(Critique des tomes 1 à 7)
« Les gens normaux, ça n’existe pas ! » (tome 1, p.118) Si les mangas « normaux » n’existent sans doute pas non plus, voici en tout cas un seinen absolument hors normes !
Soil Newtown est une ville-nouvelle, une cité-dortoir paisible, sans histoires, où il fait bon vivre parmi de charmants voisins, au milieu de haies rigoureusement taillées… Jusqu’à cette fameuse nuit où une panne de courant plonge la bourgade dans l’obscurité. Le lendemain, on constate la disparition d’une famille, puis surviennent d’autres faits étranges, comme cette inexplicable « colonne » de sel dans la chambre de la fillette disparue ou comme cette monumentale et énigmatique « colline » de sel subitement apparue dans la cour de l’école et où repose le cœur du hamster de la même fillette… Dès lors, la réalité semble se détraquer et la petite ville s’abandonne à un tourbillon d’événements sans cesse plus insolites, à une folie ambiante que rien ne semble pouvoir arrêter…
D’apparences très sages, les couvertures mettent en scène le quotidien banal de cette famille disparue, à l’évidence heureuse et idéalisée. Mais au dos de la jaquette, chacune de ces images cache une ombre inquiétante, paraissant d’abord humaine puis se déformant sans cesse au fil des volumes. Que représente cette silhouette étrange ? A-t-elle seulement un rapport avec l’intrigue ou n’est-elle qu’un pur symbole du caractère fantastique de l’intrigue à venir ?
Au contraire de bien des mangas, les premières pages ne nous plongent pas d’emblée dans une scène d’action ébouriffante mettant en scène le héros. Ici, le récit s’ouvre sur une trentaine de pages absolument muettes, qui nous invitent à suivre une comète à travers les âges, au-dessus d’un paysage initialement vierge, puis progressivement domestiqué par l’homme jusqu’à la construction de Soil Newtown. Au milieu se glissent deux scènes dont le sens ne peut que nous échapper à ce stade : une cérémonie primitive, puis le massacre d’un village par un tueur aux yeux bandés. Le décor est planté, déjà étrange, difficile à cerner…
Arrivent alors les « héros »… Ou disons plutôt le couple fort peu reluisant formé par les policiers chargés de l’enquête. Lui, le capitaine Yokoi, gras et répugnant, passe son temps à se gratter les couilles, à se renifler les aisselles, à tenir des propos vulgaires et méprisants à l’encontre de sa jeune co-équipière qu’il se plaît à harceler. Elle, le lieutenant Onoda, est un laideron timide et maladroit, au visage mangé par d’énormes lunettes, mais d’emblée décidée à « tout comprendre » alors même qu’elle affirme qu’ « il se passe dans notre monde des choses qui dépassent notre compréhension » (tome 1, p.40). D’un grotesque assumé, le duo ne paye pas de mine. Pourtant, ces deux personnages présentés comme ridicules vont évoluer de façon passionnante, dévoilant tant leurs passés troubles et leurs failles intimes que leur force de caractère.
Autour d’eux va défiler une extraordinaire galerie de personnages tout aussi étonnants. En vrac : des flics locaux sympathiques mais dépassés par ces événements auxquels leur boulot planqué ne les avait pas préparés ; une petite vieille défigurée, seule rescapée d’une très ancienne tuerie ; un intrigant professeur qui se promène sous un masque antique ; la fugitive apparition d’un homme « couvert d’écailles » ; deux gamins totalement barrés, adeptes de la théorie du complot, autoproclamés détectives du paranormal et détenteurs d’objets frappadingues ; un jeune garçon qui pratique l’automutilation ; un notable voyeur et pédophile ; une bande de jeunes violeurs ; d’inquiétants agents du gouvernements ; etc.
De même, les incidents les plus bizarres ne vont cesser de se succéder, au point qu’il paraît impossible de les résumer. La ville semble réagir comme un organisme auquel on aurait présenté un « corps étranger » : des réactions « immunitaires » se mettent en place, particulièrement chez les enfants qui se rassemblent, désertent l’école et prennent bientôt le masque de molécules antivirales. Mais l’infection gagne, gangrène la réalité, distille le chaos. Des failles spatio-temporelles ne tardent plus à pointer leur nez, ouvertes sur d’autres inquiétantes étrangetés…
Bref, « c’est incompréhensible » comme le souligne avec malice un personnage dans la dernière page du tome 7. Car l’auteur s’amuse manifestement à perdre son lecteur dans les méandres d’une histoire aux multiples ramifications, au point de lui adresser des encouragements moqueurs à chaque fin de tome. Par exemple, à la fin du tome 6 : « Dans un monde tourbillonnant et incompréhensible, un indice est enfin découvert… C’est en tout cas ce qu’on croit, mais… Nous entrons dans le tome 7 de cette histoire de labyrinthe dark & punkish ! »
Le lecteur qui souhaite une histoire simple, aux enjeux immédiatement compréhensibles, peut passer son chemin. Labyrinthe, puzzle, énigme, casse-tête… la dimension ludique de Soil ne fait aucun doute. Il faut donc accepter de jouer le jeu, d’essayer de dénouer les différentes intrigues et d’y trouver une cohérence. Est-ce une histoire de fantasy basée sur la magie venue de l’antique ère Jōmon ? Est-ce le conte fantastique d’un tueur dément qui traque ses victimes au fil des générations ? Est-ce une intervention extra-terrestre comme certains indices le laissent supposer ? Ou s’agit-il d’univers parallèles, de voyages temporels ? Ou plus simplement d’hallucinations collectives ? Voire un peu de tout ça en même temps ?
Pour qui apprécie de se perdre dans un labyrinthe et d’y exercer ses talents de déduction, la narration d’Atsushi Kaneko se révèle un véritable régal, notamment grâce à une parfaite et paradoxale limpidité : on suit sans difficulté chaque péripétie, chaque nouvelle situation, même quand on peine à l’intégrer ensuite dans l’ensemble de la trame. Un véritable plaisir de lecture naît de ce contraste entre la simplicité évidente d’une narration très précise et la complexité secondaire apportée par les multiples strates successives.
Ce jeu des contrastes est d’ailleurs omniprésent dans le récit. Bien sûr entre le décor paisible et la violence des drames qui s’y nouent – de manière similaire aux Desperate Housewives, mais avec une atmosphère bien plus délétère. Entre les nombreux éléments fantastiques et le réalisme appliqué et opiniâtre de l’enquête policière. Entre les caractères grotesques, ridicules ou sordides et la perception progressive d’une véritable humanité chez les personnages. Entre la dimension ludique ou réflexive et le développement d’une véritable émotion. Entre le récurrent grattage de couilles et une approche psychologique plus subtile. Tous ces aspects s’équilibrent de manière remarquable, contribuant à former un récit d’une foisonnante richesse thématique, tout-à-fait unique en son genre.
Sur le plan graphique, Soil s’éloigne radicalement des codes graphiques habituels du manga. L’auteur prétend d’ailleurs ne jamais lire de mangas et tirer plutôt ses influences du cinéma et surtout de certains univers musicaux. Il se réfère lui-même à David Lynch, qu’on ne peut manquer d’évoquer devant un tel polar obscurément dédaléen.
Le noir et blanc au trait appuyé paraît de prime abord dépouillé, en un quasi équivalent de ligne claire fort sage. En réalité, l’inventivité est constante et les trouvailles graphiques nombreuses. L’auteur peut consacrer une planche entière à de simples fleurs, puis faire monter l’angoisse avec d’étonnants gros plans, outrer les expressions jusqu’à les rendre monstrueuses, déstructurer l’espace avec de sombres tourbillons, jouer avec des formes géométriques ou des motifs répétés, varier avec audace les plans et les cadrages... De nombreuses cases ou planches en deviennent réellement spectaculaires et aucune monotonie ne s’installe. Si le trait rappelle l’esthétique d’un Charles Burns, ce souci d’une recherche formelle incessante évoque aussi le lui-même lynchien Andreas en maints endroits.
Evidemment, on peut s’inquiéter du dénouement à venir : sera-t-il à la hauteur ? Livrera-t-il suffisamment de clés ? Ne contiendra-t-il pas des incohérences majeures ? Nous verrons bien. Quoiqu’il en soit, le voyage vaut de toute façon largement d’être entamé : si le récit demeurait inachevé à la fin du 7ème tome, je n’en regretterais pas le moins du monde la lecture ni la relecture – car évidemment la richesse thématique de Soil se prête à de nombreuses relectures.
Jeu policier original et loufoque, jeu de pistes déroutant dans les domaines de l’Imaginaire, jeux virtuoses de contrastes narratifs, jeux graphiques fertiles et imaginatifs… On l’aura compris, on s’amuse beaucoup dans Soil, et d’une manière qui satisfait autant l’intellect que le désir de divertissement, autant l’attrait de l’extraordinaire que le sens artistique. Un must !
Pascal Patoz nooSFere 18/05/2012
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