Lupus et Tony sont deux jeunes hommes qui viennent de finir l'un ses études, l'autre son armée. S'offrant une année sabbatique, ils parcourent la galaxie officiellement pour « pêcher paisiblement dans les points d'eau les plus exotiques » et officieusement pour « ne rien foutre et absorber toutes les substances illicites qui [leur] tomberaient sous la main ». Leur rencontre avec Sanaa, une fille de la planète Norad, va perturber leur amitié...
Autant le dire franchement — et de manière non péjorative — , Lupus n'a pas le moindre intérêt sur le plan science-fictif : la planète Norad n'est qu'un décor interchangeable et le récit aurait aussi bien pu se dérouler dans l'Amérique des beatniks ou dans l'Afrique des grands chasseurs — ou dans tout autre endroit de la Terre situé un peu en marge de la civilisation et où de grands espaces permettaient à l'homme de se confronter à la Nature. A la manière de l'écrivain Mike Resnik, Peeters n'utilise donc la SF que pour transposer dans un cadre exotique un drame assez classique qui rappelle certains romans de la littérature nord-américaine : personnages à la dérive, en quête d'un sens à leur vie, se perdant dans l'alcool, la drogue, le voyage et la traque animale. Cela rappelle en vrac Hemingway et Kerouac, ou encore le Arthur Miller des Misfits, avec Sanaa dans une version sombre et brune du rôle de paumée jouée par Marylin dans l'adaptation de John Huston. L'intérêt du récit est donc ailleurs, dans la qualité des personnages, dans leur cheminement intérieur et dans leurs interactions : Lupus, timide, romantique et rêvasseur ; Tony, colérique, violent et boudeur ; et Sanaa, « un trou noir... le vide existentiel absolu... l'errance personnifié... » Ces trois personnages se subliment l'un l'autre : « nous étions placés en orbite... en orbite émotionnel... Comme le vide spatial aspire l'air, le vide existentiel aspire probablement l'amour. » — ces quelques citations montrent bien comment Peeters s'approprie non seulement le décorum mais aussi le vocabulaire de la SF pour cette subtile transposition d'un drame universellement humain. En outre, cette histoire où l'amour et l'amitié occupent la place centrale s'avère plus originale que prévu grâce à l'équivoque des sentiments décrits. Alors qu'on s'attend à une rivalité entre les deux hommes vis-à-vis de Sanaa, on est surpris de voir le discours évoluer vers l'expression de la difficulté de la communication entre les deux amis. Par petites touches, et non sans humour malgré la gravité du propos, Peeters montre comment les deux hommes n'ont jamais été parfaitement en phase. Leur amitié, si profonde en apparence, s'avère finalement superficielle dès lors qu'un sujet grave s'immisce entre eux, au point qu'ils se demandent parfois s'ils ne se droguent pas pour continuer à s'apprécier... Sanaa agit comme un révélateur et Lupus peut alors faire le deuil de son ami.
Lupus est dans la mouvance d'une BD intimiste, où se situent Blutch et David B. par exemple. Le dessin noir et blanc, qui ne séduit sans doute pas particulièrement si l'on feuillette distraitement l'album, suscite une réelle émotion à la lecture, dès lors qu'on pénètre dans l'intimité du récit. Un gros plan, un regard, une attitude, en disent long sur ce que ressente les personnages, avec une qualité narrative du silence statique qui appartient en propre à la BD et qui ne peut s'obtenir en littérature, ni même au cinéma.
Lupus n'est donc pas à conseiller à ceux qui ne jurent que par les space opera échevelés et les BD d'action menée à cent à l'heure. Mais on ne peut que recommander à tous les autres de se laisser tenter par cet étonnant voyage.
Pascal Patoz nooSFere 01/11/2003
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