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Le fantastique et la science-fiction en Finlande et en Estonie

Mémoire de M1, sous la direction d'Eva Toulouze

Martin CARAYOL

Inalco 2007-2008, 2008

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     II Les auteurs remarquables et leurs œuvres
 
     1. Les chefs de file : Sinisalo et Hargla


 

     La science-fiction finlandaise dispose d'une personnalité de premier plan en la personne de Johanna Sinisalo, née en 1958, écrivain dont le premier roman, Jamais avant le coucher du soleil, a été traduit dans de nombreux pays dont la France 1. Elle présente la particularité de faire elle-même partie du fandom, c'est-à-dire la communauté des amateurs de littératures de genre, depuis de nombreuses années. C'est dans les magazines spécialisés publiés par le fandom, les fanzines 2, qu'elle a fait paraître la plupart de ses nouvelles. Mais tout en demeurant fidèle à cet engagement, elle est parvenue à se faire remarquer par le grand public, au point d'obtenir avec son premier roman, paru en 2000, le prix Finlandia, la plus prestigieuse récompense littéraire finlandaise, qui récompensait là pour la première fois un écrivain ouvertement issu des cercles d'amateurs de science-fiction et dont l'œuvre ne ressortissait de toute évidence pas à la littérature générale qui a d'ordinaire les faveurs des jurés de prix littéraires.

     Malgré ce prix, il faut remarquer que les préventions à l'égard du genre dans lequel s'inscrivent ses récits demeurent, comme en atteste cette critique du Helsingin Sanomat concernant le second roman de Sinisalo, Les Héros (Sankarit, 2003), un pastiche du Kalevala dont l'action se déroule dans le monde moderne : « Faut-il ranger les Héros de Sinisalo au rayon science-fiction, claquer la porte et les oublier là ? Non. Il convient plutôt d'effacer de son esprit toutes les préventions que peut susciter la science-fiction et ne songer qu'au plaisir du lecteur. C'est justement ce que fait ce roman : il fait exploser toute idée de classement dans des petites cases. Le second roman de Sinisalo appartient à la littérature générale, et il n'est pas nécessaire de mettre en garde les acheteurs et lecteurs contre ses spécificités. » 3
     Jamais avant le coucher du soleil peut être caractérisé par le mélange des genres qui y est mis en place de manière assez ludique : l'aspect science-fiction est soigné notamment par les passages encyclopédiques mis en exergue de chaque chapitre (rappelant de manière assez marquée Fondation (Foundation, 1951) d'Isaac Asimov et l'Encyclopedia Galactica fictive qui y fournissait des encarts pseudo-scientifiques) et qui s'attachent notamment à donner une crédibilité scientifique à la créature surnaturelle, le troll autour duquel tourne l'intrigue du roman ; et l'on y oscille perpétuellement entre le fantastique et le merveilleux puisque l'existence de l'être paraît plus ou moins rationnellement acceptable en fonction des personnages qui sont amenés à le rencontrer.
     Du reste, dans ses autres textes Sinisalo a abondamment abordé tous ces genres, séparément ou bien en les mêlant au sein d'une même œuvre. Dans la nouvelle « La serrure » (Lukko), une explication évoquant ostensiblement un topos de la science-fiction, celui du paradoxe temporel, intervient à la toute fin du récit pour infléchir l'appartenance générique du texte, qui jusqu'ici semblait une histoire de fantôme traitée de manière on ne peut plus classique : un jeune couple s'installe dans un appartement, attiré notamment par la spectaculaire serrure chromée qui orne la porte de la cuisine et permet de fermer celle-ci de l'extérieur. Peu après leur arrivée, l'homme, Lauri, commence à entendre des sanglots provenant de la cuisine, situation qui laisse présager au lecteur une histoire de fantôme tout ce qu'il y a de plus traditionnelle. Par ailleurs, il devient de plus en plus irritable, s'énervant facilement contre sa compagne, Kaarina, qu'il semble soupçonner de le tromper. Il finit par l'enfermer dans la cuisine, profitant de la présence opportune de la fameuse serrure : à nouveau des sanglots se font entendre dans la cuisine, et cette fois l'on sait de qui ils proviennent... L'auteur conclut par ce paragraphe explicatif : « Ce n'était pas le spectre d'une personne jadis maltraitée, dont Lauri avait deviné la présence ici. Ce n'était rien de si spectaculaire ni de si lointain ; tout est en fait d'une simplicité à donner la nausée. Peut-être une souffrance intense, le sentiment d'un tort subi ont-ils tout déclenché, mais c'est sans importance. Quelque chose dans le temps, quelque chose dans l'espace a seulement formé une spirale pendant un instant, s'est tordu et recroquevillé, produisant un événement qui s'est mis à exister avant même d'être vécu ; et cela a été inéluctable, déterminé dès l'instant où ils étaient entrés dans cet appartement pour la première fois. » On assiste donc là à une sorte de revitalisation de l'histoire de fantôme traditionnelle, avec une variation sur le thème de la maison hantée, par le recours à un motif ressortissant évidemment à la science-fiction, celui de la boucle temporelle.

     Autre forme de revitalisation opérée par Sinisalo, celle du fantastique lovecraftien, dans une autre nouvelle, « Nous vous assurons » (Me vakuutamme sinut), contenue comme la précédente dans le recueil Les Rois manchots et autres contes déconcertants (Kädettömät kuninkaat ja muita häiritseviä tarinoita, 2003). Le fantastique lovecraftien a constitué une source d'inspiration primordiale pour la quasi-totalité des auteurs fantastiques du XXe siècle, qui ont multiplié hommages, pastiches et resucées — parmi les premiers, citons par exemple « H.P.L. (1890-1981) » (1995) du Français Roland C. Wagner. Les fantastiqueurs non-américains ont ainsi pu ressentir le besoin d'acclimater la mythologie lovecraftienne (le « mythe de Cthulhu ») à leur propre pays, puisque les récits de Lovecraft, bien qu'évoquant des créatures dont le pouvoir maléfique était censé s'étendre sur toute la planète et même bien au-delà, ne se déroulaient pour la plupart que dans un périmètre étroit aux Etats-Unis 4. C'est cette démarche qui semble motiver Sinisalo dans « Nous vous assurons », en recourant plus particulièrement au folklore same 5 pour faire le lien entre la création lovecraftienne et la Finlande contemporaine. Le foklore same apparaît dans d'autres nouvelles de Sinisalo, comme « Poste pour jeune vierge expérimentée » (Palvelukseen halutaan kokenut neitsyt), témoin d'un sous-genre assez florissant en Finlande et surtout en Estonie, un fantastique attaché au folklore national et mâtiné de données ethnologiques.

     Avant d'acquérir la renommée qui est aujourd'hui la sienne parmi le grand public, Sinisalo s'est également fait connaître comme critique spécialisé, signant par exemple des articles dans Aikakone, un fanzine actif de 1981 à 2001. Dans sa critique d'un roman de science-fiction de Kauko Röyhkä (célèbre chanteur de rock et écrivain classé dans la littérature générale), Ocean City, elle fait montre d'une grande sévérité envers l'auteur, à qui elle reproche de s'être aventuré dans la science-fiction sans en connaître grand'chose : « Ce qui sépare immanquablement l'amateur de SF actif et le « lecteur normal » et/ou le critique mondain, c'est la difficulté qu'il y a à surprendre l'amateur de SF par des visions du monde passant pour originales. (Quand ça fonctionne, l'amateur n'en est évidemment que plus enchanté.) Les lecteurs et critiques mondains, à l'inverse, s'enthousiasment quand un écrivain qui s'est jusqu'ici consacré à la « prose normale » se risque par exemple à se projeter dans l'avenir. Pour eux, les thèmes apparaissant alors sont nouveaux, courageux, pleins de fraîcheur — par exemple des accros à la réalité virtuelle ! Quelle imagination, mes aïeux ! C'est génial, c'est original ! Hé, pensez donc, une ville construite sur la mer [comme dans le roman de Röyhkä] ! Ouaah ! Qui aurait jamais pu imaginer ça ? ! Avoir des descendants devient un processus complexe ! Seigneur, quelle idée puissante et novatrice ! [...] Pour se défendre contre tout ce qui précède, on pourrait bien sûr dire que l'écrivain n'a pas cherché à écrire de la science-fiction « traditionnelle » ou « typique », mais plutôt une œuvre dans laquelle le futur représentât, de façon par exemple allégorique, le présent. S'il en est ainsi, je dis halte et je fais observer que c'est bien sur la base d'un présent camouflé que les écrivains de science-fiction, eux aussi, écrivent leurs histoires... mais le présent qu'ils évoquent est camouflé d'une façon autrement plus intéressante. » 6

     Sinisalo a également pris part à une aventure éditoriale importante dans l'histoire du fantastique finlandais (en tant qu'hypothétique objet d'attention à l'étranger), en décidant du contenu d'une anthologie de nouvelles fantastiques finlandaises en anglais, The Dedalus book of Finnish fantasy. L'éditeur Dedalus, attaché à la redécouverte d'œuvres oubliées ou négligées (on pense à leur recueil de nouvelles du fantastiqueur polonais Stefan Grabinski), s'est fait une spécialité de ces anthologies consacrées à des pays dont la tradition fantastique est peu reconnue au niveau international ou est encore loin d'avoir été explorée de manière exhaustive, comme la Grèce, la Pologne et l'Autriche. Pour la Finlande, le choix des nouvelles dans cette anthologie montre clairement le désir de Sinisalo de donner à voir la respectabilité littéraire de ses genres de prédilection, comme le note un critique du fanzine Tähtivaeltaja 7 : pour lui, Sinisalo veut montrer « que le fait d'écrire du fantastique n'est pas déshonorant (en effet, des vingt écrivains présents dans le livre, six ont reçu le prix Finlandia et plusieurs autres ont figuré parmi la liste des nommés) ». On trouve ainsi des auteurs prestigieux qui font depuis longtemps partie du canon littéraire finlandais comme Aino Kallas, Mika Waltari, Aleksis Kivi et le poète svécophone Bo Carpelan.

     Johanna Sinisalo est donc une véritable activiste, très impliquée dans la promotion du fantastique et de la science-fiction. Il est du reste fréquent, dans tous les pays, que les auteurs les plus importants des genres qualifiés de « paralittérature » adoptent une posture très prescriptrice et militante : c'est par exemple le cas, en France, de Roland C. Wagner 8 et Serge Lehman 9.
 

     En Estonie, c'est Indrek Hargla, né en 1970, qui joue ce rôle de fer de lance des littératures de l'imaginaire. Il n'a pas reçu de grand prix national comparable au prix Finlandia, mais a par exemple été récompensé en 2008 du deuxième prix Tammsaare (le premier avait été remis en 2003), remis par la ville de Tallinn et destiné à mettre en lumière un écrivain dont la production dans les cinq années précédentes a été d'une qualité remarquable et constante. Le président du jury, Karl Martin Sinijärv, s'est à cette occasion exprimé de la sorte : « Au cours de la période considérée, [Hargla] a percé d'une manière tout à fait remarquable et s'est maintenu à un haut niveau tant qualitativement que quantitativement. Les textes de Hargla doivent être reconnus bien au-delà des frontières de la littérature de genre. A l'intérieur de ces frontières il a déjà récolté au fil des années énormément de prix. Et bien sûr il en récoltera encore. » 10
     Les œuvres les plus ambitieuses de Hargla durant cette période, celles qui ont attiré l'œil du public sur lui, sont French et Koulu, un recueil de trois longues nouvelles qui se suivent, où nous sont décrites les aventures de Koulu, un poète et aventurier toujours accompagné de son fidèle serviteur French, plein de ruse et d'humour. Les nouvelles font la part belle à l'évocation d'une Europe uchronique, difficile à situer dans le temps, où les noms des villes et des Etats réels sont déguisés de façon ludique.
     Autre œuvre importante de Hargla, l'anthologie Effroyable Estonie (Õudne Eesti), recueil de nouvelles fantastiques des auteurs les plus divers, qui offre un large panorama de la production estonienne en matière de fantastique fondé sur le folklore national. Hargla parle dans l'introduction de « fantastique horrifique estonien à sujets issus des traditions orales estoniennes » (eesti etnoaineline õudusfantaasia), ou encore dans la présentation de la première nouvelle du recueil d' « ethnohorreur estonienne » (eesti etnoõudus) : l'ensemble semble vouloir démontrer qu'il existe un fantastique spécifiquement estonien, quand une tendance assez nette parmi les fantastiqueurs estoniens est de placer leurs œuvres dans un contexte international un peu impersonnel. Comme dans le cas de l'anthologie composée par Sinisalo, on retrouve le nom d'auteurs prestigieux au sommaire, comme August Gailit, Friedebert Tuglas et Anton Tammsaare, et même celui de Kreutzwald, personnage fondamental dans l'histoire de la littérature estonienne, auteur de l'épopée nationale Kalevipoeg et des Contes immémoriaux du peuple estonien (Eesti rahva ennemuistsed jutud). Le fantastique se voit ainsi ancrer au cœur de la tradition littéraire nationale. Autre figure tutélaire mise en avant, celle de Johannes Aavik, le grand rénovateur de la langue estonienne au début du XXe siècle : « En matière de promotion et de propagation de la littérature fantastique en Estonie, beaucoup a été fait par Johannes Aavik[, qui] composa, traduisit et édita de 1914 à 1928 la série d'anthologies Histoires de peur et d'horreur. Pour Aavik, le concept de peur et d'horreur était très large, il y faisait entrer notamment des chapitres extraits de Crime et châtiment de Dostoïevski, mais il publia également des classiques du fantastique comme Ewers, Maupassant et surtout Poe. Malgré des innovations linguistiques forcées, la série fut très populaire. »
     Les nouvelles fantastiques forment le plus gros contingent des œuvres de Hargla, en marge des aventures de French et Koulu qui l'ont rendu célèbre. Citons notamment le cycle de nouvelles s'ordonnant autour du personnage de Pan Grpowski, un exorciste polonais appelé à intervenir aux quatre coins de l'Europe pour lutter contre des êtres surnaturels.

     « Väendru » est une des nouvelles-phares de la production de Hargla, comme en atteste le fait qu'il a lui-même choisi de la faire figurer dans l'anthologie susévoquée. Elle raconte l'histoire d'un jeune homme chargé par la direction d'un théâtre d'aménager une vieille maison, portant le nom de Vaëndru, dans la campagne estonienne, en bordure de forêt, afin d'en faire un lieu d'expérimentations théâtrales, dans une région évoquant le folklore estonien, un environnement stimulant, censé inspirer la créativité des membres du théâtre. Il s'y installe avec sa compagne biélorusse, Zhanna, au comportement erratique : elle disparaît souvent des nuits et des jours entiers sans donner d'explication, et le mystère qui l'entoure semble entrer pour une bonne part dans l'amour que lui porte le narrateur. L'attention de celui-ci est attirée par une pierre levée au cœur de la forêt, apparemment liée à des disparitions qui se seraient produites quatre-vingts ans plus tôt. Le destin de Zhanna et celui des disparus s'entremêle d'une façon de plus en plus étroite au fil du texte, jusqu'à la disparition de Zhanna, victime d'une créature assimilée au rõugutaja, être mythologique figurant par exemple dans des contes de Kreutzwald, et dans le Kalevipoeg comme le rappelle un des personnages de la nouvelle, un folkloriste ami du narrateur. On sent de manière particulièrement nette dans cette nouvelle le désir d'utiliser des éléments de folklore estonien (le rõugutaja, le loup-garou, les pierres levées auxquelles sont liées telles et telles superstitions populaires...) pour en faire du nouveau, pour les intégrer à une écriture largement influencée par les formes modernes du fantastique. Hargla a dit lui-même : « Je voulais écrire Väendru comme Stephen King l'aurait écrite  11 ».

     On peut citer une autre nouvelle de Hargla, « La nécropole de la Sierra Titauna », qu'il juge lui-même appartenir au versant le plus satisfaisant de sa production 12. Elle illustre un tout autre aspect de son travail d'écrivain par son côté international, l'Estonie n'y jouant aucun rôle : Hargla y décrit une Amérique uchronique, qui n'a pas été découverte par Christophe Colomb mais en 1474 par un navigateur espagnol, à partir de la découverte duquel l'Espagne fonda un Empire centré autour d'Hispaniola. Les indigènes, un peuple appelé les Atlatayamos, ont une croyance religieuse qui présente de singulières similitudes avec la foi chrétienne, similitudes liées à un secret propre à remettre en cause les fondements de celle-ci. On sent dans ce type de nouvelles l'ambition de dépasser le cadre estonien pour s'élever à une dimension internationale : une attention est portée à la création d'un monde alternatif cohérent, la progression dramatique du texte est savamment travaillée, et la thématique religieuse, l'idée du secret aux répercussions capitales, qui peuvent passer pour risquées, témoignent d'une volonté d'écrire une œuvre forte et plus recevable à l'étranger que des histoires centrées sur l'Estonie.

     Notons également la participation active de Hargla à un site Internet recueillant des milliers de critiques d'œuvres fantastiques et de science-fiction, Ulmekirjanduse baas 13, lieu de discussions extrêmement fécondes sur les littératures de l'imaginaire en général et leur situation en Estonie en particulier. Pour qui s'intéresserait aux sources d'inspiration de Hargla, c'est un outil fondamental, puisqu'il a rédigé un millier de critiques dont beaucoup (à côté de celles où, en chef de file reconnu, il évalue les efforts de ses collègues estoniens) concernent les classiques anglo-saxons : on peut remarquer que parmi ceux qu'il note le mieux ou qu'il semble avoir lus avec le plus d'attention figurent Montague R. James, très prolifique auteur anglais d'histoires de fantômes, Robert Silverberg, génie de la science-fiction américaine et auteur d'une uchronie, Roma æterna, que Hargla juge très favorablement, Philip K. Dick et enfin Gene Wolfe et George R.R. Martin, ces deux derniers plus proches du merveilleux.


 

     2. Les fantastiqueurs sans le savoir : Krohn, Kivirähk et Vainonen


 

     Leena Krohn, née en 1947 et auteur d'une œuvre déjà très riche, partage avec Sinisalo l'honneur d'avoir reçu le prix Finlandia, en 1992 pour Êtres mathématiques ou rêves partagés (Matemaattisia olioita tai jaettuja unia). Le fantastique et la science-fiction ont une part très variable dans sa production : un de ses romans les plus renommés, Ténare (Tainaron, 1985), évoque un monde peuplé de créatures tenant aussi bien de l'insecte que de l'être humain, et ressortit au pur merveilleux 14 même teinté de notations scientifiques, alors que certaines nouvelles de ses recueils Êtres mathématiques ou rêves partagés, Umbra ou encore Datura ne contiennent aucun élément relevant de la littérature de genre. Elle-même ne se considère pas comme un écrivain de genre : « When I wrote letters to (from !) Tainaron, I never thought it as a sci-fi or fantasy novel, nor would I name myself a sci-fi writer. As I have written it, there is only a little bit of fantasy in Tainaron, but many facts of life. 15 » Notons avant de les évoquer plus en détail que ces œuvres (à l'exception d'Êtres mathématiques ou rêves partagés, composé de nouvelles assez longues et sans rapport direct entre elles) ont une caractéristique formelle importante, la brièveté des unités narratives qui les composent : les textes font en moyenne trois ou quatre pages, et leur juxtaposition compose une sorte de mosaïque qui peut être qualifiée d'impressionniste. Ils forment un ensemble doué d'une unité (ainsi Umbra est consacré au personnage du même nom, Ténare à la description d'un monde inconnu par le biais de la forme épistolaire) mais constituent également des textes autonomes 16. Elle a nommé elle-même ces courts textes des miniatures. 17
     Ces miniatures peuvent constituer au sein d'un volume donné des unités au ton assez variable, même si l'on retrouve toujours chez Krohn une légère touche d'humour, de détachement qui confère à son style une identité propre. Umbra (1990) par exemple évoque un personnage de médecin, dans un lieu et un temps indéfinis (mais dont certains indices laissent à penser qu'il s'agit de la Finlande à l'époque moderne), qui va faire diverses rencontres, être mis en contact avec certains patients qui constitueront autant de cas plus ou moins surprenants (et c'est justement le fait que le narrateur, comme Umbra, pose toujours le même regard sur ces cas, les traite de manière toujours aussi stoïque, indépendamment de leur étrangeté intrinsèque, qui crée un effet de décalage caractéristique du style de Krohn). Dans le même temps, Umbra recueille des « paradoxes », le plus souvent des sortes de devinettes insolubles, qu'il rassemble dans ce qu'il appelle ses « archives paradoxales » (paradoksien arkisto, expression que l'on retrouve dans le sous-titre du livre, « un aperçu des archives paradoxales »), et que l'auteur distille au fil du volume, sans que les paradoxes énoncés aient nécessairement un rapport avec les aventures d'Umbra. Dès les deux premiers textes, l'auteur joue de la dichotomie entre plausible et impossible, et donc de l'incertitude sur l'appartenance générique de son œuvre : le premier cas évoqué est celui d'une femme qui, tout en refusant de dire un mot pour justifier ses excentricités, a adopté la forme d'un O, d'une « roue humaine ». Le lecteur à ce stade peut, du fait de la façon dont la chose est énoncée, supposer qu'il ait encore affaire au monde réel. Mais dès la deuxième nouvelle, Umbra rencontre Don Juan et son fidèle Leporello : Don Juan est sur le point de mourir et fait appel à Umbra pour le soigner. Plus question ici de mettre en place une quelconque suspension d'incrédulité, l'auteur rappelle constamment qu'on a affaire à un personnage mythique, un personnage d'opéra. Umbra dit par exemple : « En fin de compte, pour lui ça ne se termine pas du tout comme dans l'opéra. J'ai vu Paata Burchuladze [basse géorgienne] dans le rôle du Commandeur. La scène finale est toujours impressionnante. Et puis cette secousse, ces flammes, la poussière et la fumée... Je me rappelle comment il descendait aux enfers. Sans regrets. D'ailleurs Don Juan n'a aucune envie de regretter. — Mais il n'est descendu nulle part, dit Leporello. Aujourd'hui le public croit n'importe quoi. C'est ici que nous sommes venus. » On observe donc un jeu assez poussé sur le réel et l'imaginaire, avec la confusion de trois Don Juan : le personnage mythique dont la légende (et principalement la pièce de Molière) nous dit qu'on l'a précipité aux enfers une fois pour toutes, le personnage d'opéra incarné par divers chanteurs et qui revit cette scène finale sans cesse, et ce personnage de Don Juan vieillissant échoué en Finlande.

     A l'inverse, on trouve des histoires qui semblent beaucoup plus proches du réel, comme celle d'une petite fille qui a avalé une pièce de cinq marks, et dont le père, une fois sa fille hors de danger, a l'impression de se voir soudain ouvrir un accès à une nouvelle vie, plus pure, plus joyeuse : c'est dans la description de l'exaltation de cet homme que l'on retrouve le goût de Krohn pour l'étrange, et non pas dans le fait même qui aboutit à ce résultat. Et les événements décrits sont parfois encore plus banals, comme dans « Le nœud de Salomon » où Umbra séduit malgré lui une jeune fille qui devient sa maîtresse. Tout concourt à donner l'impression d'un portrait impressionniste, où l'hétérogénéité des touches ajoutées successivement, due à cette grande variation dans la nature des faits décrits, aboutit à briser la solution de continuité qui existe entre le réel et l'imaginaire ; ceci rejoint d'ailleurs un des thèmes fondamentaux dans l'œuvre de Krohn, la nature du réel 18, et notamment la nature du temps.
     Terminons ces quelques lignes sur Umbra par l'évocation de trois nouvelles où cette fois des éléments relevant clairement de la science-fiction viennent s'ajouter à la variété des registres convoqués. Dans « Eccehomo », un couple confie à Umbra un robot qui semble souffrir de troubles relevant de la psychiatrie ; s'ensuit un dialogue entre Umbra et ce robot de marque Eccehomo sur ce qui constitue l'âme humaine et sur la liberté : « Eccehomo, dit Umbra, tu fonctionnes comme si tu pensais. Je fonctionne comme si je faisais moi-même des choix. Je ne crois pas que tu puisses vraiment penser, mais certes je ne peux pas non plus prouver que je décide moi-même de mes actes. » A ce robot malade qui ne cesse de se plaindre qu'il a peur, Umbra conseille de ne pas avoir peur, de ne pas souffrir, de ne pas « se développer dans cette direction ». « Car c'est là que tu trouveras devant toi tout ce qui rend la vie humaine semblable à un enfer. » Dans « La vierge de titane » est présentée une sorte de dystopie : Umbra voyage dans un pays indéterminé en train d'être envahi, et dont le couple de dictateurs qui étaient à sa tête (on pense à la Roumanie) sont exécutés sous ses yeux ; Umbra assiste à l'exécution sans la moindre trace d'émotion, ne faisant que réfléchir à un nouveau paradoxe à ajouter à sa collection. Dans « Chuchotement — ordre », enfin, on retrouve un topos des évocations de futurs dystopiques, le motif de la représentation théâtrale où les acteurs jouent « pour de vrai » : « Son ancien camarade de classe lui tendit d'élégantes jumelles cerclées d'or. Umbra les porta à ses yeux. Tout prenait soudain un aspect très frappant, à hauteur de son visage. Sur scène on figurait un viol. La fille gémissait, incarnant son personnage avec art. D'ailleurs le sang qui gouttait sur l'estrade paraissait étonnamment vrai, même aux yeux d'un spécialiste comme Umbra. — Ils sont sans doute allés chercher du sang de porc dans un abattoir, pensa Umbra. — Elle est bonne, hein ? fit son camarade de classe, satisfait et excité. Et elle est vraiment vierge. Elle n'aura pas un rôle comme celui-là deux fois. — Mais qu'est-ce que tu dis ? fit Umbra dans un sursaut. Tu ne prétends tout de même pas que... ? — Mais bien sûr que si, dit son camarade en replaçant les jumelles dans sa poche. »
     Dans Datura (2001), de la même façon, les textes viennent s'ordonner autour d'un personnage principal pour aboutir à un portrait fragmenté, fait de scènes ponctuelles : il y est question d'une jeune journaliste qui travaille dans une revue consacrée au paranormal, Le Nouvel Anomaliste. Elle va être amenée, de ce fait, à rencontrer des personnages plus ou moins excentriques, ce qui fait de ce roman, comme Umbra, une succession de rencontres marquées par une proximité plus ou moins grande de l'imaginaire. Ici de surcroît, le rapport du personnage au réel est modifié (ou soupçonné par le lecteur d'être modifié) par les ingestions de graines de datura auxquelles procède la jeune femme pour soigner son asthme.
     Il serait intéressant d'étudier l'influence de Borges sur Krohn, chez qui on retrouve assez régulièrement des thèmes manifestement hérités de l'écrivain argentin, et un ton volontiers comparable, dans lequel on perçoit une distance qui va parfois jusqu'à l'amusement. Le passage suivant de Datura, où le directeur du Nouvel Anomaliste évoque avec sa jeune collègue un curieux manuscrit ancien, le « livre de Voinych », écrit dans un langage inconnu et parsemé de dessins de plantes étranges, nous paraît un des exemples les plus frappants à cet égard : «  — [...] il se pourrait que le texte soit codé, il s'agit d'un assemblage de chiffres et de divers symboles. Un chercheur a montré que chaque caractère est composé de quinze ou vingt traits de crayon, dont selon lui chacun pourrait avoir une signification propre. Cette théorie n'a pas vraiment reçu de défenseurs. Il est possible que le livre de Voinych soit une sorte d'encyclopédie. Il se peut aussi que ce ne soit pas du tout un langage, mais une simple farce, une blague absurde, une arnaque. — Ces plantes... — On affirme que même les botanistes ne peuvent en reconnaître l'espèce. »


 

     On peut comparer la position privilégiée dont jouit Leena Krohn en Finlande, qui pratique la littérature de genre sans que cela constitue jamais un obstacle à une réception critique très large et positive, à la situation d'Andrus Kivirähk (né en 1970 comme Hargla) en Estonie. Lauréat de nombreux prix, il est principalement l'auteur de trois romans, Le Papillon (Liblikas, 1999), Le Grangier ou Novembre (Rehepapp ehk November, 2000) et L'Homme qui savait la langue des serpents (Mees, kes teadis ussisõnu, 2007), qui mêlent un décor estonien caractéristique à des éléments surnaturels (pour beaucoup inspirés de légendes estoniennes) qui souvent s'y intègrent sans causer la moindre surprise : on est avec Kivirähk, du point de vue générique, dans le cas précis où se mêlent un décor quotidien, plus ou moins réaliste, et des éléments fantastiques. Pour cette raison on le classe souvent en Estonie dans le « réalisme magique », pour dissimuler le fait que l'auteur estonien dont les livres se vendent le mieux en Estonie s'adonne à la littérature de genre... Le fait n'en est pas moins constant.

     Dans Le Papillon, on lit les mémoires d'August Michelson, qui nous affirme être mort au moment où il écrit ce récit des aventures d'un groupe d'acteurs du théâtre de Tallinn, l'Estonia, dans les années 1910. Cette troupe va être amenée à combattre l'influence maléfique d'un curieux chien gris qui rôde aux alentours du théâtre, symbolisant la Mort, jalouse du pouvoir qu'ont les acteurs de donner vie à des personnages fictifs et qui donc va s'échiner à les tuer l'un après l'autre. A l'inverse, des personnages incarnent le Bien, comme Paul Pinna, figure historique, acteur vedette de l'Estonia, qui avec sa compagne Netty forme un couple mystérieux, qui semble parfaitement au fait du combat métaphysique qui se joue autour de l'Estonia, et qui par exemple, pour affronter la Mort, embauchera Erika, le « papillon » du titre, femme d'une grâce infinie qui reculera l'échéance de la victoire finale de la Mort. Les événements surnaturels évoqués dans ce roman (citons par exemple les funérailles de l'acteur Johanson 19, où s'invitent des créatures étranges, et qui sont suivies de la résurrection du mort qui affirme ne pas pouvoir se passer de son métier d'acteur ; la transformation de Sällik en loup-garou 20 par une actrice un peu sorcière ; le magnifique passage où Erika danse sur scène 21, non pas avec son mari, le narrateur, comme il était prévu, mais avec un homme mystérieux qui l'entraîne dans un tango surnaturel et fatal alors que l'orchestre croit jouer une valse...) sont parfois mis à distance par les paroles du narrateur, qui met en garde son lecteur contre sa tendance au mensonge, et prévient qu'il ne faut pas toujours le croire... Mais il n'offre pas pour autant d'alternative plus réaliste, plus crédible, dans sa description des faits, si bien que cette ironie rétrospective, cette suspicion que le narrateur veut jeter sur ses paroles, n'enlèvent rien au caractère fantastique du récit proprement dit.
     Dans Le Grangier, les créatures fantastiques traditionnelles abondent, partageant l'ordinaire d'un petit village estonien qui se trouve sous la dépendance du mõis, un de ces manoirs caractéristiques de l'époque où une noblesse germano-balte gouvernait l'Estonie. On trouve ainsi fantômes et morts-vivants, le Diable lui-même, la Peste personnifiée et, plus caractéristiques du folklore estonien, loups-garous et kratt. Les kratt sont des sortes de petits golems laïques (et à la force de frappe théoriquement moindre), d'apparence variable en fonction de la façon dont leur maître s'y est pris pour les fabriquer. Ils jouent un rôle fondamental dans Le Grangier, chacun ou presque des villageois ayant son propre kratt et s'en servant pour effectuer tels menus travaux ou pour aller dérober, sans forcément penser à mal, le bien de ses voisins. Le roman offre notamment des variations sur le thème du pacte avec le Diable, étape nécessaire pour qui veut donner vie à un kratt : le personnage de Muna-Ott, au début du roman, prétend que l'obligation que lui fait le Diable de venir en enfer sera pour lui un plaisir ; et le contremaître du domaine est victime d'un soudain moment de clairvoyance du Diable, qui n'est pour une fois pas dupe de la ruse habituelle (écrire sur le registre de Satan avec une encre à base de baies permettant d'imiter le sang humain) à laquelle recourent ordinairement les Estoniens pour fabriquer un kratt sans encourir la damnation éternelle. Le kratt que fabriquera le contremaître aura justement un rôle central dans le roman, d'une part du fait de son apparence inhabituelle (il est fait de neige) et d'autre part pour les histoires exotiques de chevaliers errants et d'amours impossibles dont il ne cesse d'abreuver son maître et le grangier fascinés.
     Ce roman nous semble l'alliance parfaite de motifs traditionnels du folklore estonien et d'une écriture fantastique toute moderne, qui par exemple ne recule pas devant le spectaculaire, comme dans une scène où un mort-vivant s'introduit dans la demeure de sa veuve et ses enfants pour les dévorer. L'univers des contes est présent de manière sous-jacente, mais les éléments qui en sont tirés ne sont plus simplement là pour provoquer l'émerveillement, ils se fondent dans la forme romanesque pour concourir à une densité dramatique, à une extraordinaire efficacité caractéristique de l'écriture de Kivirähk, en même temps qu'ils sont le support d'un humour très présent.
     Dans L'Homme qui savait la langue des serpents, l'aspect humoristique tend à s'effacer progressivement, au fur et à mesure que l'action occupe de plus en plus massivement le devant de la scène, pour aboutir dans la deuxième partie à une suite d'événements qui s'enchaînent très densément et dont l'aspect spectaculaire nous paraît sans équivalent dans notre corpus estonien. Le roman, situé à une époque mythique où les hommes connaissaient le langage des bêtes, raconte l'histoire d'un garçon qui grandit dans une forêt estonienne dont tous les habitants, peu à peu, choissent de partir pour le village voisin, d'opter pour la religion chrétienne importée par les envahisseurs germano-baltes à qui ils font choix de se soumettre. Partir pour le village implique de renoncer aux traditions ancestrales, et notamment de perdre l'usage de la « langue des serpents ». La famille du narrateur décide de rester, avec quelques autres. Mais certaines inimitiés, avec des défenseurs aveugles des traditions d'une part et les villageois d'autre part, aboutiront à une série de catastrophes tragiques qui culmineront dans un final d'une rare intensité.
     Ce roman, lui aussi, contient son lot d'éléments fantastiques, à commencer évidemment par l'idée d'un langage animal accessible aux humains. Le rapport aux animaux s'en trouve notablement modifié, et c'est ainsi qu'un ours sera l'amant de la sœur du héros. Mentionnons également les hommes-singes, qui ne sont pas les vestiges d'un stade de développement antérieur des humains mais bien des êtres hybrides cohabitant avec les Estoniens de la forêt, et l'Ahteneumion, gigantesque monstre marin vivant dans la Baltique, avec qui le héros fera connaissance lors de son périple, qui l'amènera également à entrer en contact avec un homme capable de gouverner les vents. Chacun de ces éléments entre en conflit direct avec le monde extérieur, bien plus proche de notre réalité : le maître des vents dont il vient d'être question a par exemple vu son fils se détourner de son enseignement pour devenir un moine chrétien, suppôt des envahisseurs germano-baltes et pour qui la « langue des serpents » est le fait de Satan.
     Mentionnons ici un autre Estonien qui, lui, ne s'est adonné que ponctuellement aux littératures de l'imaginaire, mais qui mérite d'être évoqué car il passe pour l'un des plus importants écrivains estoniens vivants, si ce n'est le plus grand depuis la mort de Jaan Kross : il s'agit de Jaan Kaplinski. Il est l'auteur de deux longues nouvelles, « L'Œil » et « Hector », de facture assez classique mais toutes deux remarquables, la première rappelant assez fortement le Demian de Hesse avec son mélange de surnaturel et de considérations mystiques, ses interrogations inquiètes sur la relation de l'individu à la divinité, et la seconde reprenant le thème maintes fois traité (notamment pendant l'âge d'or de la science-fiction américaine, avec par exemple Demain les chiens — City, 1952 — de Clifford Simak) des animaux doués de raison.


 

     Jyrki Vainonen, né en 1963, est l'auteur de trois recueils de nouvelles fantastiques : L'explorateur et autres contes (Tutkimusmatkailija ja muita tarinoita, 1999), L'Ossuaire (Luutarha, 2001) et A travers la paroi de verre (Lasin läpi, 2007). Il est par excellence l'auteur au sujet duquel la critique finlandaise aura tendance à insister sur la qualité littéraire de son style pour prouver que « puisque c'est bon, ce n'est pas vraiment du fantastique ». On écrit par exemple à son sujet : « Les mondes que décrit l'auteur sont également mystérieux. Ses œuvres fourmillent de nouveaux pays, de nouvelles villes et de nouvelles langues, mais on ne trouve dans ces livres aucun des nouvelles terres caractéristiques de la littérature fantastiques traditionnelles. Les lieux décrits sont d'essence réaliste, ils sont possibles. 22 « L'écrivain lui-même insiste sur le fait que ses goûts le portent bien davantage vers la littérature « sérieuse » : « Bien que mes œuvres soient marquées par une imagination fertile et un goût pour l'invention débridée, parmi les écrivains qui comptent pour moi on trouve Harry Martinson, Pär Lagerkvist, François Mauriac, Marja-Liisa Vartio [poétesse finlandaise], Marguerite Duras et Peter Handke, qui évidemment sont des auteurs plus ou moins réalistes. 23 « Ce genre d'attitude n'est sans doute pas pour plaire aux amateurs de littérature de genre : dans Kosmoskynä (« Le Stylo Cosmique » ; bulletin de l'Association des Ecrivains de Science-Fiction Finlandais), on nous rappelle que « d'après l'auteur, ses contes ne sont pas du fantastique, mais de la littérature réaliste, dans laquelle figure un élément d'imprévu. Le genre le plus voisin auquel Vainonen consente à souscrire est le « surréalisme ». Mais le champ du fantastique est bien plus vaste que les mondes imaginaires à la Narnia auxquels un écrivain qui connaît peu le genre voudrait le cantonner. 24 « M.G. Soikkeli, lui-même nouvelliste, raconte dans sa critique du premier recueil de Vainonen : « Ah bon, c'est du fantastique ? m'a rétorqué Jyrki Vainonen, déçu, quand j'ai entrepris de discuter avec lui de la place de son recueil dans le champ littéraire. Sa déception était compréhensible, car ses histoires ne sont pas plus du pur fantastique que l'on ne peut appeler des écrivains comme Kafka, Borges ou Boulgakov des écrivains fantastiques ».
     Ses nouvelles ont un point commun qui saute aux yeux, leur titre est à chaque fois un simple substantif : « L'explorateur », « L'oiseleur », « La victime » (dans le premier recueil), « L'armoire », « Le fleuriste » (dans L'Ossuaire), « La bibliothèque », « Le pantalon » (dans A travers la paroi de verre). Ce substantif désigne l'objet, l'être ou le lieu sur lequel va porter la charge d'imaginaire qui fondera l'intrigue : « L'explorateur » est un scientifique qui quitte son travail et sa vie de famille pour se livrer à une expérience d'un nouveau genre en partant en secret explorer le corps de sa femme de l'intérieur. C'est d'ailleurs une nouvelle intéressante du point de vue générique : la science n'y constituant qu'un décor, un contexte très abstrait, et l'auteur ne cherchant nullement à fonder rationnellement l'expérience à laquelle se livre son personnage, on reste rigoureusement dans le domaine du fantastique. Dans « Le réfrigérateur », on suit le parcours inlassable d'un personnage qui emprunte toujours le même bus, suivant le même itinéraire, éternellement accompagné d'un curieux réfrigérateur. Il s'agit en fait d'un fantôme, et la raison d'être du réfrigérateur a évidemment à voir avec la façon dont l'homme est mort. Dans « Le pantalon », un homme qui se fait payer par des femmes pour leur faire l'amour entre en possession d'un pantalon qu'une fois enfilé il ne parvient plus à ôter, ce qui le met en difficulté dans l'exercice de son activité. Quand il essaie de se déshabiller, une violente odeur d'orties se fait sentir de lui seul, lui montant à la tête et l'étourdissant. S'il n'est pas question ici de fantôme, il s'agit malgré tout d'une forme de hantise, le pantalon est hanté à sa manière, et le phénomène est lié à un épisode de l'enfance du personnage.
     « La victime » nous paraît être la nouvelle de Vainonen la plus forte qu'il nous ait été donné de lire. Le narrateur en est un officier qui reçoit, au dernier jour d'une guerre (dans un lieu et un temps indéfinissables), l'ordre de brûler une maison au sommet d'une colline. Lui et ses hommes s'assurent d'abord qu'il n'y ait personne dans la maison, puis mettent le feu. Or une silhouette s'échappe de la maison quelques minutes plus tard et vient rouler à leurs pieds, largement carbonisée mais pourtant toujours vivante. Le narrateur, se sentant coupable de ce qui est arrivé, vient prendre des nouvelles de l'individu, toujours muet et au corps entièrement entouré de bandelettes, il commence à s'occuper de lui de manière régulière, jusqu'à vivre en sa compagnie. Une atmosphère de tension et d'incertitude règne tout le long de la nouvelle, simplement alimentée par les regrets du narrateur et l'incertitude sur l'identité de la victime, jusqu'à la chute, dont l'intérêt a la particularité de reposer sur l'absence de distinction du masculin et du féminin en finnois, nous y reviendrons à propos d'une nouvelle d'Anne Leinonen.

     Nous avons cité ici les nouvelles les plus marquantes de Vainonen, auteur qui semble en réalité marqué par une certaine inégalité d'inspiration. De plus, les nouvelles semblent parfois fondées sur une sorte de recette, que l'on peut d'ailleurs rattacher au principe qui régit les titres-substantifs : à chaque fois, un objet précis, un être, un événement étranges, viennent se mêler au quotidien, et l'on observe les conséquences de cette étrangeté venant rompre avec la banalité extérieure. Le ton est presque toujours le même, fait d'une absence de dialogues, d'une absence d'ironie, d'une certaine neutralité dans l'expression, d'un vocabulaire très littéraire... C'est pour cette raison que Pasi Karppanen, rédacteur en chef de Kosmoskynä, a pu dire : « Mais quand je les lisais dans le recueil l'une après l'autre, leur force en était d'une certaine façon diminuée » 25.


 


Notes :

1. Paru chez Actes Sud en 2003 dans la traduction d'Anne Colin du Terrail.
2. Ces mots anglais formés sur la racine « fan » (mot issu par apocope de « fanatic ») sont utilisés internationalement dans les milieux spécialisés ; en estonien cependant il semble qu'on évite le terme de fandom (on parle plus simplement « des fans » — fännid), et le terme de fanzine est adapté sous la forme fännileht.
3http://www.hs.fi/kirjat/artikkeli/V%C3%A4in%C3%A4m%C3%B6inen+ryhtyy+rokkaamaan/HS20031023SI1KU02rlb (édition du 23 octobre 2003)
4. Dans un article de Vikerkaar (1997 n°7/8), Kalju Kirde regrette que Johannes Aavik, le grand réformateur de la langue estonienne, « féru de fantastique » (ulmelembene) selon l'auteur, n'ait pas découvert Lovecraft avant de faire paraître son anthologie de nouvelles horrifiques. Dans son article, l'auteur évoque également des écrivains estoniens dont l'inspiration lui paraît proche de celle de Lovecraft, il cite par exemple Enn Vetemaa.
5. Les Sames, ou Lapons, constituent une minorité (0,1%) en Finlande.
6. http://www.aikakone.org/arvostelut/k99oceancity.htm
7. Numéro 01/2006
8. Une discussion sur Internet au sujet d'une volée de romans de science-fiction sortis « sans étiquette » en 2005 voit ainsi Wagner critiquer la manière dont est reçue la science-fiction en France : http://www.buzz-litteraire.com/index.php?2007/01/04/623-les-jeunes-romancieres-a-l-assaut-du-roman-d-anticipation
9. Lehman a notamment composé l'anthologie Escales sur l'horizon en 1998, ainsi que Chasseurs de chimères, l'âge d'or de la science-fiction française, en 2006.
10. http://www.sirp.ee/arhiiv.php?task=viewNumber&year=2008&month=02&day=01
11. http://193.40.240.76/sfbooks/kysimused/hargla.htm
12. même lien
13. http://193.40.240.76/sfbooks/
14. Il a d'ailleurs été nommé pour le prix américain World Fantasy Award en 1995.
15. http://www.sfsite.com/03b/lk196.htm
16. In some respects Tainaron is typical, in others unique. For instance I always build my novels from short chapters (the letters in Tainaron), which often can be read as independent short prose. [...] For me it is boring and impossible to write long heavy prose. This way I am trying to construct some kind of musical, kaleidoscopic composition. » (http://www.sfsite.com/03b/lk196.htm)
17. Cité par Sisättö et Jerrman dans Kotimaisia tieteis — ja fantasiakirjailijoita.
18. I wrote in Tribar that logically impossible constructions lie at the bottom of our society. They consist of material and immaterial things, true and not true, rational and irrational. I call them »tribars« (the term is physicist Roger Penrose's). I talk about »false« connections, where realities of different levels join into some kind of hybrid phenomena. Fiction and so-called reality live in an odd symbiosis. » (http ://www.sfsite.com/03b/lk196.htm)
19. Kivirähk 1999, pp. 61-62
20. op. cit., pp. 106-108
21. op. cit., pp. 133-136
22. http://kirjailijat.kirjastot.fi/fi-fi/kirjailija.aspx?PersonId=1587&PageContent=-6
23. http://kirjailijat.kirjastot.fi/fi-fi/kirjailija.aspx?PersonId=1587&PageContent=-5
24. http://koti.mbnet.fi/pasenka/kirjallisuus/a-luutarha.htm
25. http://kosmoskyna.net/Arkisto/2001/2001-01/A-Atorox.html

 

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