Pour les lecteurs qui, comme moi, ont quasiment découvert les mangas grâce à GunnM (prononcer « gueune mou ») au milieu des années quatre-vingt-dix, retrouver l'univers cyberpunk de Yukito Kishiro procurera un réel plaisir teinté de nostalgie, surtout après la demie déception que fut GunnM Last Order (la suite de la série originale). Pourtant, le premier contact avec ce spin-off, où sont regroupés quatre contes ancrés dans les rues crasseuses de GunnM, a de quoi surprendre : tout d'abord, la couverture est peu évocatrice, en apparence assez éloignée du propos de l'œuvre, contrairement aux superbes illustrations de la première publication. Ensuite, pour une raison connue de lui seul, l'éditeur a choisi de placer les pages dans un ordre occidental, de la gauche vers la droite, et donc en « inversant » probablement les images, en trahissant ainsi leur disposition originale. Curieux choix, à une époque où le lectorat des mangas est totalement habitué au sens de lecture japonais (de la droite vers la gauche). À moins que l'édition nippone ait elle-même été publiée dans ce sens, mais c'est peu probable.
Heureusement, cet a priori négatif est très vite atténué par l'excellente impression qui se dégage des premières pages : nous retrouvons instantanément cette curieuse atmosphère propre à GunnM où l'ultraviolence la plus gore se mêle à l'innocence et au romantisme les plus purs, où l'humanisme et les relations humaines priment toujours sur les concepts science-fictionnels froids et impersonnels (contrairement aux mangas de Masamune Shirow, par exemple, mais ceci n'engage que moi). Ensuite, le superbe trait de l'auteur, à mi-chemin entre le manga et le comic-book, paraît encore plus maîtrisé que dans la série originale (publiée en 1991, soit six ans avant ce spin-off : entre-temps, l'auteur a indiscutablement perfectionné son art). Notons au passage tout le savoir-faire du mangaka, qui nous permet de suivre l'action sans jamais nous perdre en route ; et notons également que le style de Kishiro semble ici davantage orienté vers celui des comics...
Mais avant toute chose, pour mémoire, rappelons les bases : GunnM se déroule dans un futur lointain où les citoyens les plus haut placés dans la pyramide sociale vivent sur Zalem (nom inspiré de Jérusalem, ville utopique par excellence), une plate-forme installée en orbite, et où les parias vivent dans Kuzutetsu, une décharge composée des déchets jetés par les habitants de Zalem. Un jour, Ido, médecin exilé de Zalem (malgré lui), trouve les restes d'un androïde ayant l'apparence d'une adolescente. Après l'avoir réactivée, il l'adopte et la baptise Gally, en ignorant qu'elle choisira d'exercer la profession de chasseuse de primes.
La première histoire, Douce Nuit, préfigure la rencontre d'Ido avec Gally : le médecin tombe sur une adolescente amnésique poursuivie par un robot-tueur, avant de la sauver d'une mort certaine. On retrouve donc le manque affectif du personnage et l'attachement à une jeune fille désemparée qui le poussera plus tard à devenir le père de substitution de Gally, si ce n'est qu'ici l'objet de son affection est humain. Ce n'est que le postulat de départ, mais pas question de vous dire un mot de plus sur cet épisode qui, sur un thème rabâché de la SF, parvient à surprendre et à émouvoir en suivant un crescendo dont le point d'orgue survient dans les dernières pages (peut-être même au point de vous mouiller les yeux).
La seconde histoire, Le Doigt Sonique, met Gally aux prises avec un adversaire dont la technique consiste à projeter des billes d'acier à une vitesse supersonique, et dont l'unique motivation consiste à affronter la plus douée des « hunters », l'ancienne star du Motorball (jeu futuriste inspiré du film Rollerball). Un épisode plaisant à suivre mais sans thème particulier, si ce n'est le dépassement de soi à travers l'affrontement.
Origines est une histoire courte, un exercice de style pratiquement sans paroles dans lequel nous suivons un robot (une des « Bornes » dédiées à l'assistance des chasseurs de primes) perdu dans le désert. Un épisode aux accents comiques, jusqu'à sa conclusion cruelle.
Enfin, dans Barjack Rhapsody, la petite Koyomi se lance à la recherche de Maître Den, le guerrier géant aux allures de centaure qui mobilisa une révolte contre Zalem dans les pages de GunnM, et que la rumeur prétend ressuscité. Comme dans la plupart des contes présentés, sous un aspect récréatif, nous découvrons un fond particulièrement travaillé et, au final, c'est un vrai questionnement sur la manipulation des foules par un avatar charismatique que pose cette pseudo-fable.
Il paraît difficile de trouver un défaut à ce GunnM Other Stories, si ce n'est peut-être que les lecteurs ignorant tout de GunnM auront du mal à vibrer pour des personnages qu'ils ne connaissent pas (sans parler du fait que le facteur nostalgie n'aura aucun effet sur les plus jeunes d'entre vous). Pour les autres, ce manga confirmera le génie de Yukito Kishiro, un auteur capable de nous tirer une larme en malmenant des personnages instantanément crédibles et attachants au sein d'un univers extrême, complètement barré, tout en exploitant avec une intelligence certaine et avec originalité les thèmes les plus classiques de la SF (l'identité, les dérives de la science, etc.). Un artiste que l'on pourrait comparer à un poète doublé d'un philosophe, qui n'hésiterait pas à composer son œuvre entre les martèlements métalliques des pistons dans l'austérité grisâtre d'une usine.
Florent M. 20/06/2009
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