Il est certaines personnes qu'on ne voit ni qu'on n'entend jamais. Qui s'assoient toujours à la même table, dans le même bistrot, commandent toujours la même chose... Ils ne veulent pas déranger, pas faire de peine. Ils ne font pas de bruit. Ils attendent qu'on s'aperçoivent de leur présence. Mais ça n'arrive pas. A monsieur Khol moins qu'à un autre. Monsieur Khol n'a pas de visage. Tout son drame est là. Car, que peut-on faire de sa vie quand on n'a pas de visage, hein ? Ma foi, pas grand-chose...

     Mais la vie n'est pas toujours chienne pour les gentils messieurs très effacés, et un jour, un beau jour...

     Monsieur Khol est un petit fonctionnaire, costume noir, gilet noir, chapeau melon noir. Un individu anonyme, insipide, que personne ne remarque. Et pour cause  ! Monsieur Khol n'a pas de visage  ! Pas un visage invisible, transparent, mais une absence de trait et de couleur, une sorte de tache blanche, désespérément vide et inexpressive.

     Personne ne s'aperçoit de sa présence, en dehors de son odieux chef, d'un patron de bar et de sa concierge, et si savoir se faire oublier n'a pas forcément que des mauvais côtés – notamment au service militaire – , monsieur Khol est pourtant très malheureux.

     Il faudra qu'une maladie l'oblige à partir à la campagne pour que commence une nouvelle vie et que se révèle peu à peu son visage.

     Khol présente une curieuse affection, comme ces maladies étranges que l'on trouve dans les Cités obscures de Schuiten et Peeters, dans L'enfant penchée ou dans L'ombre d'un homme – où un homme présente au contraire une ombre en couleurs.

     Il s'agit bien sûr d'une fable philosophique, Cet individu effacé – au sens littéral du terme –, c'est un peu chacun d'entre nous, lorsque personne ne nous prête attention au beau milieu d'une foule, lorsque aucune passion, aucun désir ne nous animent plus, lorsqu'on a le sentiment de pouvoir disparaître sans manquer à personne.

     Un peu d'air pur, un peu d'amour... un rien peut pourtant suffire à insuffler la vie à un visage éteint. La morale est en fin de compte optimiste, presque naïve. Mais sa simplicité, sa fraîcheur, en font justement une histoire intemporelle et universelle, émouvante comme un conte de fées. Les amateurs d'action et de violence resteront en manque, mais ceux qui apprécient les récits étranges, différents, inclassables, ne seront pas déçus.

     Pour illustrer l'itinéraire de monsieur Khol, Moynot a choisi de peindre directement les planches sans encrage. Les cases, étroitement accolées, ne sont donc pas délimitées par le traditionnel cadre, de même qu'aucun contour n'est cerné d'un liseré noir, même si l'on devine parfois le trait de crayon, à peine perceptible. Il en résulte une clarté un peu irréelle, un flou un peu onirique qui baignent ainsi des planches jouant pleinement le jeu du format carré. Cette peinture est évidemment pour beaucoup dans la poésie qui se dégage de l'ouvrage.

     Ce nouvel ouvrage hors norme confirme une fois de plus l'intérêt de cette collection étonnante et ambitieuse qu'est Carrément BD. Un petit bijou de tendresse sincère et de poésie ingénue.