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Le fantastique et la science-fiction en Finlande et en Estonie

Mémoire de M1, sous la direction d'Eva Toulouze

Martin CARAYOL

Inalco 2007-2008, 2008

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     3. Entre l'étrange et le fantastique : Jääskeläinen et Heinsaar


 

     Pasi Jääskeläinen en Finlande et Heinsaar en Estonie peuvent être rapprochés du fait de la proximité que leurs œuvres entretiennent souvent avec le genre de l'étrange : souvent, rien n'implique que les événements décrits aient une qualité surnaturelle, mais le lecteur ne peut s'empêcher de songer qu'il serait plus simple de les expliquer par le fantastique, par l'acceptation par exemple de l'existence de la magie, tant ces deux auteurs s'attachent à présenter des faits et des êtres fondamentalement troublants, qui sortent largement de l'ordinaire.
     L'œuvre la plus représentative de Jääskeläinen (né en 1966) à cet égard est Lumikko et les neuf autres (Lumikko ja yhdeksän muuta), dans lequel une jeune professeur de finnois s'aperçoit que de la bibliothèque municipale sortent des livres dont le contenu a été savamment retouché. Enquêtant sur le phénomène, elle entre en contact avec une curieuse société de littérature formée autour d'une femme écrivain, Laura Lumikko, et qui s'adonne à un mystérieux « Jeu » visant à pimenter le réel, à procéder à diverses activités hors normes permettant de trouver l'inspiration, d'enrichir les productions littéraires de chacun des membres. Jääskeläinen est également l'auteur de longues nouvelles non moins remarquables, qui lui ont souvent valu le prix Atorox. Citons par exemple « Là où les trains virent de bord » (Missä junat kääntyvät), du pur fantastique, et « Ah le bon vieux temps : ma vie avec une bibliothécaire » (Oi niitä aikoja : elämäni kirjastonhoitajattaren kanssa), jeu sur le temps et les paradoxes temporels.

     Par ailleurs, Jääskeläinen est le chef de file d'un vague mouvement qui promeut le terme de reaalifantasia, simple doublon du réalisme magique. Dans un article d'une revue consacrée au métier d'enseignant 1, on trouve les considérations suivantes : « Dans son recueil de nouvelles, Jääskeläinen reste proche de la science-fiction, mais dans son roman il va sciemment dans une autre direction. Dans Lumikko, l'aiguille du compas pointe vers les régions de la reaalifantasia. Il s'agit d'une tentative de faire abstraction des frontières génériques aussi bien que d'une prise de position, de la part des écrivains qui ont créé le concept, vis-à-vis de la littérature finlandaise hostile aux genres (genrefobinen). — Une œuvre qui n'est pas une description purement réaliste reçoit fréquemment de la science-fiction ou du fantastique le baiser de la mort, ce qui fait fuir beaucoup de lecteurs, explique Jääskeläinen. La reaalifantasia peut cependant caractériser aussi un texte parfaitement réaliste. Ou bien elle peut évoluer dans l'ombre d'une imagination obscure. Ou peut-être mélange-t-elle les deux, comme Jääskeläinen se plaît à le faire. — Il est bon d'emprunter des idées et des motifs aux différents genres. Quand on les secoue suffisamment, il en ressort quelque chose de nouveau. » Evidemment il n'y a derrière tout ceci que l'art de faire du neuf avec du vieux, et le terme de reaalifantasia, qui sonne peut-être (espérons-le) bien à des oreilles finlandaises, constitue avant tout une étiquette commerciale. Mais tout bien considéré, la démarche est loin d'être inutile si elle permet d'avoir publiquement des discussions sur les problèmes liés à la classification générique, comme c'est le cas dans l'article cité.
     Heinsaar, né en 1973, se tient d'une manière encore plus nette dans les limites de l'étrange. Il est principalement l'auteur de deux recueils, Le Voleur de vieillards (Vanameeste näppaja, 2001) et La Fortune vagabonde (Rändaja õnn, 2007). Sa nouvelle « Le bel Armin » évoque un jeune homme à la beauté surnaturelle, qui sème des troubles dans le village à force, bien involontairement, de rendre folles toutes les femmes du village, y compris ses propres sœurs, qui tombent par sa faute dans les excès les plus regrettables. On lui trouve une femme susceptible de le rendre inaccessible à toutes les autres, une femme forte qui sache tenir son mari. Tout se passe bien au début de leur mariage, la passion est contentée de part et d'autre, mais pas pour longtemps : le désir de la jeune épouse ne reflue pas alors que celui de son mari s'émousse, le désir incessant de posséder la beauté de son mari, de la faire sienne, finit par la rendre folle elle aussi et conduit à une conclusion effroyable. Rien de manifestement surnaturel, donc, dans cette nouvelle qui rappelle le Théorème de Pasolini, mais une sorte de suspicion sur la possibilité, d'une part, d'une telle beauté et d'autre part, d'une conclusion d'une telle sauvagerie, deux éléments marqués par un évident excès.
     Dans une autre nouvelle, « Aspendal le faiseur de pluies », il est question d'une sorte de géant malpropre qui vit à l'écart d'un village, et auquel on a recours pour faire tomber la pluie lors d'une grave période de sécheresse ; or pour que son don de faiseur de pluies fonctionne, il faut lui fournir une jeune vierge dont il fera sa maîtresse à son gré. Dans la nouvelle, il semble que le don fonctionne bel et bien, mais la raison ne peut évidemment écarter la possibilité que les pluies qui s'abattent à chaque fois soient le fruit du hasard. Cette problématique, du reste, n'apparaît pas dans les nouvelles mêmes : tous ces événements à la probabilité suspecte sont donnés pour vrais et naturels, et le narrateur ne se donne pas le mal de les faire entrer de manière irréfutable dans le champ du possible ou du surnaturel.


 

     4. Un fantastique à tendance ethnologique : Leinonen et Orlau


 

     Leinonen, née en 1973, fait partie du cénacle des reaalifantastikot groupés autour de Jääskeläinen. D'après ce que nous avons lu d'elle, elle semble écrire quelque chose qui ressortit bien plus manifestement à la littérature de genre que Jääskeläinen. En 2006 est paru son recueil Fils blancs (Valkeita Lankoja), qui contient beaucoup de ses nouvelles préalablement publiées dans Portti. Parmi les plus intéressantes, mentionnons par exemple « Le lièvre » (Rusakko), dans laquelle une petite fille rencontre dans la forêt un homme en train de creuser, qui prétend vouloir bâtir un fossé pour en faire cadeau à la mère de la petite fille. Cette dernière soupçonne que cet individu soit son père, dont sa mère lui a dit qu'il était mort. Quand la fille amène sa mère au lieu où l'homme est en train de creuser le fossé, la mère ne semble pas le voir. Le lecteur comprend qu'on a affaire à un fantôme, et la nouvelle s'achève quand la petite fille trouve un os humain à l'endroit où l'homme a passé plusieurs jours à creuser... Dans « Consens que vive la sorcière » (Velhonaisen salli elää), trois sœurs sorcières vivent recluses, près d'un village dont on les a chassées. Une incantation visant à ressusciter un mort sera le point de départ de nouvelles échauffourées avec les villageois qui finiront de manière tragique. Dans ces deux nouvelles, le décor rural occupe une place importante, et la volonté de décrire une Finlande marquée par le folklore et les légendes traditionnelles est prégnante. Certes ce genre de nouvelles ne constitue pas l'unique domaine auquel s'intéresse Leinonen, mais c'est celui qui lui fournit, à notre goût, ses plus évidentes réussites.

     On peut mentionner de Leinonen une autre nouvelle, « Le secondaire » (Toisinkainen), qui a reçu le prix Atorox en 2007. Elle relève cette fois de la pure science-fiction, décrivant une planète dont les autochtones ont l'habitude de devenir spontanément les serviteurs de toutes les races extra-planétaires qui viennent leur rendre visite, se qualifiant de « secondaires » dès qu'une autre race est présente sur leur planète, race dont les individus sont eux appelés « primaires ». La nouvelle décrit plus précisément les rapports d'un humain avec le secondaire qui le chaperonne et lui sert de compagnon. De compagnon ou de compagne, car la nouvelle joue beaucoup sur l'indétermination du sexe de la créature. C'est d'ailleurs un motif que l'on retrouve occasionnellement dans les littératures finnoise et estonienne : la langue, ne faisant pas de distinction de genres, permet aisément d'évoquer des êtres de sexe indéterminé ou représentants d'un troisième sexe irreprésentable selon les critères terriens comme c'est le cas ici. Les pronoms personnels « hän » en finnois, « tema » en estonien, désignent en effet aussi bien le masculin que le féminin, et aucun substantif n'est marqué en genre. Nous avons effleuré cet aspect en évoquant « La victime » de Vainonen, ici on retrouve le même principe. Leena Krohn en joue également brièvement dans les chapitres d'Umbra où elle évoque le robot Eccehomo. Côté estonien, on peut mentionner la révélation tardive du sexe d'Ints, le serpent ami du narrateur dans L'Homme qui savait la langue des serpents : le narrateur suppose à tort que son ami est un mâle puisque le nom qu'il s'est choisi est un nom de garçon, et le malentendu subsiste très longtemps dans le livre du fait de l'absence de genre grammatical. Mais nous ne doutons pas que ce motif puisse se trouver dans beaucoup d'autres textes, puisque le jeu sur l'appartenance sexuelle constitue de toutes manières un élément apparaissant fréquemment dans la science-fiction, en particulier quand il est question de races extra-terrestres 2 : les langues finnoise et estonienne disposent donc d'un outil privilégié pour traiter ce thème, puisqu'elles n'ont pas à choisir entre le féminin et le masculin quand elles veulent présenter un être au sexe non déterminable selon ces catégories, comme dans les grandes langues européennes.
     Karen Orlau est connue chez les amateurs estoniens pour une nouvelle en particulier, « Rannahiidsed » (2000), qui témoigne à merveille des tentatives de fonder un fantastique spécifiquement estonien en s'aidant notamment des matériaux locaux : dans cette nouvelle, le personnage qui va révéler à la narratrice la source des phénomènes mystérieux qui fondent le récit s'exprime dans un dialecte estonien, manière de mettre en valeur cette inspiration rurale censée pouvoir donner naissance à un fort courant de fantastique national que beaucoup, on l'a vu, appellent de leurs vœux. On ne peut toutefois cantonner Karen Orlau à ce sous-genre en particulier (même si cette nouvelle est emblématique de son œuvre, du fait notamment qu'elle figure au sommaire de l'anthologie de Hargla évoquée plus haut), car elle fait montre dans le reste de son œuvre d'une diversité stylistique notable, écrivant par exemple une sorte de merveilleux mythologique poétique et contemplatif dans « La forêt de Malïn » (Malin Malini mestast, 1999) et un conte médiéval teinté de symbolisme dans « La mort de l'oracle » (Oraakli surm, 1998).


 

     5. Les petits maîtres


 

     Boris Hurtta, né en 1945, s'est bâti une solide réputation de nouvelliste fantastique : le site d'amateurs Risingshadow 3 dit que dans la liste des nommés au prix Atorox (prix le plus renommé en Finlande dans le domaine du fantastique, il est distribué annuellement par la Société des Amateurs de Science-Fiction de Turku) « il y a toujours au moins une nouvelle de Hurtta. De tous les écrivains d'aujourd'hui, il est presque le seul à prolonger la tradition authentique des histoires d'horreur, même s'il les place souvent à l'époque actuelle. On peut à juste titre le considérer comme le roi finlandais de l'horreur ». Sisättö, op.cit., vante notamment les mérites de son cycle de nouvelles évoquant le personnage du bibliophile Rydberg, en regrettant qu'elles n'aient pas été publiées autrement que dans le magazine Portti. Il évoque par ailleurs deux romans lovecraftiens, L'été des vivants et des morts (Elävien ja kuolleitten kesä, 1990) et On ne peut pas empêcher la neige de tomber (Lumen tuloa ei voi estää, 1991), tout en précisant qu'ils sont de bien moindre valeur que ses nouvelles. Force nous est pourtant de constater que les nouvelles de Hurtta que nous avons pu lire ne nous semblent pas mériter ces éloges. Deux de ses nouvelles fantastiques, dont une du fameux cycle Rydberg, nous ont paru manquer radicalement d'énergie comme d'originalité. Une autre mérite sans doute que l'on s'y attarde davantage, « Les meilleures années d'Olavi Virta » (Olavi Virran paremmat vuodet).
     Elle a la particularité de viser un public strictement finlandais, car elle est tout entière centrée sur la personne d'Olavi Virta (1915-1972), chanteur de tango finlandais, véritable légende dans son pays, comme bien des chanteurs de variétés du reste. La nouvelle est fondée sur un décalage uchronique qui peut paraître assez comique : l'auteur imagine que Virta est parvenu à construire une carrière américaine et donc internationale dans les années 60, à la suite de rencontres heureuses lors de ses voyages aux Etats-Unis. Certains passages, dont celui qui suit, donnent l'impression que l'auteur exauce dans cette nouvelle une sorte de fantasme finlandais : «  — Olavi Virta est le meilleur chanteur du monde ! C'était surtout l'avis de la génération des gens dans la force de l'âge, aussi fiers d'Ola que de Paavo Nurmi, de la guerre d'Hiver et de la liquidation des dettes de guerre. Et on les comprend. Olavi Virta était un géant. Il était une vedette mondiale et le symbole des réussites à l'export de l'industrie musicale finlandaise. Il avait gagné six Grammy Awards et avait eu un nombre incalculable de disques d'or dans les pays les plus inattendus. » Plus loin l'auteur imagine une amitié-rivalité entre Olavi Virta et Frank Sinatra... On peut donc considérer que cette nouvelle a surtout valeur de document, informant sur le culte que vouent les Finlandais à leurs chanteurs nationaux (la nouvelle en cite bien d'autres que Virta) ; car malgré sa longueur, le contenu demeure malheureusement bien mince : on suit une histoire assez molle décrivant les conséquences de l'enlèvement de Virta aux Etats-Unis, kidnappé par un magnat de la drogue bolivien. Hormis le contexte uchronique, la part d'imaginaire est du reste nulle. Le lecteur finlandais ressent sans doute une forme de plaisir à lire la description des étapes de la carrière brillante d'Olavi Virta aux Etats-Unis (qui ne nous a pas paru traitée d'une manière spécialement comique comme on pourrait le supposer, mais bien pour satisfaire des imaginations chauvines, sans guère de recul !), et la conclusion qui propulse symboliquement Virta au rang des dieux du tango aux côtés de Carlos Gardel, mais il nous semble que cette nouvelle aura bien du mal à intéresser dans la même mesure un lecteur non-finlandais ; elle appartient manifestement à ce pan de la littérature finlandaise absolument inexportable du fait de sa trop grande « finlandicité ».

     Le fantastique en Estonie se caractérise par la prolixité d'un certain nombre d'auteurs, parmi lesquels les plus célébrés sont sans doute Matt Barker et Veiko Belials. C'est un domaine que nous n'avons pas encore pu suffisamment explorer, mais quelques nouvelles du second nous ont donné l'impression de quelque chose d'assez vain, il s'agit d'un fantastique très classique mais sans valeur ajoutée, parfois assez maladroit. Siim Veskimees est un troisième auteur à ranger dans la même catégorie. Il est l'auteur d'un cycle de longues nouvelles de science-fiction particulièrement ambitieux, L'Ordre lunaire (Kuu ordu, 2003), qui mêle space opera et hard science dans la plus pure tradition américaine. Le résultat nous a paru indigeste et ne rien avoir de spécifiquement estonien, ce qui n'est pas blâmable en soi mais ici ne fait que ressortir le côté assez piteux de cette tentative de se mesurer aux maîtres de la science-fiction américaine à grand spectacle sur leur propre terrain. Quant à La Forêt tordue (Kõver mets, 2001), du même Veskimees, il illustre un penchant dangereux de la littérature fantastique, celui qui consiste à les formes cinématographiques et télévisuelles du fantastique moderne ou plus précisément de l'horreur. Le roman de Veskimees vise ainsi explicitement à acclimater l'atmosphère caractéristique de la série américaine X-Files à un décor estonien : la quatrième de couverture parle de « X-faililik action », exprimant ainsi le mélange très hollywoodien de scènes musclées de fusillade et la présence de créatures surnaturelles. On tourne ici explicitement le dos à un fantastique lovecraftien qui laisserait les choses dans l'ombre, profitant des vertus de l'implicite et du suggéré pour produire un effet sur le lecteur, pour privilégier au contraire une description frontale des éléments surnaturels (loups-garous, gnomes du folklore estonien — päkapikk — dans leur version sanguinaire, elfes maléfiques...) et des heurts entre ceux-ci et les représentants du monde réel. Dans ce roman, le mélange tourne irrémédiablement au grotesque, aidé en cela par une écriture maladroite et parsemée d'incongruités. La référence à X-Files est si prégnante qu'elle s'invite dans le texte, ainsi quand le narrateur apprend qu'un personnage qui se faisait passer pour un Estonien exilé aux Etats-Unis pendant l'occupation soviétique et rentré au pays pour s'intéresser à son folklore est en fait un agent secret américain : « Je travaille à la NSA. Tu sais ce que c'est. — Une agence d'espionnage américaine. — Nous avons un accord avec les Russes, nous les aidons surveiller... à surveiller cette zone. Il se passe ici des trucs qui ressemblent plus à ce qu'on voit dans les X-Files. Tu vois la série dont je parle ? Je continue ? » 4 Le passage suivant illustre bien la façon grotesque dont sont traités les éléments fantastiques : « Au début je crus qu'un chêne à la silhouette tordue était de façon surnaturelle devenu vivant et nous attaquait, mais l'instant suivant je vis qu'il avait manifestement plus de membres qu'il ne convenait, mais aussi une tête et des yeux mauvais, brillant d'une lueur jaune. Sans s'arrêter à considérer ce spectacle, Kroux tira une brève rafale, et quand je levai mon arme pour viser le nouvel arrivant, je faillis me figer sur place — les deux yeux que j'avais vus se trouvaient d'un même côté ! Il en avait d'autres encore. Peut-être avez-vous déjà eu l'impression que les muscles de l'anus sont sur le point de se relâcher, et votre pantalon de se remplir de quelque chose de brun, liquide et puant ? En l'occurrence je n'en étais pas loin. Mais tout ceci n'occupa que quelques dixièmes de seconde, et je pressai aussitôt la queue de détente. [...] » 5 Ce roman n'est pourtant pas mésestimé par les amateurs de fantastique estoniens à en juger d'après les critiques d'Ulmekirjanduse Baas, et il faut croire qu'il y a un public pour ces romans ne reculant devant aucune facilité — et surtout pas celle qui consiste à reprendre les ficelles des romans de gare américains.


 

     III Le paysage critique


 

     1. Diversité des sources critiques

     En Finlande, le quotidien de référence, le Helsingin Sanomat, publie énormément de critiques d'œuvres fantastiques, il nous semble même exhaustif en la matière. Parmi ses critiques littéraires, on compte deux spécialistes des littératures de genre, Vesa Sisättö et Jussi Ahlroth ; mais, à la différence de ce qui se passe par exemple au Monde en France, ces deux critiques n'ont pas l'exclusivité des critiques concernant des fantastiqueurs : les critiques des œuvres de Vainonen, de Jamais avant le coucher du soleil et du dernier roman de Sinisalo, celles des deux derniers livres de Leena Krohn sont signées des plumes les plus diverses. Corollaire de cette diversité des regards portés sur la littérature de genre, on échappe à l'enthousiasme systématique et parfois irréfléchi d'un critique spécialiste comme Jacques Baudou du Monde, qui semble vouloir toujours faire œuvre de prosélyte, quitte à fermer les yeux sur la qualité des livres dont il parle... Certes, Sisättö par exemple montre dès qu'il le peut que la science-fiction est un genre potentiellement très fécond 6, mais il le fait avec justesse, et généralement le regard critique sur les œuvres de genre nous paraît infiniment plus sain que celui qui règne en France.

     Les fanzines semblent particulièrement florissants en Finlande, avec deux publications professionnelles (d'un niveau comparable si ce n'est supérieur, en termes d'exigence et de sérieux, à Bifrost en France), Portti (édité par la Société de Science-Fiction de Tampere) et Tähtivaeltaja (Société de Science-Fiction de Helsinki), et d'autres n'existant que sous forme électronique mais au contenu riche : les textes publiés dans Usva, Spin et Kosmoskynä sont ainsi régulièrement nommés dans les listes d'œuvres éligibles au prix Atorox 7. Comme partout ailleurs, les fanzines ont un rôle fondamental dans la diffusion des textes ressortissant à la littérature de genre, en l'absence de collection spécialisée de type Fleuve Noir (éditeur français, célèbre notamment pour sa collection Anticipation, active de 1951 à 1998) : c'est par leur intermédiaire que les auteurs se font connaître de leurs pairs, se mesurent à leurs confrères grâce aux nombreux prix distribués en Finlande, et obtiennent éventuellement la notoriété qui peut permettre d'aboutir à une publication chez un éditeur traditionnel.
     Nous avons déjà mentionné le site Risingshadow, sans doute le site finlandais consacré à la science-fiction le plus important en dehors des fanzines : il contient beaucoup d'interviews et de présentations d'auteurs, héberge un forum et présente bien sûr des critiques de livres. Mais ces dernières sont fort peu abondantes, sans doute en raison de l'importance des fanzines, nombreux et très lus par les amateurs, et qui fournissent eux-mêmes des critiques sérieuses.
     La situation est tout autre en Estonie : il n'y existe qu'un fanzine, Algernon, et encore celui-ci n'existe-t-il que sous forme électronique. Il a également la particularité de ne pas contenir de critiques et donc de ne servir qu'à publier des textes, d'auteurs le plus souvent amateurs. En revanche, le fantastique estonien jouit d'un site d'une richesse époustouflante en matière de critiques littéraires, Ulmekirjanduse Baas, dont il a déjà été souvent question ici. Ce site n'a à notre connaissance aucun équivalent dans le monde du fait de son ampleur et de la bonne tenue générale des critiques qui y figurent, c'est à maints égards un outil exceptionnel, très exhaustif.


 

     2. La réception mutuelle


 

     Nous nous intéresserons dans ces lignes à l'accueil que chacun des deux pays réserve aux œuvres fantastiques publiées chez son voisin. Force est de constater que cet accueil est étonnamment circonspect, et que les critiques finlandaises concernant des textes estoniens ne sont pas légion, non plus que les critiques estoniennes concernant ce qui est publié chez le frère aîné finlandais. Il suffit pour s'en assurer de consulter les listes de critiques figurant sur Risingshadow et Ulmekirjanduse Baas. Sur le site finlandais ne figure nulle critique de livres de Hargla, Heinsaar ni Kivirähk ! Autant dire que le fantastique estonien n'existe pas aux yeux des Finlandais. Nous aimerions ne pas avoir à en conclure à un manque de curiosité regrettable chez les Finlandais, mais malheureusement nous y sommes bien forcés, et le canon des œuvres littéraires marquantes dans le domaine des littératures de l'imaginaire ne semble pas beaucoup plus ouvert qu'en Europe occidentale : n'y figurent que des Anglais, des Américains, de maigres Français manifestement peu lus, les frères Strougatski pour la Russie, Stanislas Lem pour la Pologne, et rien de plus. En réalité, l'ouverture semble encore moindre que chez nous puisque des auteurs comme l'Allemand Andreas Eschbach et l'Italien Valerio Evangelisti, très populaires dans nos contrées, semblent des terrae incognitae en Finlande. Le constat est tout aussi amer si l'on consulte les archives du Helsingin Sanomat : on n'y décèle aucune mention de Hargla, et la seule recension d'une œuvre de Kivirähk adopte un ton quelque peu paternaliste. Mais il est vrai que ceci peut s'expliquer par le fait que les textes et auteurs en question sont très peu traduits en Finlande... Ceci dit, on pourrait attendre des fans finlandais un peu de curiosité envers la production littéraire d'un voisin dont la langue est proche de la leur...
     La situation du fantastique finlandais en Estonie est légèrement plus favorable, différence de poids culturel et démographique aidant. Sur Ulmekirjanduse Baas figurent ainsi Johanna Sinisalo, Leena Krohn, Anne Leinonen et Pasi Jääskeläinen. Les deux premières n'ont pas été traduites en estonien, mais on trouve deux collaborateurs finnophones de la base de données pour signer des critiques de bon nombre de leurs œuvres. D'Anne Leinonen, une nouvelle a été traduite en estonien, et de ce fait les critiques concernant cette nouvelle précise abondent. Quant à Jääskeläinen, il jouit d'un statut privilégié puisqu'un recueil entier de ses nouvelles a été traduit, recueillant des sentiments en général favorables : il fait donc figure, grâce au hasard des traductions, de tête de pont du fantastique finlandais en Estonie.


 

     Conclusion


 

     Si l'on compare très schématiquement l'attitude générale face au fantastique (et a fortiori à la science-fiction) en France et en Finlande, il nous semble qu'on peut dire que dans le premier cas, une phrase révélatrice serait « C'est du fantastique donc c'est mauvais », alors que dans le cas finlandais une phrase à mettre en parallèle avec la précédente serait « C'est bon donc ce n'est pas du fantastique ». J'entends par cette manière de présenter les choses qu'en France, l'appartenance générique de l'œuvre prend le dessus sur les critères esthétiques, ou disons sur l'intérêt intrinsèque de l'œuvre, alors qu'en Finlande, comme de nombreuses citations de notre mémoire l'ont montré, on tend à considérer en premier lieu les aspects esthétiques, pour, à supposer qu'on soit satisfait de cet examen, en déduire que l'œuvre ne peut pas être de la littérature de genre puisqu'elle est admirable — et souvent, elle est admirable parce qu'elle est finlandaise, ce qui explique que l'on ne trouve aucun auteur finlandais dans les rayons ostracisants « science-fiction et fantastique » des librairies finlandaises... Les écrivains eux-mêmes voient les choses de cette façon, c'est ce que l'on peut lire sous la phrase « Je suis attaché au style donc ce n'est pas du fantastique que j'écris », prononcée sous des formes variables par nombre des auteurs évoqués ici.
     Dans les deux cas, on relève donc des préjugés tenaces à l'égard des littératures de genre, mais en pratique, ils ont peu d'incidence en Finlande puisque les critères esthétiques sont privilégiés dans la réception de l'œuvre.
     L'Estonie nous paraît de ce point de vue proche de la Finlande, comme il appert, par excellence, de la notable acceptabilité d'un écrivain entièrement dévoué aux « mauvais genres » comme Hargla : la qualité littéraire, et notamment les qualités de construction et de vivacité de (certaines de) ses œuvres lui ont permis de conquérir un public bien plus large que celui des fans. Remarquons également, à propos de l'Estonie, que l'on y pratique les littératures de genre d'une façon généralement moins détournée qu'en Finlande, peut-être parce que le terme estonien d'ulme paraît connoté moins négativement que tous les termes disponibles en Finlande, fantasia, scifi et autres. On y pratique moins le mélange des genres dont sont coutumières par exemple Sinisalo et Krohn et qui permet de maintenir une sorte de flou artistique sur l'appartenance générique d'une œuvre (ou de la rattacher à la « fiction spéculative », à la reaalifantasia...).

     Précisons enfin que les œuvres évoquées dans ce mémoire ne sont pas encore traduites en français, à l'exception de Jamais avant le coucher du soleil (Johanna Sinisalo) traduit par Anne Colin du Terrail 8, et de quelques chapitres du Papillon (Kivirähk), de « L'Œil » et de « Hector » (Kaplinski) par Jean Pascal Ollivry 9. En corollaire, les titres des autres œuvres tels qu'ils apparaissent dans ce mémoire sont de notre initiative, sauf Le Grangier qui est le titre de travail d'une traduction d'Antoine Chalvin.
     Concluons ce travail en précisant que nous avons à de nombreuses reprises rencontré dans nos recherches des noms d'auteurs dont nous n'avons pas pu nous procurer les œuvres au cours de cette année mais qui n'en semblent pas moins importants dans le domaine fantastique de leurs pays respectifs : nous pensons particulièrement ici à M.G. Soikkeli pour la Finlande, et Nikolai Baturin et Herta Laipaik pour l'Estonie.





 


*

 

Bibliographie

 
     Jarrety, Michel (sous la direction de) : Lexique des termes littéraires, Livre de Poche (Librairie Générale Française) 2001
     Kivirähk, Andrus : Liblikas, Tuum 1999
     Kulttuurivihkot 6/2007 (disponible à l'adresse : http://www.kulttuurivihkot.fi/pdf/kv607.pdf)
     Marcel, Patrick : Atlas des brumes et des ombres, Gallimard 2002
     Veskimees, Siim : Kõver mets, Salasõna 2002


 


Notes :

1. http://www.opettaja.fi/pls/portal/docs/PAGE/OPETTAJALEHTI_EPAPER_PG/2008_16/121431.htm
2. Exemple parmi d'autres, les habitants de la planète Gethen dans le classique d'Ursula Le Guin La Main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness, 1969).
3. http://fi.risingshadow.net/index.php?option=com_library&Itemid=67&action=book&book_id=5147
4. p.78
5. p.32
6. Voici la conclusion de sa critique d'un recueil de nouvelles de M.G. Soikkeli, HS du 24 août 2007 : « Le recueil de Soikkeli montre qu'entre des mains capables la science-fiction est comme une injection directe de vitamines au cerveau, stimulant la pensée et ouvrant de nouveaux horizons. »
7. http://www.tsfs.fi/atorox/tulokset2007.php
8. Traduction parue chez Actes Sud
9. Consultables sur http://www.litterature-estonienne.com

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