C'est lors d'un recensement de la population que tout commence. La foule fait la queue dans un décor sombre, froid, déshumanisé. Un homme, plus petit que les autres, qui porte barbe et cheveux longs, déclare aux fonctionnaires n'avoir ni numéro matricule, ni inscription au service de sécurité, ni domicile, ni papiers d'identité, mais s'appeler dieu Dieu, plus couramment Dieu. La surprise est totale et la réflexion d'un témoin déclenche un éclat de rire général qui détend l'atmosphère.

     Or, cette scène est jouée, avec quelques libertés, pour les besoins du tournage d'un film où, comme l'explique l'attachée de presse, l'ajout de quelques séquences à effets dramatiques a été rendu nécessaire. Puis un soudeur, proche de Dieu dans la file, témoigne que celui-ci a ri et que Dieu aime rire. Mais une telle individualité ne peut être laissée en liberté. Il est donc interné. Cette situation est vécue à travers les confidences du psychiatre chargé de comprendre qui était réellement celui qui se dit Dieu.

     Ce bref début démontre tout le décalage scénaristique de l'auteur. Celui-ci confronte l'arrivée anonyme de Dieu avec les doctrines qui régissent notre civilisation de type occidental. Dieu en personne est un portrait de notre société confronté au concept universel de la déité, passé par le filtre de l'absurde (la marque de fabrique de l'auteur). Celui-ci décortique, à travers cette rencontre, le fonctionnement des médias, leur façon de traiter des circonstances et de l'événement. Il expose les altérations dues aux prismes de divers professionnels tels que sociologue, psychiatre, historien... enfin, tout le petit monde d'experts autoproclamés. Celui qui défile, par exemple, sur le petit écran pour transformer un fait banal en un événement exceptionnel et justifier ainsi de son existence.

     Marc-Antoine Mathieu fait ainsi passer la personnalité de Dieu par une succession de séquences où, tout à tour, celui-ci prouve sa réalité par des prodiges, doit de défendre dans un gigantesque procès, devient la coqueluche du public avec un bain de foule, façon Jean-Paul II, le pilier d'un plan marketing, un phénomène littéraire et le sujet de multiples produits dérivés...

     Tout au long de son histoire, l'auteur distille un humour incisif et féroce, mais qui fait pouffer car il épingle les tics et le jargon pseudo scientifique qu'il fait tenir à ses personnages. Il offre aussi des plages plus malicieuses, presque potaches, comme lorsque Dieu disserte avec deux physiciens qui évoquent l'interaction entre les photons et le vide et qui lui présentent leur chambre à bulles, le fleuron de la recherche expérimentale. Dieu interroge : « Rien à voir avec un salon de la Bande dessinée ? ».

     L'auteur fait de Dieu l'unique sujet de plus de 124 pages sans évoquer ni église, ni clergé, ni théologie. Et c'est magnifique. Il présente un Dieu Universel débarrassé des oripeaux que les intermédiaires lui avaient attribués, un Dieu qui ne semble guère croire en l'homme, pas plus que l'homme ne croit en lui.

     Avec son graphisme inimitable, son art de construire des « gueules » impossibles à ses personnages, sa manière de jouer avec les contrastes par des à-plats entre gris, noir et blanc, il donne une dimension presque mystique à son scénario.

     Dieu en personne est plus un ensemble de réflexions qu'un récit, bien que la succession des scènes soit cohérente. Malgré la difficulté d'accès de certaines pages c'est un album remarquable, qui place Marc-Antoine Mathieu au pinacle des auteurs.