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Une tortue, quatre éléphants et (pour l'instant) pas de ratons laveurs

Terry Pratchett

Nathalie LABROUSSE

Asphodale n° 2, février 2003

     Prenez une tortue. Retournez-la. Secouez-la un peu. A priori, rien de bien exaltant. Et pourtant, de nombreux mythes, de la Chine au Niger, en passant par l'Amérique du sud et le Japon, y voient une image symbolique du cosmos. Étrange ? Pas tant que ça. Le mythe fonctionne par analogie et la tortue évoque bien, par la forme de sa carapace, l'union de la voûte terrestre et du plateau des terres. En Inde et au Tibet, on compare ses pattes aux quatre points cardinaux, aux quatre pôles sur lesquels les dieux ont ancré le cosmos. Les Iroquois pensent que c'est sur son dos que fut créée la première île, arrachée aux Eaux primordiales. Pour les Mongols, enfin, elle supporte la montagne centrale de l'Univers, celle qui soutient le poids des terres. Cosmographe ou cosmophore, la tortue a toujours joué un rôle symbolique indéniable — comme l'éléphant, d'ailleurs, auquel les peuples africains et asiatiques l'associent souvent.

     Mais... Attendez une seconde... Ça ne vous rappelle rien, ça ? La tortue, l'éléphant, les quatre piliers de l'univers, le disque du monde reposant sur l'échine fabuleuse d'animaux cosmophores, une montagne gigantesque formant moyeu... Voilà qui ressemble fort à la cosmologie déjantée du Disque-Monde de Terry Pratchett.

     Terry qui ? Terry Pratchett. Vous savez, cet auteur anglais né en 1937, qui se définit comme touche-à-tout et qui condescend à préciser, sur la couverture de ses livres, qu'il n'est pas encore mort. Ce même auteur dont les fans se retrouvent dans une multitude de forums usenet, de listes de discussions, de conventions et de magasins spécialisés en produits dérivés du Disque. A quoi tient donc un tel succès ? Que la fantasy aille puiser dans les ressources de l'imaginaire n'a rien de bien nouveau. Tolkien s'est inspiré des légendes nordiques et bien des oeuvres d'heroic fantasy s'appuient sur le mythe arthurien. Toutefois, comme nous allons le voir, il y a chez Pratchett une idée de la fantaisie, une conception de ses « résonances » qui en font un auteur tout à fait particulier.


     Commençons par une petite balade dans le cosmos. A pied, à cheval ou en fusée ? Ouhla, on fait dans le classique, là. Ou plutôt dans le moderne, car à bien y réfléchir, les mondes que rêvaient nos ancêtres ressemblaient davantage aux galettes raplapla de Strate-à-gemmes ou du Disque-Monde qu'aux planètes bien rondes de la science-fiction. Que les concepteurs de monde s'amusent à cacher des ossements fossiles dans les strates calcaires ne surprendrait sans doute pas un créationniste pur et dur, pour qui les dinosaures ne sont qu'une gigantesque machination — ou une blague de Dieu. Qu'ils jouent aux dés non plus, n'en déplaise à Einstein. Ils créent des êtres trop petits, si petits qu'ils tendent à confondre le monde et les carpettes, comme Le Peuple du Tapis, ou qu'ils croient l'univers clos aux limites du Grand Magasin, comme les héros du Grand Livre des Gnomes. Là encore, rien que de très familier. Le tapis, pour tout l'Orient, est un microcosme, un univers en réduction — d'où le tapis de prière, par lequel on délimite un espace sacré dans le monde profane. Quant à ces gnomes venus d'ailleurs qui en oublient ce que cet ailleurs veut dire, ne sont-ils pas d'autant plus savoureux que leur nom vient du grec gnomai, connaître, et qu'ils ont longtemps symbolisé, dans les mythes, la lumière du Savoir ?

     Les lieux, chez Pratchett, sont donc des chambres d'échos ou s'entremêlent, indissociables, les résonances de la fantasy et celles du Réel. Pratchett s'attarde rarement sur les mécanismes qui régissent le Disque — ils sont là, toujours, en arrière-plan, mais leur étrangeté ne fait que renforcer la familiarité des lieux. Lancre, dans les montagnes du Bélier, évoque ces patelins paumés où, enfants, nous passions nos vacances : querelles de clochers, familles népotiques, vieilles femmes affairées et râleuses. Que lesdites femmes soient aussi des sorcières ajoute certes du charme à l'ensemble, mais ne change pas fondamentalement la donne. Avec ses cinq cent habitants, ses dix-sept contribuables, sa monarchie plus ou moins constitutionnelle et ses ouvertures sur d'autres dimensions (celle des elfes, par exemple), Lancre ressemble au croisement contre nature entre un village charentais et un trou à hobbits. Sans les hobbits.

     Quittons la campagne pour la ville. Nous voici à Ankh-Morpork, une cité cosmopolite, construite selon Pratchett sur le modèle de Lankhmar, mais qui peut aussi bien, par sa constitution, nous rappeler la formation de Buda-Pest, ou de Rabat-Salé. Les habitants des lieux pensent que tous les chemins y mènent, mais toute personne sensée comprend bien qu'ils en partent, vite de préférence et si possible en sens unique — surtout en période de vacances. De Lankhmar, elle a les guildes, les quartiers chics et les quartiers sombres, le réseau d'égouts hanté par les voleurs, les assassins et les rats. D'une ville réelle, elle a la devise en latin de cuisine, le surnom prétendument drôle (la Grosse Youpla), sa légende sur les deux fondateurs jumeaux (élevés, selon les versions, par un hippopotame ou par une table-bar), une tendance à exporter des valeurs et à importer des gens, et une puanteur indescriptible — que les autochtones apprécient sans doute, puisqu'ils sortent des chaises pour en profiter les jours de beau temps. Mais les provinciaux sont de mauvaises langues qui n'y comprennent rien. C'est chez eux que ça pue. Evidemment.

     Le Disque a donc beau être plat, farfelu, déjanté, son organisation n'en a pas moins un petit air de déjà vu. Le continent Contrepoids, par exemple, ne ressemble-t-il pas à une étrange mixture d'Amérique et d'Asie ? On est censé y faire fortune grâce à l'or qui oule à flots, on y trouve un vieil empire gouverné par l'Empire du Soleil et fasciné par les pyramides écrasées et il envoie à Ankh-Morpork des touristes enthousiastes et casse-pieds, qui s'exclament sur les sites pittoresques et les lieux authentiques. Klatch, le continent, contient à la fois des civilisations très africaines (comme Klatch, le pays, avec ses hommes à la peau noir-bleutée, que les ankh-morporkiens considèrent à la fois comme terriblement rusés et affreusement bêtes, fainéants et capables de se tuer au travail, extrêmement sophistiqués et à peine descendus du singe) et des cultures méditerranéennes (comme Ephèbe, avec son soleil, ses olives, ses philosophes et sa démocratie). Quant au Continent sans nom, celui de Ankh-Morpork, il ne voit pas pourquoi il se fatiguerait à en chercher un — il est LA civilisation, non ?

     Les personnages qui vivent dans des lieux aussi fortement connotés ne peuvent qu'avoir, eux aussi, un petit air de familiarité. Des Planteur-je-me-tranche-la-gorge, capables de vous refourguer la camelote que vous avez jetée la veille, tout en faisant croire que vous faites là une affaire exceptionnelle, il y en a plein les rues. Des Rincevent, éternel étudiant malchanceux qui a choisi la voie la moins faite pour lui et qui a le chic pour se fourrer dans les ennuis, nous en connaissons tous. Des Patriciens, prêts à toutes les magouilles pour assurer un semblant d'ordre dans le chaos urbain, l'histoire de l'humanité en a vu sa part, au point que Machiavel en a fait un archétype du genre. Et ne parlons même pas des fanatiques des petits Dieux, des penseurs abscons de Pyramides, ou des agents désabusés du Guet, qui regardent l'enthousiasme du petit nouveau avec le cynisme perplexe d'un vrai vieux de la vieille. Les personnages de Pratchett ne sont pas les archétypes niais ou dépourvus de personnalité qui hantent trop souvent les oeuvres d'heroic fantasy. Pour ne donner qu'un exemple, les trois sorcières de Lancre sont aussi dissemblables que pourraient l'être trois individus. Mémé Ciredutemps, avec son humeur massacrante et sa tendance à considérer que c'est au monde de s'écarter sur son passage, ne ressemble pas plus à la timide et romantique Magrat qu'à cette chère Nounou Ogg, qui après une jeunesse mouvementée, trois maris et quinze enfants en vie, porte sur le monde un regard égrillard, bienveillant et totalement dépourvu de moralité.

     Le monde de Pratchett n'est donc ni un univers simplement farfelu à la Piers Anthony, ni une des innombrables resucées de Tolkien qui nous sont servies depuis trente ans. Ses clins d'oeil permanents au Réel en feraient presque oublier, parfois, qu'il s'agit bien de fantasy.


     Sauf que... Qu'est-ce qui est vraiment fantaisiste ? Fredric Brown aurait répondu que la seule chose vraiment difficile à imaginer, ce n'est sûrement pas un elfe aux oreilles pointues, ou une licorne, ou un astronef — mais bien que nous soyons tous, en ce moment, embarqués dans une course folle dans l'espace, sur une boule de boue façonnée par le temps, le hasard et les poussières issues du « grand boum » qui a initié l'univers... Le problème, c'est que nous avons tellement appauvri le réel à grands coups d'opinions simplificatrices que nous n'en voyons plus le côté fantastique et que nous sommes tentés d'aller chercher la fantaisie dans l'ailleurs, l'autrement, le magique.

     La fantasy de Tolkien ou de Rowling, par exemple, est une fantaisie d'illusionniste, qui, pourrait-on dire, nous ravit en nous ravissant, nous enchante en nous arrachant au Réel. Harry Potter guérit de son dégoût du monde en y découvrant des dimensions cachées ; la Terre du Milieu n'est pas notre Terre et ne cherche pas à y ressembler. Pratchett, lui, procède de manière totalement opposée. Il nous ramène à la fantaisie du Réel en introduisant dans un monde banalement fantaisiste des éléments de notre réalité.

     Des exemples ? Il y en a à profusion. On trouve des elfes chez Pratchett, et des nains, et des trolls, et des golems, et des sorcières, et des mages — tous les accessoires habituels d'un univers de fantasy. Mais les elfes cachent sous leur beauté parfaite une psychologie de tueurs psychopathes et de manipulateurs chevronnés. Bref, ce sont de parfaits salauds, des beautés fatales qui s'autorisent les pires perversions sous le couvert de la séduction et du gueulamour. Ca ne vous rappelle rien ? Quant aux nains, ils sont, comme partout dans la fantasy, banalement portés sur l'or, mineurs de leur état, et peu différenciés sexuellement — les femmes sont barbues comme les hommes, il n'y a pas de pronom féminin ou même de nom commun pour les désigner (vous avez déjà vu une naine, à part dans les étoiles ?). Mais les voilà attirés par les lumières de la grande ville, rendus grossiers, soûlards et, pour certain(e)s, fasciné(e)s par cette étrange manière qu'ont les humaines de mettre du rouge à lèvres ou de tortiller du popotin. Voici la vraie fantaisie — celle de la réalité — qui débarque. La ville transforme les gens, les apparences peuvent être trompeuses, l'égalité n'est pas l'identité.

     C'est donc en distordant les archétypes à l'aide du Réel que Pratchett leur donne leur vraie fantaisie. L'exemple le plus flagrant est sans doute celui de l'Université de l'Invisible, l'école, la résidence et la vitrine du pouvoir des mages. Bien sûr, elle est pleine de phénomènes bizarres qui tiennent à la magie des lieux : les insectes y portent des vêtements, les bibliothécaires y sont des sing... des anthropoïdes et les dimensions y sont à peu près aussi stables qu'une plaque tectonique flottant sur un océan de nitroglycérine. Mais tout cela n'a rien de bien original pour une école de magie. Sauf si... Sauf si on l'associe à des caractéristiques bien humaines et bien identifiables. Comme son nom l'indique, l'UI est une université... on y trouve des étudiants qui sèchent, qui trichent, qui font le mur, des professeurs qui s'ennuient dans la salle des profs, qui cherchent leur salle et finissent par renoncer, qui désespèrent de leurs étudiants ou complotent pour forcer un fumiste à révéler son vrai niveau. Bref, une université. Mais c'est aussi une institution, qui touche à l'invisible et au surnaturel (du bout des doigts, hein, on n'est jamais trop prudent). Elle entretient donc des relations très ambiguës avec le pouvoir séculier, selon le bon vieux principe humain consistant à convoiter un pouvoir qu'on ne serait pas prêt à assumer. Bref, une institution.

     Voilà qui permet de comprendre sur quoi repose l'humour de Terry Pratchett. Même si les tout premiers livres, comme il le dit souvent, n'étaient encore que des gag books, associant situations rocambolesques, personnages risibles et jeux de mots plus ou moins bien venus, ils contenaient déjà l'amorce de son talent parodique et satirique. Penchons-nous un instant sur ces deux termes. Satire, du latin satura, salade ou macédoine, désigne un genre littéraire qui fait feu de tout bois pour tourner en dérision les travers des hommes. Parodie vient du grec para, contre et ode, chant, et désigne ainsi une oeuvre musicale ou théâtrale qui se réfère ouvertement à d'autres oeuvres, pour les distordre d'une pichenette ironique à des fins de connivence ou de critique. Nous avons déjà montré en quoi Pratchett jouait de la satire, reste à mettre en évidence la dimension parodique de son oeuvre.

     Si la réalité est déjà fantaisiste, pourquoi puiser autant dans la musique, le cinéma, la littérature, comme il le fait souvent ? Parce que tout cela, précisément, est constitutif de notre réalité. L'homme ayant au monde un rapport distendu par la conscience, le langage et l'imagination, il regarde les choses à travers des lunettes symboliques qui leur donnent sens. Dans l'arc-en-ciel, il verra le nombre de couleurs que sa culture a défini pour lui ; dans n'importe quelle situation, son regard sera influencé par une multitude d'images et de significations inventées par les mythes, la religion, l'art, la science, et propagées à travers l'éducation et le dialogue. Une bonne part de l'humour repose ainsi sur des connivences culturelles qui permettent des clins d'oeil à des référents communs. Quelqu'un qui n'a jamais entendu parler de cartoons ne verra pas ce qu'il y a de comique à demander « quoi de neuf ? » à un médecin. Un non-francophone, ou même un francophone qui n'aurait jamais, directement ou indirectement, fréquenté les Guignols, ne comprendra pas pourquoi une bonne partie des français s'esclaffe devant le barbarisme « à l'insu de mon plein gré ». Parce qu'il vit dans le symbolique, l'homme peut lire le Réel à différents niveaux — et c'est ce jeu (au double sens de distance et de ludique) qui constitue l'humour.

     Or, les livres de Pratchett fourmillent de cette « connaissance blanche », de cette vulgat plus ou moins commune qui englobe la science, la politique, la religion et tout ce que la culture humaine a pu produire en matière de représentations du monde. La science, tout d'abord. Pour beaucoup d'entre nous, la science apparaît comme une discipline rébarbative, triste à force de sérieux et de rationalité — une sorte de contre-pied à la fantaisie. Il n'est pas d'ailleurs innocent de constater que la plupart des oeuvres que nous classons sous l'étiquette de fantasy s'appuient précisément sur ce qui laisse la science sceptique (la magie, la télépathie, les dieux, etc.). Aussi l'intrusion des concepts scientifiques dans le Disque-Monde a un effet doublement comique : d'une part bien sûr par la distorsion qu'elle opère, mais aussi parce qu'elle révèle le caractère parfois farfelu, parfois ingénieux, toujours original, des solutions inventées par la science. Prenons un exemple. La génétique, sur le Disque, a été initiée par les constatations du mage Catbury (ça ne vous rappelle rien ?) sur les plantes de son jardin ; elle a été développée par des expériences sur le croisement entre les mouches de vinaigre et les pois de senteur (vraiment rien ?). Les tempêtes y sont souvent provoquées par cette saloperie de papillon qui s'amuse à mettre en péril nos modèles météorologiques. Les bibliothèques ont des propriétés quantiques, un peu comme les pyramides. Autant d'idées qui, tout en étant drôles en soi, sont nettement rehaussées par la compréhension de la référence implicite. La science du Disque parodie notre science et, ce faisant, elle nous révèle l'imaginaire qui la traverse. Comme le disait Hilbert, en apprenant qu'un de ses étudiants venait de se lancer dans la poésie : « je savais bien qu'il n'avait pas assez d'imagination pour être mathématicien ! ».

     Autre domaine particulièrement riche en références dans l'univers pratchettien : le monde des « représentations anthropomorphiques », ces archétypes issus des mythes, de la religion ou de la politique. Nous avons déjà montré que les personnages de Pratchett ne présentaient pas le caractère caricatural qu'ils peuvent parfois avoir dans le petit monde de la fantasy. Ajoutons que la distance avec l'archétype est clairement assumée comme ressort humoristique. Mémé Ciredutemps, par exemple, se plaint souvent de son teint vermeil, qui ne fait franchement pas sérieux pour une sorcière — et elle se gave de sucre dans l'espoir, un jour peut-être, d'y laisser quelques dents. Térence II, le roi de Lancre, s'efforce vaillamment de ressembler davantage à un roi, en achetant moults ouvrages sur le sujet. Les héritiers du trône, de Carotte à Teppic en passant par Tomjan, déclinent poliment la couronne mais ne peuvent éviter les inconvénients qui vont avec leur naissance — notamment le charisme et la grande épée. On n'échappe pas à ce qu'on est, quand tout l'imaginaire humain pèse sur votre nature. Prenez la Mort, par exemple... Toujours partagé entre le respect de son image et ses désirs de changement, il s'essaie souvent à d'autres fonctions, depuis celle d'ouvrier agricole jusqu'à celle de cuistot de fast-food. Souvent non sans succès, car le maniement de la faux et la gestion du temps ne lui posent guère de problème. Mais le devoir le rappelle toujours au plus mauvais moment. A l'inverse, quand il s'efforce d'épouser son rôle, en essayant par exemple les coursiers squelettiques ou les chevaux de feu, la réalité reprend bien vite ses droit. Les chevaux squelettiques se cassent sans arrêt et les coursiers de feu ont la fâcheuse habitude de cramer leur litière. Ce bon vieux Bigadin, lui, se contente de la salir amplement.

     Mais c'est sans doute avec les références artistiques, musicales, cinématographiques et littéraires que Terry Pratchett joue le plus. Personne, sans doute, ne les voit toutes. Mais peut-être aussi en voit-on parfois là où il n'y en a pas. Le site lspace.org s'efforce de les recenser, mais admet en rater. Pratchett, sur les forums, s'amuse de voir ses fans se quereller sur l'origine de tel ou tel passage, chacun intimement persuadé d'avoir trouvé LA chanson, LE roman, LE film dont il s'est inspiré. Comme il le dit, les genres sont les genres parce qu'on y mange tous au même restau — les troupes d'exploration spatiale ont toutes un vague goût de Star Trek, les villes de fantasy un relent de Lankhmar, les tragédies un faux-air de Shakespeare. Bien sûr, il y a des références explicites (Faust pour Eric, le Fantôme de l'Opéra pour Masquarade, Macbeth pour Trois Soeurcières, le Songe d'une Nuit d'Été pour Nobliaux et Sorcières, le cinéma dans les Zinzins d'Olive-Oued, la musique dans Accrocs du Roc, etc.). Mais il y a surtout, pour utiliser un mot cher à l'auteur, des « résonances », des échos répercutés différemment selon la culture personnelle de chaque lecteur. Donnons un exemple. Dans la nouvelle que vous pourrez lire dans ce numéro d'Asphodale, Pratchett fait référence à la A-Team, l'Agence tout risques en v.f.. Quelques lignes plus bas, il évoque la MoT, cette assurance anglaise liée à l'état technique du véhicule. MoT... MrT... MorT ? Simple coïncidence ou volonté délibérée de l'auteur ? En tous les cas, de quoi donner quelques chveux blancs supplémentaires à tous les traducteurs...


     Concluons donc, puisqu'il faut bien en terminer un jour. L'humour de Pratchett ne peut se résumer en quelques mots, parce qu'il joue sur l'ensemble des registres du comique. Comique de personnages, avec tous ces individus qui se battent pour échapper ou ressembler à l'archétype. Comique de situation parce que le Disque est de ces lieux où une métaphore peut toujours devenir réalité et où les lois physiques doivent composer avec d'autres facteurs comme la prédestination, la causalité narrative ou le pouvoir de la croyance. Comique de mots, parce que Pratchett, au fil de la plume, parsème le récit d'à-peu-près, de double sens et de tout ce qui peut mettre du jeu dans le discours. Parodie. Ironie. Satire. Aucun talent particulier chez Pratchett — sinon l'art de combiner avec maestria ce qui généralement relève de répertoires différents.

     Y a-t-il d'autres clefs au succès de Pratchett ? Sans doute. Une, au moins : c'est un auteur chez qui l'on peut suivre, de livre en livre, la maturation littéraire. Le Peuple du Tapis, soyons honnêtes, est lisible, mais pas franchement exaltant. Strate-à-gemmes reste brouillon et confus. Même le Disque-Monde passe peu à peu d'un comique assez superficiel à cette écriture riche, multiforme, ancrée dans l'ironie et le réel. Contrairement à beaucoup de séries de fantasy, ou les romans s'appauvrissent à mesure que l'auteur ne fait plus qu'exploiter le filon, chaque roman des Annales fait évoluer le Disque et ses personnages. Avec encore une marge infinie : Mécomptes de Fées n'a fait qu'esquisser la géographie des terres qui s'étendent de l'autre côté des montagnes du Bélier et le continent XXXX, si nous savons maintenant qu'il existe, reste essentiellement mythique. Autant de raisons pour attendre toujours avec plus d'impatience le roman suivant.
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