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Album
Le Petit cirque
Série : Le Petit Cirque    tome HS  Album suivant

Scénario : FRED
Dessins : FRED

Dargaud , 1973
 

 
Critiques
     Malgré Valérian et Flash, le pompon en plumes artificielles réservé au meilleur album de la présente chronique reviendra néanmoins sans conteste au Petit cirque de Fred. Parues dans Hara-kiri dans les années 60 (entre les numéros 38 et 64), puis ressorties plus récemment dans Pilote, les planches du Petit cirque reçoivent dans l'album Dargaud qui les recueille une belle coloration sépia qui accentue leur côté désuet. Le petit cirque joue en effet sur les archétypes, et surtout le mythe du petit cirque de campagne minable et touchant, et si les aventures contées sont délibérément intemporelles, on peut aussi très bien les situer dans les dernières années du XIXe siècle ou les premières du XXe Certains costumes en font foi, et c'est d'ailleurs une époque, dite « belle », à laquelle Fred se réfère souvent. On a certainement dû dire déjà que le monde du Petit cirque évoque une comédie humaine en mineur, doucement nostalgique, où les sentiments d'envie, de haine, de jalousie, de désespoir, de résignation sont traités avec transparence et distanciation. Certes, l'errance de cette petite roulotte traînée par l'impassible Carmen, qui concentre dans sa silhouette noire tout le fardeau humain, accompagnée par le bougon Léopold, dans des paysages mornes et sans horizons, se prête à toutes les interprétations psychologiques et philosophiques qu'on voudra. Mais, même si ces données procèdent d'une intention consciente chez l'auteur, même si elles servent à introduire une pesanteur physique, charnelle dans la bande (on y sent véritablement la froidure du petit matin, on y entend le gel craquer sous les pas, on participe à cet univers de brouillard, de vent et d'éternel crépuscule comme rarement une œuvre graphique nous le permet), la véritable originalité du Petit cirque est le jeu avec l'espace que Fred a organisé autour du concept du voyage.
     Jeu d'abord en annulant l'espace géographique, ce qui permet tous les tours de passe-passe : en effet, une route sur une vaste plaine et quelques arbres déplumés sont les seuls repères dans le no man's land où se traîne la roulotte — autant dire rien, le néant, qui peut faire sourdre les pièges de l'analogie et de la topologie. Et jeu ensuite en faisant surgir de ce néant bouleversé des signes (vivants ou inanimés) qui inquiètent et intriguent parce qu'ils viennent justement de ce nulle part où tout est permis, et précipitent l'aventure incongrue ou cruelle...
     Pièges de l'analogie, comme la traversée d'un flipper dont Léopold ne se sort qu'en faisant tilt (pp.26 et 27) ou la dérobade de cette route qu'on roule au printemps pour la nettoyer (pp.52 et 53). Ici le décor subit une métamorphose qui le fait ressembler à un objet quotidien décalé.
     Pièges de la topologie, comme ce mur de verre que Léopold heurte sans cesse en croyant voir dans son reflet un compagnon d'infortune (pp.14 et 15), comme cette inondation subite qui fait avancer Carmen et Léopold sous une dizaine de mètres d'eau sans qu'ils s'en aperçoivent (pp.28 et 29) ou cette irruption des paysans dans la roulotte qui se trouve alors dotée de dimensions inusitées et dont l'intérieur évoque un gigantesque palais... Ici, les deux dimensions du voyage s'engouffrent dans une troisième, qui peut être au choix le rêve ou le cauchemar.
     Jeu enfin avec les signes perturbés de la réalité, eux-mêmes le plus souvent analogiques ou référentiels : et c'est la rencontre avec le clown-volaille qui s'est échappé d'un poulailler et est abattu par un chasseur (pp.16 et 17), avec les trapézistes voyageurs traqués par l'armée à cause des messages qu'ils portent (pp.18 et 19), avec les frères siamois trouvés dans une poubelle et faisant un numéro de la main à la main (ils sont siamois par les bras ! , pp.30 et 31 ), avec les funambules migrateurs qui se posent sur les fils électriques (pp.34 et 35), avec l'arbre à violons, le dompteur de fleurs carnivores, etc. En fait, toutes ces chausse-trapes ouvertes, tous ces êtres décalés et métamorphosés forment un jeu à l'échelon supérieur qui est l'exercice de la magie dans un cadre féerique. Les plus grands artistes plasticiens (comme Chagall) ont voulu doter le monde du cirque d'un vernis magique destiné à le transfigurer, le transmuter : vision assurément idéaliste accolée à un mythe mité. Mais qu'importe si le résultat est agréable à l'oeil et à l'esprit ! C'est le cas du Petit cirque de Fred, création d'univers comme la bande dessinée n'en voit qu'une tous les dix ans, et qu'on peut comparer à L'an 01 de Gébé, aussi bien pour ce qui est de la cohérence interne (l'aspect politique en moins, évidemment !) que pour ce qui est de la plasticité absolue du sujet, permettant toutes les variations, tous les prolongements. Il est dommage que Fred en soit resté là et s'enfonce désormais dans des moutures de plus en plus mièvres du monde de l'A. Mais sans doute n'est-il pas aisé de courir trop longtemps sur un chef-d'œuvre, ni de le rééditer.

Jean-Pierre Andrevon          
Fiction n°246          
01/06/1974          


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