Le premier volet de la série Le pont dans la vase, intitulé L'Anguille, paraît en 1993 aux éditions Glénat. Et on s'en souvient ! Dans le monde imaginé par les auteurs, la boue n'a pas seulement envahi une grande partie des terres émergées, elle s'est aussi répandue dans les esprits. La société dominée par des savants obscurantistes et misogynes trouve son opposante en la jeune Camille Park. Camille, dont l'esprit vif et curieux, la silhouette fluette et nerveuse, lui valent le surnom mérité de l'Anguille. Insaisissable Camille, dont le bon sens bouscule un univers sclérosé aux principes absurdes et étouffants. Contrainte, de par sa condition de femme, à un avenir bêtifiant, elle se travestit en homme pour suivre les cours stupides de l'Académie des Sciences et de l'Éducation Universelle. Mais le système aura raison d'elle : Camille est condamnée aux travaux forcés. Et L'Anguille d'obtenir, en 1994, le prestigieux Prix du Lion en Belgique... En 1995, alors que Sylvain Chomet décroche l'Alph'art du meilleur album à Angoulême pour le scénario de Léon La Came, édité chez Casterman, paraît Orlandus, le second tome de la série. Dans cet épisode, Camille, envoyée dans les fermes pénitentiaires, doit faire face à l'étrange attendrissement des gigantes et au destin poignant des petites filles au regard grave. Toujours travestie, elle travaille à sa délivrance. La liberté semble proche, jusqu'à ce que le Pèr, patriarche de la ferme, découvre le véritable sexe de Camille. C'est l'infamie. . Ce n'est qu'en 1998 que les éditions Glénat nous offrent la troisième partie de la série : Malocchio. Entre temps Chomet ne chôme pas (facile, je sais), et obtient en 1997 le premier prix au Festival d'Annecy et au World Animation Celebration de Los Angeles pour son dessin animé La vieille dame et les pigeons. Quant à Chevillard, il publie aux côtés de Corcal des histoires courtes dans Fluide Glacial. Il travaille également dans l'animation ; c'est peut-être là qu'il acquiert ce sens du rythme et du dynamisme qui caractérisent son dessin. Son trait heurté, à la limite de la caricature, sied bien à cet univers malsain, replié sur lui-même. Avec Malocchio, les auteurs nous entraînent un peu plus profondément dans la vase. L'Académie des Sciences n'apparaît plus seulement comme un groupe de scientifiques bornés : c'est un ramassis d'homme corrompus et lâches souffrant de déviations sexuelles. Camille traverse cette troisième partie dans un état d'inconscience totale. Le Pèr a décidé qu'elle serait vierge lors de la fête de la Gran Nôz, son destin lui échappe. Pantin désarticulé, tombera-t-elle entre les mains de la troupe de saltimbanques dirigée par le mystérieux Signor Malocchio ? C'est à vous de voir... En trois épisodes, Le pont dans la vase tisse un monde envoûtant et énigmatique, un grand moment de bande dessinée. A lire absolument.
So Bifrost n°10 01/10/1998
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