De 2013 à 2017 deux groupes de pression américains situés à l’extrême-droite se constituèrent pour pousser des livres correspondant à leurs goûts lors des votes pour le prix Hugo. Ces campagnes, bien qu’ayant échoué, provoquèrent de vives réactions dans le milieu américain (essentiellement) de la science-fiction, aussi bien du coté des fans que du coté professionnel.
Rappelons un peu le fonctionnement des prix Hugo : un premier tour permet de choisir les nominés ; il a lieu au début de chaque année. Les personnes inscrites à la précédente convention mondiale ou à la prochaine peuvent participer. Le vote final a lieu ensuite, limité aux inscrits à la prochaine convention mondiale où les prix sont remis lors d’une soirée dédiée. Les conventions mondiales sont des événements annuels, réunissant généralement entre 3000 et 10000 personnes ; seule une partie du public des conventions vote réellement aux prix Hugo.
2013
Tout commence le 8 janvier 2013 lorsque Larry Correia (connu en France pour sa série Les Chroniques du Grimnoir publiée par les éditions de l’Atalante) poste sur son blog un article intitulé « Comment sélectionner Correia pour un hugo :) »
Après avoir expliqué le fonctionnement du prix Hugo et indiqué à quel point sa littérature populaire d’action ennuie le milieu littéraire, il demande à ses lecteurs de voter pour son roman Monster Hunter Legion afin qu’il soit sélectionné dans la catégorie « meilleur roman ». En échange, il promet qu’il se rendra à la convention mondiale de San Antonio où il dédicacera tous ses livres, mais aussi les armes à feu et « les belles femmes du Texas »… ( « And for my Texas readers, if I get nominated, I will go to San Antonio, hang out on the River Walk gorging myself on awesome barbeque and burritos bigger than my head, and I will sign all your books! I’ll sign firearms! I’ll sign firearms accessories! I’ll sign your beautiful Texas women! »)
Un mois et demi après, un nom (« sad puppies » (chiots tristes) en référence à un clip vidéo d’une association de défense des animaux) est trouvé pour cette campagne et une liste de suggestions de vote pour les différentes catégories est diffusée publiquement (incluant par exemple Vincent Chong, l’illustrateur des couvertures françaises de Larry Correia ou Toni Weisskopf, l’éditrice de Baen Books, dont une partie du catalogue est constituée de science-fiction militariste). Cette campagne n’a pas d’impact notable sur le Hugo, le livre de Correia n’obtenant pas assez de votes pour être finaliste de sa catégorie. Mais le processus des puppies est lancé et va enfler les années suivantes.
Nombre de votants aux Hugo 2013 : 1343 pour les nominations, 1848 pour le scrutin final.
2014
La seconde campagne démarre aussi en janvier, sur les pas de la précédente, menée là encore par Larry Correia pour la promotion de son roman Warbound (foudre de guerre, toujours à l’Atalante). Le succès est beaucoup plus important puisque plusieurs œuvres mises en avant par les puppies sont finalistes du Hugo. On remarque aussi la dernière place de Opera Vita Aeterna, une nouvelle de l’écrivain américain Vox Day qui réussit l’exploit de se classer 6e sur 5 textes, un grand nombre de votants lui ayant préféré « no award » (pas de prix) plutôt que ce texte. Une nouvelle particulièrement ennuyeuse qui pourrait passer pour une parodie de mauvaise fantasy tellement l’auteur se prend au sérieux, avec un fond raciste à peine caché. Vox Day lancera l’année suivante les rabid puppies, trouvant que les sad puppies sont bien trop modérés. Vox Day est un suprémaciste blanc, il considère que le vote des femmes est un désastre et devrait être supprimé.
Nombre de votants aux Hugo 2014 : 1923 pour les nominations, 3137 pour le scrutin final.
2015
Brad R. Torgersen, un écrivain américain spécialisé dans les space-opera militaristes remplace Larry Correia. Torgersen présente assez simplement l’action des puppies, d’abord en estimant sur son blog que les Hugo font trop de place à des groupes minoritaires :
« Au cours de la dernière décennie... nous avons vu le vote des Hugo prendre une tournure idéologique, car la Worldcon et le fandom ont eu tendance à utiliser les Hugos comme un prix d'action positive : donner des Hugos parce qu'un écrivain ou un artiste est (insérer ici une minorité sous-représentée ou un groupe de victimes) ou parce qu'une œuvre donnée comporte des personnages (insérer ici une minorité sous-représentée ou un groupe de victimes). »
Puis, toujours sur son blog, en soulignant que le prix est trop « littéraire » et ne représente plus les fans populaires :
« pendant que tout le monde est au cinéma en train d'engloutir le dernier film Avengers, le "fandom" décerne "le prix le plus prestigieux de la science-fiction" à des histoires et à des livres qui ennuient les gens au cinéma : des livres et des histoires qui s'appuient sur des éléments "littéraires"... tout en étant trop légers sur les éléments mêmes qui ont rendu la science-fiction et le fantastique excitants et amusants en premier lieu. »
Bref, trop de diversités, trop de littérature, retournons à la science-fiction primitive et monolithique écrite par des hommes blancs.
Dans le même temps, Vox Day établit sa propre liste sous le nom rabid puppies (chiots enragés), ajoutant des noms à la liste des sad puppies et demandant à ses fans de voter exactement selon la liste (contrairement aux sad puppies qui ne sont que des suggestions).
Lorsque la liste des nominés est publiée, c’est le tremblement de terre : les soutiens des puppies ont suffisamment voté pour que certaines catégories ne contiennent que des noms issus de ces listes. 58 des 67 noms poussés par les rabid puppies se retrouvent au second tour. La réaction du fandom est claire : beaucoup s’inscrivent à la convention pour pouvoir voter contre les puppies au tour final en mettant en tête « No Award » dans ces catégories, répondant ainsi aux appels de nombreux auteurs et autrices, comme Neil Gaiman ou George RR Martin, opposés aux puppies. Résultat : sur dix-sept catégories, les cinq constituées uniquement de noms venant des puppies n’ont pas de lauréats. Le seul gagnant issu de ces listes est le film les Gardiens de la galaxie qui ne doit certainement pas sa victoire uniquement aux puppies.
Les puppies ont atteint leur objectif : pousser les titres qu’ils ont désigné, déstabiliser le prix Hugo et montrer qu’ils sont une force qui compte dans le milieu.
A noter que les listes puppies sont constituées sans consulter les auteurs et autrices qui y figurent ; certains refuseront ainsi leur nomination pour ne pas être associés à ces mouvements.
Nombre de votants aux Hugo 2015 : 2122 pour les nominations, 5950 pour le scrutin final.
2016
Les deux listes reprennent du service. Kate Paulk, une autrice australienne peu connue, remplace Brad R. Torgersen pour gérer les sad puppies, Vox Day continue les rabid puppies.
La liste constituée par les sad puppies est beaucoup plus large qu’avant, son contenu a dilué son message politique (on y trouve Becky Chambers, Stephen King, Nnedi Okorafor ou Ann Leckie qui sont à l’opposé de l’idéologie d’origine des sad puppies) et ne présente plus d’intérêt pour l’extrême-droite qui préfère la sélection rabid de Vox Day. Du côté des rabid puppies justement, hors la sélection massive d’œuvres publiées par Castalia house, la maison d’édition créée par Vox day (on est jamais si bien servi que par soi-même), on remarque surtout Space Raptor Butt Invasion de Chuck Tingle, une nouvelle de dinoporn, que Vox Day a mis pour se moquer des hugos. Malheureusement pour lui, Tingle est doté d’un grand sens de l’humour et tourne vite à son avantage cette nomination. (Cet article sur Vox.com résume les actions de Chuck Tingle contre les puppies.)
Pour ne pas se faire surprendre comme l’année précédente, le public s’inscrit et participe massivement aux deux tours de vote qui se dérouleront sans subir d’influence majeure des listes puppies. Le soufflé puppies est en train de retomber.
Nombre de votants aux Hugo 2016 : 4032 pour les nominations, 3130 pour le scrutin final.
2017
C’est la fin. Sarah Hoyt est annoncée pour reprendre les sad puppies, mais aucune liste ne paraitra. Vox Day publie une liste de 22 éléments, onze seulement passeront le premier tour et ne feront pas de vagues. Aucune liste de ce type n’est parue depuis, la tentative de l’extrême-droite pour manipuler les hugos a fait long feu.
Nombre de votants aux Hugo 2016 : 2464 pour les nominations, 3319 pour le scrutin final.
Que retenir de ces cinq années ?
Tout d’abord, qu’un groupe de pression un peu organisé peut perturber le fonctionnement du prix Hugo. Les règles de nomination ont été modifiées depuis*, mais on n’est jamais à l’abri d’une tentative de manipulation. Dans les catégories les moins populaires du prix, quelques dizaines de voix peuvent parfois suffire pour être nominé.
Ensuite et surtout, l’apparition des puppies a montré qu’une frange minoritaire mais non négligeable du lectorat de science-fiction est profondément réactionnaire, voire d’extrême-droite. On peut en être étonné de la part d’une littérature qui fonctionne avant tout sur la découverte de l’altérité et l’exploration de nouveaux horizons, spatiaux ou mentaux, mais le fait est là : certains veulent toujours lire les mêmes histoires, basées sur des hommes forts perpétuant un modèle impérialiste plutôt que d’explorer des horizons différents, et si possible écrites par des gens qui leur ressemblent. On peut le déplorer, essayer de les convaincre de lire Ann Leckie ou Nora Jemisin, mais il ne faut pas se leurrer : le milieu de la science-fiction est multiple et on y trouvera toujours une minorité opposée à son évolution.
* En 2015, un nouveau système surnommé "E Pluribus Hugo" est proposé. Il est ratifié en 2016 et actif en 2017. Il s'agit d'éliminer les nominés l'un après l'autre en reportant leurs voix vers les autres textes du même bulletin jusqu'à obtention d'une shortlist de 6 nominés, ce qui est sensé mieux représenter la diversité des votes. Plus d'explication sur le site de la Worldcon finlandaise de 2017.
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