L'inquisiteur Nicolas Eymerich est sans doute l'un des personnages les plus inattendus de la SF. Ce véritable personnage historique du XIVème siècle, auteur d'un Manuel de l'Inquisiteur, a connu une singulière renaissance comme héros d'une série romanesque sous la plume de Valerio Evangelisti, un écrivain emblématique du renouveau de la SF italienne et européenne ( biographie par Claire et Robert Belmas). Il suffit de lire sur nooSFere les critiques enthousiastes des différents volumes de la série (six parus à ce jour) pour se convaincre qu'il s'agit bien d'un monument incontournable du genre. Dépeignant simultanément un XIVème siècle malade de ses religions et de ses hérésies, un vingtième siècle déchiré par d'autres combats tout aussi tragiques et un futur dont la vaste histoire se construit au fil des romans, Evangelisti entremêle habilement divers fils narratifs et temporels qui interagissent et se rejoignent en une logique commune aussi délirante que parfaitement rigoureuse. Délirante parce que l'auteur fonde ses histoires sur diverses théories pseudo scientifiques que d'authentiques « savants » ont défendues par le passé : les psytrons, les bions, les orgones, « l'effet Delpasse »... autant de théories alternatives et absurdes qui ont eu un jour leurs partisans et qui sont — heureusement — rapidement tombées dans l'oubli jusqu'à ce qu'Evangelisti conçoive un univers où chacune d'elles aurait sa place. Rigoureuse parce que la partie historique est irréprochablement documentée, et parce que l'auteur réussit à rendre son récit parfaitement cohérent malgré la complexité de sa construction. Les hérésies d'hier se trouvent logiquement expliquées par des sciences futures en d'impressionnantes boucles temporelles qui laissent le lecteur ébahi.
Dans ces conditions, une adaptation en bande dessinée peut paraître risquée, mais en fait l'adaptation de Zentner se révèle impeccable. Le scénariste a su préserver l'originalité de la construction et a conservé l'essentiel de l'histoire sur un rythme plus approprié à la BD. Les quelques chapitres pseudo théoriques du premier roman — que certains lecteurs ont pu trouver pesants malgré leur caractère satirique — ont en revanche été gommés, à juste titre. Bref, aucune trahison manifeste.
Plus discutées seront les peintures de David Sala. A feuilleter distraitement l'album, les planches pourront paraître ternes, confuses et peu engageantes. Pourtant, il serait dommage de s'arrêter à cette première impression, car l'atmosphère créée par le dessinateur ne donne sa pleine mesure que lors d'une lecture attentive. Sala utilise beaucoup d'ambiances nocturnes, de couleurs rougeoyantes et de flous qui révèlent autant qu'ils estompent : de ces flous surgissent d'inquiétantes étrangetés, des apparitions et des monstruosités qui confèrent au récit un climat fantastique alors même qu'il relève de la pure science-fiction. Sans doute aurait-on pu espérer une mise en page plus inventive, mais le dessin est en fin de compte tout à fait en phase avec le récit.
Soulignons qu'Eymerich est un « héros » hors normes qui pourra déplaire à certains lecteurs plus désireux de s'identifier au personnage central. Inquisiteur avant d'être homme, Eymerich est austère, intransigeant, calculateur, implacable, cruel, capable de mentir et de trahir pour parvenir à ses fins... L'individu n'inspire guère la sympathie, même s'il est d'une remarquable efficacité lorsqu'il lui faut percer un mystère et démasquer des hérétiques. Il n'est pas si facile de mettre un visage à un tel personnage, mais Stan et Vince ont pourtant réussi à imposer une certaine vision de l'inquisiteur dès la couverture du premier roman. Il faudra un moment aux lecteurs des livres pour s'adapter à la version de David Sala, beaucoup plus neutre : un Eymerich sévère mais avec moins de personnalité. Néanmoins, on admettra finalement que ce « flou » du personnage sert sa personnalité d'intrigant et d'espion.
Bref, les lecteurs déjà conquis par les romans retrouveront avec plaisir l'inquisiteur Eymerich dans cette adaptation qui ne se contente pas d'en être une plate illustration mais qui offre une vision assez personnelle. Quant à ceux qui ne connaissent pas Evangelisti, ils auront la chance de découvrir son étonnant univers. Qu'ils sachent que la série se bonifie avec le temps et que le meilleur est encore à venir...
Pascal Patoz nooSFere 20/03/2003
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