Il n'est pas habituel de commencer une critique par une réflexion sur des prix de vente. Pourtant, alors que sont parues, à quelques mois d'intervalle, deux bandes dessinées sous couverture cartonnée se rattachant toutes deux à la science-fiction, on ne peut qu'être frappé par l'échelle des prix : approximativement 1 à 7, en « faveur » de Losfeld. Qu'il y ait dans cette distorsion un phénomène à la fois culturel et commercial, je n'en doute pas : les productions Losfeld sont des produits « de luxe », réservés à une « élite » et ne bénéficiant que d'un tirage réduit , les productions Dargaud, au contraire, sont des ouvrages « populaires » tirés à un grand nombre d'exemplaires. (Les guillemets étant là pour bien signifier ce que je pense de ces épithètes...) Cependant, quelles que soient les bonnes ou mauvaises raisons des éditeurs, il reste un fait certain : on n'hésitera pas (le talent respectif des auteurs n'étant pratiquement pas en cause) à sortir ses 8 F 75 pour avoir un Dargaud, alors qu'on rechignera certainement à se procurer un Losfeld à 60 F. Pour prosaïques qu'elles soient (tout au moins aux yeux de certains à qui ces problèmes ne se posent peut-être pas), ces questions doivent être au moins évoquées, à défaut d'y apporter des réponses ou des solutions. Car, si le Dargaud est effectivement plus mince (47 pages contre 66 pour le Losfeld) et son papier un peu moins bon (c'est-à-dire moins glacé — mais personnellement je ne suis pas contre un certain rugueux ; au contraire l'impression tactile est plus agréable, et il y a aussi une odeur de cellulose fraîche qui reste entre les pages...), le rendu des couleurs est impeccable chez Dargaud, alors qu'il arrive que les aplats de Kris Kool bavent un peu. Bref, on ne peut rien conclure de l'emballage. Mais l'emballeur Losfeld a-t-il fait l'expérience de multiplier par dix son tirage 1 et de partager le prix de vente par cinq ?... Il l'a tentée en partie tout au moins, c'est vrai, en ce qui concerne la deuxième édition de Barbarella et Pravda la survireuse. Ne fut-elle pas concluante financièrement ?... Je l'ignore, et dans cette ignorance il me sera difficile d'aller plus loin dans cette approche commerciale, qui a certainement des ramifications complexes et que je ne peux aborder qu'avec une naïveté de néophyte. Il faudrait maintenant que parlent les bourses des lecteurs, si je peux m'exprimer ainsi ! En ce qui concerne le contenu, Kris Kool et L'empire des mille planètes 2, pour appartenir tous deux à la science-fiction, n'en sont pas moins radicalement différents l'un de l'autre. Philip Caza se sert de la science-fiction pour donner libre cours à ses rêveries érotiques et colorées ; son ouvrage ressortit plus à l'expérience graphique qu'à la véritable bande dessinée, en ce sens que le scénario n'existe que comme prétexte à des virtuosités de pinceau qui culminent en un certain nombre de scènes-clé. Mézières et son scénariste Christin, eux, ne se servent pas de la science-fiction : il la servent, en racontant une histoire très élaborée, très classique, mais qui prend évidemment une dimension nouvelle par le fait même qu'elle est racontée visuellement. Cette précision donnée, je ne voudrais pas qu'on croie que je dresse ces deux conceptions l'une contre l'autre et que je privilégie l'une d'elles au détriment de son contraire : comme en tout art, la guerre des genres n'existe pas. Seule reste l'évidence du talent ou de la médiocrité... Philip Caza a incontestablement du talent. Son album est un beau livre d'images qui se remarque d'abord par ses couleurs. Les productions Losfeld se sont trop fait une spécialité du noir et blanc rehaussé d'un passage monochrome plus ou moins délayé optiquement, elles se sont trop complues dans un pseudo-sadisme sombre, morne et triste (cette tendance ayant culminé avec Phoebe Zeit-Geist), pour que les couleurs éclatantes de Caza ne soient pas fêtées comme une victoire d'un auteur sur l'éditeur, de la gaieté sur la tristesse, de la vie sur la mort. En fait, Caza n'existe que par sa couleur : l'enlèverait-on que son trait, assez lourd, assez maladroit parfois, et en tout cas ingrat dans sa sobriété (sauf en certaines pages, comme celles qui relatent l'exploration de l'intérieur de la Mamontagne), révélerait sa pauvreté. Mais le problème n'est pas là, et il ne pouvait être posé que le temps d'une parenthèse : le dessin de Caza appelle la couleur comme une fleur le papillon, et son trait un peu mou n'est qu'un contenant qui la reçoit à l'intérieur de ses formes évasées, élargies, pesantes, ses formes de vases et d'amphores qui prennent le plus souvent les courbes malléables d'un corps de. femme épanouie. Sa prédilection se situe aux alentours d'une gamme de couleurs chaudes, qui partent du jaune d'or pour arriver au violet de parme, en passant par l'orangé, le vermillon, le brique, le carminé, les garances, le rose thyrien. Mais cette gamme chromatique agréable à l'oeil échappe à la monotonie grâce à l'irruption fréquente de longues coulées vertes (vert acacia et vert amande le plus souvent) qui viennent réveiller, violer ces embrasements assoupis. L'album de Caza présente une grande unité chromatique qui, bien que rompue en deux endroits (une géométrie de pastels pendant le voyage dans la bande de Moebius et une vague de gris assez laids — Caza ignore-t-il la richesse des gris teintés ? — pendant la nuit de la chaise de granit et des oiseaux de pierre), aurait pu peut-être basculer par grands pans, par grandes séquences dramatiques, et organiser à l'intérieur du récit une dialectique des couleurs. Je pense à ce propos à deux auteurs qui, pour dissemblables qu'ils soient, usent de cette dialectique des tons : Edgar P. Jacobs (voir particulièrement Le piège diabolique) et Guy Peel ( Pravda plus que Jodelle). Quoi qu'il en soit, l'apport de la couleur est un acquis de la bande dessinée moderne qui nous promet encore bien des surprises 2. Cet éclatement multicolore doit avant tout à l'affiche, celle de l'époque 1900 d'abord (voir les créations de Mucha ou de Grasset) qui, après s'être éteinte pendant un demi-siècle, a vu sa postérité brusquement rejaillir grâce aux graphistes pop (ou hippies, ou psychédéliques, comme on voudra) de la nouvelle école américaine, avec des artistes comme Victor Morosco, Fried, Bob Massé, B. Maclean, Peter Max et bien d'autres, sans compter l'embrasement des affiches cubaines... Si l'on en vient maintenant à l'histoire contée, qui est d'une grande simplicité, j'ai signalé déjà qu'elle n'était qu'un mince fil conducteur à cette débauche d'images. Kris Kool, spationaute en chômage, est engagé par une fille mystérieuse, la Gweene (jeu de mot transparent pour indiquer son lesbianisme) afin d'aller chasser sur Vénus des femmes-fleurs, créatures qui provoquent pendant l'amour des rêves érotiques et qui sont pour cela fort appréciées dans les bordels clandestins de la Terre. Après bien des surprises, des trahisons, des batailles et des étreintes diverses, Kris Kool découvre, dans un endroit secret de Vénus protégé par un repli de l'espace-temps, que les femmes-fleurs vivent en symbiose avec un organisme géant, la Mamontagne (une structure biologique de seins empilés), qui les engendre et se nourrit d'elles à la fois. Grâce à une intervention on ne peut plus freudienne (Kris « pénètre » dans l'organisme femelle et le tue de l'intérieur à coups de couteau : Crève donc, mère abusive !, p. 64), le héros rompt le cycle et, ayant fécondé très « naturellement » une femme-fleur, ouvre pour cette race une nouvelle période d'existence bisexuée, concrétisée par la naissance, dans le cocon douillet d'une fleurabule, du premier homme-fleur... La Gweene ayant été entre-temps éliminée, toujours en référence à papa Freud (par l'introduction d'un réacteur portatif dans sa bouche-vagin), tout se termine donc le mieux du monde pour Kris Kool qui, tel certain lonesome cow-boy de notre connaissance, n'a plus qu'à s'éloigner, solitaire et la conscience en paix, vers de futures aventures. Comme on le voit, un érotisme très sophistiqué baigne ces belles images, mais il ne faudrait pas croire pour autant que cet érotisme soit ressenti de manière très objectivée par le lecteur... Le traitement en aplats de la couleur, qui supprime ombres et relief, la stylisation excessive du dessin, placent la représentation sur le plan de la pure décoration, donc de l'abstraction. Que l'intention soit sans détour (cette main violette entre des cuisses bleues : p. 1) ou qu'au contraire elle joue sur le symbolisme (une extrémité de pistolet très phallique, et placée au bon endroit, laisse s'échapper une laiteuse fumée d'essence tout à fait spermique : p. 8), on reste dans le domaine de l'imaginaire, on ne touche jamais à une quelconque réalité charnelle. Il reste à dire, pour achever le tour de cet ouvrage, que Philip Caza n'a pas échappé au goût bien naturel pour les clins d'yeux et références, dont la plupart des créateurs de bandes dessinées usent avec délice. Ici, la gamme est complète : référence à un environnement réel (l'entrée du spatioport qui évoque celle des bouches de métro 1900 : Astropolitain, p. 14) ; référence picturale (Le bain turc d'Ingres, p. 50) ; référence littéraire (la Gweene qui, avec sa bouche dévorante sur le bas-ventre, rappelle l'Aurora d'Alain Dorémieux mais peut-être que ce n'est ici qu'une rencontre, et que Caza est allé puiser son inspiration dans un mythe éternel) ; référence à d'autres bandes dessinées enfin, avec l'apparition insolite (p. 56) du « Concombre Masqué » de Mandryka... Voilà donc la fiche signalétique de la première oeuvre (certes pas parfaite, mais très intéressante) d'un jeune dessinateur de 29 ans, qui se déclare passionné de science-fiction et espère bien continuer dans les voies parallèles de l'illustration et de la bande dessinée. Nous attendons de pied ferme ses prochaines manifestations 3.
Notes : 1. Kris Kool . 5 000 exemplaires. 2. (Note de nooSFere : lire la seconde partie de cette chronique à l'album L'Empire des mille planètes, de la série Valérian.) 3. La récente bande de Loro, L'oeil du dieu, parue dans Pilote, joue sur un autre registre : ton sur ton, subtilité, velouté. 4. A noter que depuis la parution de son album, Caza fait maintenant des couvertures pour Fiction : voir notre numéro 214 et celui de ce mois. il est également l'auteur des gardes du prochain C.L.A., Tschaï de Jack Vance. (N.D.L.R.)
Jean-Pierre Andrevon Fiction n°216 01/12/1971
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