« Vous n'êtes que des ombres, pobres ombras, pas mieux et vous n'avez qu'une peau. Des ombres manipulées, suivies pas à pas par d'autres ombres que sont vos éducateurs-modeleurs. » (p.44)
Notre futur, sans date précise. Le monde est divisé en deux blocs principaux : d'un côté la Fédération des Etats Néo-Occidentaux, de l'autre l'Union des Grands Territoires d'Orient. En Occident, les Cités-États sont gouvernées par des fédérations scientifiques surveillées par la HAND (Human Analysis New Department), un organisme destiné à veiller sur le respect de l'éthique scientifique et sur l'équilibre des forces en présence... Caméras omniprésentes et implants sous-cutanés autorisent un parfait contrôle de la « surface urbaine » sous laquelle se dissimulent toutefois de nombreux parias. Le véritable pouvoir est aux mains des sociétés biotechnologiques. Désormais, on n'échappe plus aux manipulations génétiques, qu'on soit un clone de « seconde naissance », une chimère ou encore un « genomod », un humain génétiquement modifié et « amélioré » grâce à des implants cybernétiques. Mais les sociétés telles que « Anato Corporation » ou « Explor Inc. » respectent-elles vraiment les recommandations de la HAND ? Ne mènent-elles pas en secret des expériences non autorisées, comme des manipulations psychiques ? Et en fin de compte, cet univers ne repose-t-il pas sur d'énormes mensonges ?...
Pour répondre à ces questions, Pierre Pelot a choisi de suivre un schéma ultra classique : un sujet d'expérience s'échappe d'un laboratoire et devient l'objet d'une traque impitoyable. L'action semble se dérouler au Mexique, le flic Chago — entraîné malgré lui dans cette chasse à l'homme — coiffe rapidement un stetson, tandis que la belle tueuse lancée à ses trousses prend des allures d'indienne rebelle... L'ambiance est celle d'un western futuriste, ce qui n'est guère étonnant puisque Pelot est par ailleurs l'auteur d'une des rares séries françaises de western : Dylan Stark. Mais ce fil conducteur n'est en réalité qu'un prétexte pour plonger le lecteur dans un univers science-fictif particulièrement dense, aux enjeux complexes et aux nombreux protagonistes — au point qu'il est au début nécessaire de consulter régulièrement la quatrième de couverture pour se familiariser avec certains d'entre eux. L'amateur de SF prendra vite ses marques car, depuis Le Meilleur des mondes, ce type de sociétés est un décor habituel du genre. En revanche, il est probable que certains lecteurs moins habitués aux dystopies et aux concepts biotechnologiques seront d'emblée rebutés par une entrée en matière qui ne leur offre guère de points de repère. Le rôle de chaque personnage n'apparaît que très progressivement et il faut attendre la seconde moitié de l'album pour commencer à vraiment appréhender le propos. De même, on pourra être agacé par l'utilisation répétée de mots espagnols. Une fois accepté, ce procédé s'avère pourtant suffisant à créer un effet de distorsion du langage aussi efficace mais plus lisible que l'emploi de pseudo néologismes futuristes. Bref, s'il n'est pas toujours facile pour un romancier de s'adapter au rythme narratif de la BD, ce premier scénario de Pierre Pelot s'avère réussi, rapidement prenant et riche en possibilités. Il faut dire que ce touche-à-tout a déjà oeuvré avec un égal talent dans de nombreux autres domaines que la science-fiction, du roman préhistorique au cinéma...
Bien que la couverture soit assez terne, Vegliona fait lui-même déjà preuve de beaucoup d'habileté pour un premier album. Les expressions et les mouvements des personnages sont parfois maladroits, mais le dessinateur se montre en revanche très convaincant dans ses décors, notamment dans la peinture d'une cité futuriste surpeuplée. Les ambiances et les cadrages varient tout au long de l'album, évitant que la monotonie d'un décor répétitif ne s'installe.
En fin de compte, La Peau des ombres est un album ambitieux qui met en place un univers passionnant et une intéressante réflexion sur les dangers d'un affaiblissement d'un pouvoir politique au profit du pouvoir scientifique... Comme il s'agit avant tout d'un tome d'exposition, la quantité d'informations délivrée fait que la lecture demande une attention plus soutenue que pour beaucoup d'autres BD. Certains le trouveront peut-être difficile d'accès, bien que Pelot ait su démarrer immédiatement au cœur de l'action, en évitant de longs pavés explicatifs. Reste bien sûr à voir comment les auteurs vont faire évoluer cet univers, mais d'ores et déjà HAND a bien de quoi séduire les amateurs d'anticipation.
Pascal Patoz nooSFere 21/10/2002
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