publierai cela si vous trouvez un moyen de supprimer tout ce sexe. Je dirige un magazine familial. » Le sexe était dans l'embryon. Evidemment, Dangerous visions a reçu un très bon accueil mais je n'y vois rien de nouveau.
G. : Vous avez envie d'écrire d'autres livres selon la même technique ? J. B. : Non, je préfère ne pas en écrire d'autres. Il est vraiment très difficile de parvenir à créer un monde futur dans son intégralité. Cela se refera peut-être dans vingt ans, quand le climat présent sera différent de sorte que je pourrai faire un livre, une projection, d'égale valeur. Il faut pour créer un monde futur que le monde présent soit radicalement différent. Et depuis cinq ans, le monde n'a pas suffisamment changé.
G. : La technique de The jagged orbit est légèrement différente. C'est pourtant là la description d'un monde... J. B. : Oui, mais ce n'est pas si élaboré ; ce n'est pas non plus aussi exhaustif. Ce roman est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles je n'ai plus envie d'utiliser la même technique dans un futur immédiat. Pendant que j'écrivais ce livre, je me demandais tout le temps : est-ce que je fais cela parce que le livre l'exige ou parce que cela vient après Zanzibar ? C'est très mauvais pour un écrivain. Il faut avoir confiance en soi. Il y a dans The jagged orbit une chose intéressante que je n'avais pas faite dans Zanzibar et que je ne referai peut-être jamais. J'incorporais dans le récit des coupures de journaux du jour. Si je voyais dans le journal du matin quelque chose qui avait rapport avec ce que j'écrivais, je le copiais dans mon chapitre suivant et cela dictait le cours du livre. G. : Vous considérez cette manière d'écrire comme une nouvelle forme littéraire ? J. B. : Pas du tout. Il n'y a rien de nouveau ; tout au plus une extension de ce qui a été fait auparavant. Je ne crois pas avoir fait la moindre chose authentiquement neuve. Mon idéal est de toujours utiliser le style que demande l'histoire que je suis en train d'écrire. Cela fait très longtemps depuis que j'ai publié ce que l'on appelle une histoire expérimentale. C'était dans Science Fantasy, vers la fin des années 50. L'histoire s'appelait Fair 3. Le directeur ne l'aimait pas mais l'acheta quand même, il la publia sous le pseudonyme de Keith Woodcock. Il fut si surpris de l'enthousiasme des lecteurs qu'il remit le nom de Brunner quand il publia la table des parutions de l'année. Cela m'a encouragé. J'ai toujours essayé d'avoir le bon style pour la bonne chose.
G. : On trouve dans The jagged orbit certaines techniques littéraires typiquement dickiennes... J. B. : Cela ne me surprend pas bien que je n'en fusse pas conscient à l'époque où je travaillais sur ce roman. J'ai lu beaucoup de livres de Dick et je l'admire beaucoup, mais son usage de la drogue le détruit. Même si cela est utile pour la SF, cela réussit surtout à détruire un homme. Sans le LSD ou les autres drogues, ses œuvres ne seraient peut-être pas ce qu'elles sont maintenant mais pourraient être tout aussi bonnes. Je crois que les drogues psychédéliques sont aussi dangereuses que l'électricité à haut voltage. Elles apportent quelque chose mais, si on les laisse aller, elles font plus de mal que de bien.
G. : Vous vous sentez lié à une quelconque new wave ? J. B. : Je crois que la new wave est une illusion d'optique. Cela dépend de votre position propre. Prenez une personne habituée à Astouding à la SF traditionnelle : pour ce genre de personne, il est évident que quelque chose de nouveau se produit, de nouveau et d'inconfortable. Mais les gens qui ont grandi, peut-être pas en lisant eux-mêmes de la SF, mais dans un monde où la SF était lue, ces gens-là sont habitués. Cela se voit énormément dans l'œuvre de jeunes écrivains comme Disch ou Delany qui, même s'ils n'ont pas été fans de SF, ont grandi dans un monde où le fandom existait. Il est inévitable que la SF évolue et qu'il y ait des changements ; d'autre part, il vaut mieux la voir évoluer que disparaître. Et puis, les jeunes écrivains ont une éducation littéraire ou artistique plutôt que scientifique.
G. : Vous croyez qu'un écrivain de SF a besoin de s'y connaître en science ? J. B. : J'ai fait mes études au Cheltenham College et j'ai principalement étudié les langues modernes, anglais, français et allemand. Mais je n'ai jamais eu d'éducation scientifique. Ce n'est pas essentiel. Mais ce qui est nécessaire, c'est la manière dont la science transforme notre vue du monde. Il n'est pas nécessaire d'étudier la science en détail mais il faut savoir à quoi elle sert, quel est son but, ce qu'elle a fait ou ce qu'elle cherche à faire.
G. : La poésie est une partie importante de votre œuvre ? J. B. : Elle devient de plus en plus importante. J'ai déjà publié deux volumes de poésie. Je fais des lectures régulières de poèmes. J'ai également écrit beaucoup de chansons politiques et l'une d'elles a été enregistrée par Pete Seeger. Une idée apparaît dans mon esprit sous des formes différentes : parfois c'est un livre, parfois un poème, parfois une chanson...
G. : Pourquoi avez-vous choisi la SF ? J. B. : C'est elle qui m'a choisi. Quand j'avais six ans, quelqu'un a laissé le livre de Wells The war of the worlds 4 dans ma chambre. Je l'ai lu et je ne m'en suis jamais remis. Pendant la guerre, j'ai vu quelques exemplaires de magazines américains qui appartenaient à des soldats que nous connaissions. Enfin, juste avant de quitter l'école, j'ai réussi à vendre un court roman. Cela m'a permis d'acheter ma première machine à écrire et depuis lors, je continue à écrire.
G. : La SF est-elle une littérature populaire ? J. B. : Là encore, il est très difficile de répondre.. Je crois que la meilleure SF est impopulaire, dans le sens qu'elle est mal reçue par le public général. D'un autre côté, l'intelligentsia découvre de plus en plus les qualités des meilleurs écrivains de SF. C'est une chose très satisfaisante. Je ne crois pas que la SF soit une littérature d'avant-garde mais je crois que les plus grands écrivains de SF appartiennent à une avant-garde.
G. : Comment définiriez-vous la science-fiction ? J. B. : A mon avis, c'est une forme romanesque qui, grâce à la connaissance des méthodes scientifiques, nous permet d'imposer une discipline quelconque sur l'imagination. Ce genre littéraire comprend, par exemple, des choses absolument non scientifiques comme les voyages dans le temps ; pourtant, grâce à notre connaissance des méthodes scientifiques, de tels romans ne sont pas complètement fantastiques.
G. : Vous croyez que la SF est utile au monde présent et à venir ? J. B. : Je vous répondrai ainsi : que vous le vouliez ou non, vous mourrez dans un monde différent de celui dans lequel vous êtes né. Vous pouvez choisir entre être un déporté ou être un touriste. Quant à moi, je préfère être un touriste. Je crois que c'est là la principale raison pour laquelle je lis et écris de la science-fiction.
Bibliographie
Présence du Futur, Denoël : STIMULUS (No future in it) L'ORBITE DECHIQUETEE (The jagged orbit) Ailleurs et Demain, Laffont : LE LONG LABEUR DU TEMPS (The long result) TOUS A ZANZIBAR (Stand on Zanzibar} Fiction : F 117 Rêve par procuration F 168 Les Vitanuls F 209 Coupe sombre FS 14 Le chasseur et la proie FS 15 Dans l'eau de la mare Galaxie : G 60 Macrodiscos, le cheval factice G 72 Bulletin 6 GB 18 Comme dans un livre ouvert GB 21 Le long chemin de la Terre
Notes : 1. Livre de Poche. 2. Les amants étrangers, CLA. 3. La foire, in Stimulus, Denoël. 4. La guerre des mondes, Livre de Poche.
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