Clones est bien sûr la BD du film, ou plus exactement « la BD qui a inspiré le film ». Précisons d'emblée qu'à l'heure où je rédige ces lignes je n'ai pas vu ce dernier et que je n'établirai donc aucune comparaison.
Première constatation, le terme « clones » choisi comme titre prête vraiment à confusion. L'imbécile qui a fait ce choix mériterait un coup de pied aux fesses pour son incompétence. En effet, rien qui ressemble de près ou de loin à un clone dans cette histoire. « The surrogates » peut facilement se traduire par « Les substituts ». On aurait pu admettre androïdes, avatars, ersatz, succédanés... tout plutôt que « clones » !
L'action se déroule en mai 2054, dans la métropole de Géorgie centrale (aux Etats-Unis, pas dans le Caucase bien sûr). Les progrès de l'informatique et de la cybernétique sont tels que 92% des adultes américains possèdent ou ont déjà utilisé un « Clone », c'est à dire un androïde piloté à distance par son propriétaire. Ce dernier demeure cloîtré chez lui, allongé confortablement dans un fauteuil, seul aux commandes. Ce corps de substitution a des avantages indéniables. On peut l'améliorer, le rajeunir, l'embellir, lui donner plus de force, voire même le changer de sexe. On peut faire un travail harassant sans souffrir de la fatigue ni risquer un accident, courser un gangster sans craindre pour sa vie, vivre des expériences sexuelles torrides sans la moindre défaillance. De quoi bouleverser la société en profondeur... D'ailleurs, toute discrimination raciale ou sexuelle a disparu, puisqu'on utilise un corps adapté à l'image attendue pour son poste de travail : une femme pourra se présenter en tant qu'homme afin d'obtenir les plus hautes fonctions... Certes c'est hypocrite, mais en pratique ça fonctionne et chacun a ses chances en fonction de ses compétences réelles. Ensuite, les crimes ont diminué de manière majeure et la sécurité n'a jamais été aussi grande. Là aussi, c'est hypocrite puisqu'un meurtre de « clone » n'est plus qualifié de crime mais juste de « destruction de biens d'autrui », mais en pratique le nombre de morts humaines violentes a effectivement diminué. Enfin, la santé publique s'est considérablement améliorée : on ne risque plus de blessure ni de maladie transmissible – plus besoin de vaccination pour faire face à une épidémie de grippe – et les « clones » permettent aux handicapés de mener une vie « normale ». Bref, comme dit le slogan, LA VIE... EN MIEUX ! Sans le vieillissement, sans le danger, sans la peur de l'autre... Pourtant, dans ce meilleur des mondes sécurisés, un techno-terroriste surgit tel un vengeur masqué pour détruire les « clones ». Harvey, inspecteur de police, voit ainsi son double mis hors service, mais il décide de poursuivre son enquête... Pour une fois, il utilisera son vrai corps...
A partir de ce résumé, il est aisé de comprendre la richesse thématique potentielle de cette histoire qui aurait sans doute paru invraisemblable il y a dix ou quinze ans, mais qui le paraît beaucoup moins avec le développement de l'Internet, des jeux en ligne, des réseaux sociaux, de l'e-commerce... Sous réserve de pouvoir fabriquer des androïdes à un coût raisonnable, la société décrite ne serait plus si incroyable au vu de la virtualisation croissante de nos relations quotidiennes. Les limites possibles sont également abordées dans cet album où le récit principal est entrecoupée de divers documents : publicités, articles de journaux en ligne... Pour des problèmes de violence, les « clones » sont interdits aux mineurs. De même, les exclus du système (SDF, rebelles, sectes, le mouvement « Dread »...) doivent être écartés, installés dans des réserves... Enfin, le culte de l'apparence peut pousser certains à refuser tout contact autrement que par le biais du « clone » même au sein du cercle familial...
Dans ce contexte étoffé, Robert Venditti compose une intrigue policière captivante. Harvey est un flic fatigué mais obstiné, qui redécouvre avec nostalgie le plaisir du travail sur le terrain. De vraies sensations, parfois une vraie douleur. Polar noir au rythme plutôt lent, doté d'une ambiance intimiste et sombre, Clones comporte peu de scènes spectaculaires – j'imagine, peut-être à tort, que le film est aux antipodes de ce point de vue. La chasse au techno-terroriste – qui a des faux-airs de Marque Jaune – permet ainsi d'explorer différentes facettes de cette société à la fois inquiétante et fascinante. Le dessin, très personnel, se forme de traits rapides, parfois juste esquissés, comme un crayonné encré avant d'avoir été affiné. Les décors sont minimalistes, réduits au strict nécessaire. Les couleurs sombres, ternes et délavées composent des planches quasi monochromes – visages et décors ont la même couleur – dont la lisibilité ne tient qu'à un remarquable travail sur la lumière. Ce n'est certes pas un dessin « grand public » mais il en devient plus hypnotique et l'atmosphère rendue accompagne au mieux l'intrigue.
Pour conclure, Clones – qui aurait dû s'appeler Substituts – développe de manière convaincante une société entièrement basée sur des relations virtuelles, poussant à l'extrême l'utilisation des avatars derrière lesquelles nombre d'internautes s'abritent. A ma connaissance, aucun roman de SF n'a exploré ce thème de façon aussi radicale – il ne s'agit ni de cyborgs, ni de plongées dans une réalité virtuelle, mais d'androïdes utilisés comme simples vecteurs de communication et d'action via le réseau. Cette réflexion s'avère donc aussi originale que passionnante par ses implications, à l'origine d'un comics essentiel, indispensable à tout amateur de SF intéressé par la virtualité galopante de notre monde actuel.
Pascal Patoz nooSFere 30/11/2009
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