Brûlot politique radical, pamphlet sans concession, V pour Vendetta figure parmi les premières œuvres britanniques d'Alan Moore, conçues avant sa reconnaissance américaine. Sa première parution en France date de 1989 chez Zenda, éditeur avant-gardiste d'une rare audace ayant permis au public français de découvrir bon nombre de comics avec des albums de qualité (citons par exemple Marshall Law, œuvre anti-commerciale au possible). À ma connaissance, la seule autre édition intégrale de V pour Vendetta est imputable à Delcourt, en 1999. Cette nouvelle adaptation correspond à la politique actuelle de Panini visant à republier les grands classiques des comics dans des versions définitives (on notera d'ailleurs la parution quasi simultanée d'une gamme d'ouvrages écrits par Alan Moore, de The Killing Joke à La Ligue des Gentlemen Extraordinaires).
Les premières lignes de V pour Vendetta furent rédigées par Alan Moore en 1981. Son histoire ne s'achèvera qu'en 1988, au terme d'une publication régulière dans les pages du magazine Warriors. Il ne s'agit donc pas d'un comic-book américain mais d'une production cent pour cent britannique pensée sous le règne de Margaret Thatcher, en réaction à sa politique conservatrice. Cette histoire politiquement engagée (plutôt à gauche, tendance anarchiste) est fortement influencée par un classique de la science-fiction : 1984. Transposition à peine voilée de l'URSS, le cadre imaginé par l'auteur prend place dans un futur indéterminé, à Londres. L'Angleterre est devenue une société totalitaire où les citoyens sont « fliqués » par un gouvernement calqué sur le modèle communiste, où les individualités s'effacent au profit d'une entité supérieure sans visage : l'État. Telle une figure paternelle, l'État prend donc en charge les moindres détails de la vie des citoyens placés sous sa responsabilité, mais cette apparente bienveillance a un prix, celui de la liberté. La Voix propage sa propagande, l'Oeil surveille vos faits et gestes, l'Oreille écoute vos conversations, le Nez enquête sur vos exactions, et le Doigt sanctionne. C'est dans ce climat oppressant, où tout désir d'affranchissement et d'émancipation (autant dire de liberté) se voit sévèrement réprimé par les agents du pouvoir, que surgit un être mystérieux décidé à en découdre.
Le visage caché sous un masque de comédien au sourire figé, « V » (c'est ainsi qu'il se présente) fait une apparition théâtrale (dans tous les sens du terme) en sauvant d'un viol collectif une adolescente résolue à se prostituer. Ce renégat inspiré de Guy Fawkes, un personnage historique qui tenta de faire exploser le Parlement anglais, la prendra ensuite sous son aile pour la former aux rudiments de la révolution ; car ce n'est rien de moins qu'une révolution que V envisage, une vendetta personnelle composée d'actes de résistance (ou terroristes, tout dépend du point de vue) à laquelle il compte associer le peuple pour donner naissance à une révolte de masse. Cette introduction (où nous sont montrés, en parallèle, la préparation de V endossant son costume et la jeune fille en train de se maquiller) nous fait découvrir la société uchronique d'Alan Moore « vue d'en bas », à travers les yeux du peuple, ce qui nous permet d'effectuer rapidement trois constats : dans cet État où l'autorité est censée pourvoir aux besoins de ses citoyens et les protéger, une adolescente doit se prostituer pour survivre, et des agents officiels tentent de la violer. Pour finir, V n'hésite pas à tuer, ce qui le place d'emblée dans un rôle de terroriste pour qui la fin justifie les moyens. Comme souvent, Alan Moore se refuse donc à tout manichéisme : son justicier use de méthodes écœurantes, et les motivations de ses oppresseurs sont soigneusement développées par la suite (notamment lors du sublime monologue du chapitre quatre, Versions, où le Commandeur expose son point de vue sur le totalitarisme).
Je ne développerai pas ici une thèse sur l'ensemble de l'œuvre (mais il y aurait de quoi), sachez juste que cette édition répond aux attentes que l'on était en droit d'espérer. L'ouvrage se présente sous la forme d'un gros album cartonné à jaquette reprenant la couverture de Delcourt. Malheureusement, l'œuvre perd beaucoup à la traduction, mais il s'agit là d'un problème insoluble : V utilise en effet beaucoup de citations shakespeariennes dont le rythme et les rimes disparaissent dans la langue de Baudelaire, mais aussi d'une multitude d'allitérations qu'il est tout simplement impossible de transposer en français. Pour ne citer qu'un exemple, le célèbre « Remember, remember, the fifth of november » devient « Souviens-toi de ce cinq de novembre », le traducteur ne pouvant guère trouver mieux (sinon en inventant un nouveau mois) et perd ainsi la rime. En revanche, on appréciera les propos rapportés d'Alan Moore en conclusion, même s'il ne s'agit pas de déclarations récentes mais de propos datés de 1983 (on aurait aimé, par exemple, le voir établir un parallèle entre l'évolution actuelle des sociétés occidentales et celle dépeinte dans V pour Vendetta). Cette ajout textuel nous fera oublier l'absence d'Alan Moore dans The Killing Joke. En outre, la présence de nombreux croquis d'époque ainsi que de chapitres inédits est plaisante, et l'ensemble de ces qualités justifie l'existence de cette nouvelle édition.
Attention, cependant : l'œuvre d'Alan Moore est assez particulière dans le monde des comics, et pas forcément accessible à la première lecture. Son aspect littéraire, la multitude de références et le rythme de sa narration la destinent à un public sachant apprécier les approches cérébrales et les thèmes matures (sans ironie aucune : chacun son truc, comme dirait l'autre). À évitez si vous n'aimez pas les atmosphères dépressives et les remises en question dérangeantes.
Florent M. 17/09/2009
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