Berlin, 1956. La jeune Mary Raven, 26 ans, rêve de retourner dans l’espace. Pour son malheur, la plupart des pays ont abandonné les vols spatiaux dans une politique isolationniste vis-à-vis des diverses espèces extraterrestres rencontrées. Lorsqu’elle apprend la mort de son père, l’un des trois premiers spatiaux de l’Histoire, elle se rend sur Ignition City, une île artificielle qui demeure sur Terre la seule porte ouverte vers l’espace. Le légendaire Rock Raven y est mort sans gloire, tué dans son sommeil et rapidement recyclé. Mary découvre alors en Ignition City une ville interlope où les spatiaux déchus traficotent, sombrent dans l’alcool ou dans la déprime. Oubliées les heures glorieuses, la rouille ronge aussi bien les cœurs que les carcasses des vaisseaux inutilisés. Quelques aliens y errent encore, eux-mêmes paumés dans ce lieu trouble et sans espoir. Quant au marshal, aux allures de Rocketeer, ce flic corrompu se préoccupe peu de l’ordre public…
Scénariste surdoué, Warren Ellis met en scène dans Ignition City un virtuose mélange des genres, très différent de ses œuvres les plus iconoclastes comme Transmetropolitan ou Black Summer (Grand Prix de l’Imaginaire 2010 EV).
L’album expose tout d’abord une uchronie rétro-futuriste à la fois originale et respectueuse de l’imagerie steampunk. Le milieu du XXème siècle y est bouleversé par la rencontre d’aliens dont la Terre cherche cependant à se préserver depuis une guerre dont seules quelques bribes nous sont dévoilées. La découverte de la cité nous plonge ensuite dans un univers déliquescent de film noir, l’auteur la comparant lui-même à Tanger, dans son aura de repaire d’espions louches qui échouent tous au bar central, le justement nommé « bar de la fin du monde ». Le récit prend alors le rythme d’un polar, lorsque Mary mène sa propre enquête, mais le dénouement vire à la grande scène finale d’un western, dans un mémorable affrontement où les clefs du mystère sont apportées.
Avec une parfaite fluidité, Warren Ellis parvient à jouer avec les codes de ces différents genres pour en faire un récit à la fois dense et remarquablement homogène, sans aucune rupture de rythme. Des lecteurs pourront cependant se trouver frustrés par les nombreuses ellipses que comporte l’intrigue : il y aurait là matière à de nombreux récits complémentaires pour mieux comprendre les enjeux de cet univers et notamment pour mieux en cerner la composante extraterrestre, à peine esquissée. Mais c’est aussi la force de cet album que d’offrir une histoire complète qui se suffit à elle-même, belle trajectoire d’une jeune héroïne venue remuer les consciences au sein d’un western crépusculaire.
Le dessin de Pagliarani réussit à magnifier cette ambiance de cité décadente, oublieuse de sa gloire passée, où hommes et vaisseaux sont autant d’épaves. Mais si son côté statique convient bien au décor, on aurait pu souhaiter un peu plus de variété dans les expressions des personnages, figées au point d’installer parfois une certaine monotonie.
Stimulant polar SF et ténébreux western uchronique, où les personnages traînent leur déchéance les pieds dans la boue et la tête dans les étoiles en attendant la venue d'une Mary rédemptrice, Ignition City est encore une œuvre brillante à l’actif de Warren Ellis.
Pascal Patoz nooSFere 08/05/2012
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