Dans une campagne profonde, au milieu de champs labourés au coin desquels se dressent quelques mégalithes impressionnants, un homme se livre à la plus cruelle des expériences. De manière assez confuse, alors qu'il nie toute influence de l'hérédité, il veut démontrer que l'être humain est capable d'apprendre au simple contact de l'environnement. Pour lui, l'éducation se fait au contact des choses, pas d'autrui ; il pense même pouvoir prouver de manière irréfutable les effets nocifs d'un « amour maternel excessif ». Pour cette raison, ce dément tient sa fille en réclusion depuis sa naissance, à l'écart de toute relation humaine. Le seul instant où la petite fille aperçoit un regard est lorsque le judas de sa chambre s'ouvre pour laisser passer un maigre repas.
L'enfance volée. Le titre est explicite, et le magnifique visage sur la couverture exprime parfaitement l'interrogation triste et muette de la petite fille. N'ayant pas appris le langage, elle ne peut communiquer, et pour le lecteur, seul son grand regard perplexe et inquiet témoigne de sentiments hors de notre compréhension. Que ressent-elle ? Est-elle humaine ou seulement animale ? Cette victime de la folie d'un bourreau qui s'ignore est-elle même capable de pensée ? Mais tandis qu'elle grandit dans ces atroces conditions, non loin de chez elle grandit aussi François, dont les mains acquièrent un pouvoir de guérison au contact d'un vieux dolmen. Ce pouvoir en fait un solitaire, de ceux que l'on appelle dans la détresse mais que l'on déteste et que l'on craint. Ces deux-là sont sans doute destinés à se rencontrer...
Nous voilà plongé au cœur d'un drame bouleversant, voire même d'un mélodrame qui n'est pas loin de tirer les larmes. Il se dégage de ces pages une profonde et sincère émotion, portée par le dessin de Riad Sattouf qui a trouvé dès ce premier album un style très personnel, mais aussi très attachant. Sattouf rend parfaitement l'ambiance lourde et confinée de cet univers rustique, avec notamment une utilisation soutenue de teintes jaune-orangées quasi crépusculaires. Les enfants, avec leurs grands yeux ronds où l'on se noie, semblent perdus dans un monde d'adultes bien froid. Devenus grands, peut-être est-il trop tard pour qu'ils puissent se reconstruire, mais probablement pas : nous espérons que l'enfance subsiste quelque part en eux et qu'ils vont pouvoir enfin la vivre à leur manière. Les deux protubérances qui germent sur le vieux dolmen sont-elles porteuses de cette promesse ?
Corbeyran démontre une nouvelle fois son grand talent de scénariste avec cette histoire intimiste et nostalgique, aux accents tragiques, tandis que celui de Sattouf est une révélation. Un très beau début de série !
Pascal Patoz nooSFere
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