« XXe ciel.com est avant tout une BD d'Auteur, dont l'infinie prétention est d'oser dire 'JE me souviens' en parlant de ces cent ans que je n'ai vécu qu'à moitié et dont j'ai imaginé le reste, à savoir une tentative de sens... » (Yslaire)
Avec XXe ciel.com, Yslaire propose ainsi des « mémoires » fictives et fantasmées d'un XXe siècle subjectif qu'il fait débuter avec la guerre de 14 et la révolution Russe de 17 et qui aurait dû s'arrêter avec la chute du Mur et celle de l'Union Soviétique... jusqu'à ce que deux avions viennent percuter deux tours, sonnant le véritable glas du XXe siècle à l'aube d'un nouveau millénaire.
Ces mémoires sont éclatées, morcelées, faites de bouffées de souvenirs qui s'enchevêtrent au détour d'une association d'idées. Mais elles s'organisent cependant autour d'un fil conducteur constitué par la douce folie d'une famille obsédée par les anges. Obsédée au point de les deviner partout, d'en peupler le quotidien, de transformer ces anges en un symbole omniprésent à travers l'Histoire du XXe. Ainsi l'insaisissable Frank Stern, qui semble naître et mourir plusieurs fois au cours du siècle et qui demeure toujours aussi jeune, est-il lui-même une créature angélique ou le fruit d'une mystification ?
Trois autres thèmes sous-tendent cette œuvre, les trois principales inventions du siècle. Tout d'abord la photographie. Certes elle naît à la fin du XIXe, mais c'est au XXe qu'elle a transformé le rapport de l'Homme à l'Histoire, grâce à la représentation « vraie » du réel et à l'irruption de l'image crue dans tous les foyers — avec à sa suite le cinéma et la télé. Une « vérité » évidente, et pourtant souvent manipulée et truquée, pour des raisons politiques ou pour en faire jaillir les anges cachés. Ensuite l'aviation et la conquête spatiale, qui témoignent d'un des plus anciens rêves de l'humanité. Un rêve sublime qui a permis à l'Homme d'aller justement photographier la Terre en allant sur la Lune, symbole d'une étape vers une conscience nouvelle, comme un enfant qui découvre soudainement son visage dans un miroir. Un rêve pourtant brutalement détourné lorsqu'un avion peut se transformer en une bombe terroriste. Enfin, l'ordinateur, auquel fait notamment référence les titres de ces albums, Mémoires <19>00 et Mémoires <20>00, par une astucieuse allusion au « bug » de l'an 2000, où l'ordinateur fait une boucle et se croit en 1900.
Ces souvenirs et ces fils tissent une trame complexe, d'où se dégagent un sens... UN sens ? Non, les vérités sont multiples et personne ne se souvient des mêmes événements, ou tout au moins pas de la même façon. C'est pourquoi Yslaire conclut cette série avec deux albums jumeaux, qu'on peut lire dans n'importe quel ordre et qui proposent deux lectures subjectives et alternatives de cette Histoire. L'un est en apparence plus sombre, comme en témoignent les teintes sanguines de la couverture. On y croise la beat generation, la drogue, le nazisme, les camps... Pourtant, les images finales semblent promettre le voyage et l'espoir, la rédemption après l'horreur... L'autre paraît d'abord plus optimiste, car le bleu évoquent ici l'azur du ciel. L'horreur du Vietnam y est tempérée par le Flower Power et par la conquête spatiale... mais le dénouement en forme d'apocalypse évoque cette fois la désillusion après la foi en des jours meilleurs...
Si le fond est captivant et subtil, tantôt émouvant tantôt horrible, la forme est elle-même époustouflante. Aussi bien sur le plan narratif — le puzzle des souvenirs est éclaté entre les deux albums où des planches se répètent, se croisent et se répondent — que graphique, Yslaire fait preuve d'une liberté constamment maîtrisée. Les images inachevées, superposées, enchevêtrées composent une peinture visuellement très forte et très personnelle, vibrante d'émotion ainsi que le décrit l'auteur : « J'arrête un dessin quand j'en ai marre de le dessiner. Le dessin, c'est du désir, qu'on veut communiquer au lecteur. Sans désir, ça devient morbide, laborieux, fermé, rigide. Dès lors, mes dessins n'étaient pas tout à fait 'terminés', et je devais improviser. Ca a ouvert des voies graphiques bizarres, que j'ai fini par accepter, et que maintenant je revendique. »
Indéniablement, Yslaire nous a donné là un chef d'œuvre essentiel et superbe, d'une grande richesse tant intellectuelle que graphique.
Pascal Patoz nooSFere 01/01/2005
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