Victor Tourterelle est un cartographe en pleine force de l'âge, qu'une petite voiture laissée dans la salle de bain par son fils va obliger à revoir ses projets : se briser les cervicales sur le bord d'une baignoire, ça change forcément votre vision de l'avenir... Surtout quand vous vous retrouvez au beau milieu de nulle part, dans un paysage lunaire, sans la moindre chair sur un squelette ma foi bien net. Bien net et bien « vivant » : voilà déjà un paradoxe qui mérite réflexion ! Si, de surcroît, vous semblez être seul à des kilomètres à la ronde, vous finissez par vous poser des questions et, bien entendu, par vous ennuyer. De là à s'inquiéter sur son avenir, il n'y a qu'un pas. Une solitude éternelle dans un endroit perdu est-il le destin des mortels ? Dieu n'existe donc pas ? L'outre-tombe définitif est-il cet endroit spectral ? Apparemment, non, car on ne recevrait pas de courrier dans ce cas. Surgissant de nulle part, c'est bien le Facteur 23 qui amène un recommandé sur son étrange vélo dépourvu de chaîne. Non content de lui remettre un nouvel acte de naissance, ce maudit postier veut aussi l'oblitérer, seule façon d'être reconnu sur cet entre-monde qui n'est rien d'autre que le Purgatoire ! C'est ainsi que Victor Tourterelle, nouveau venu sur ce qui ressemble à une planète, mort entre le Mardi-Gras et le Mercredi des Cendres, devient, à son corps osseux défendant, Monsieur Mardi-Gras Descendres suivi d'un matricule dont le nombre de chiffre dépasse allégrement le solde du compte de Rockefeller — c'est qu'il y a du monde au Purgatoire...
Le Purgatoire devrait pourtant n'être qu'un passage, pas une société organisée où l'on peut se dépraver autant que l'on veut à la seule condition de faire attention à sa carcasse. Alors qu'avaler n'importe quelle mixture demeure sans conséquence, perdre un os pose subitement un problème majeur. Dommage dans ces conditions qu'absorber une quelconque substance ne présente aucun intérêt, puisque le goût n'est qu'un souvenir lointain lié au passage dans la vie terrestre et qu'il est difficile de se rappeler des saveurs. Seul le café se révèle encore un puissant médiateur, réservé à une élite et devenu objet de contrebande. La grande question reste de savoir comment sortir de ce qui n'est pas l'Enfer mais pire que l'Enfer. Révolté et contestataire, Monsieur Descendres se retrouve très rapidement emprisonné à Sainte Lucie, en compagnie de tous les protestataires que compte ce monde.
A peine délivré par les Frères de la Corniche, Descendres se voit contraint d'accepter le marché que ceux-ci lui proposent : établir la carte de cet univers et retrouver en contrepartie son âme perdue dans le premier tome. Le télescope de Charon, deuxième volet de la série marque le début du périple vers la vérité sur l'existence même de ce lieu. Mais le pouvoir tient visiblement à rester en place et une course-poursuite s'engage entre les représentants de l'ordre et notre héros. Le clan des Psychopompes, chargé d'accueillir les défunts au moment de leur trépas, tient de son côté à conserver ses avantages, comme celui de récupérer des débris, déchets et autres objets ayant profité de la traversée. Les Frères de la Corniche oeuvrent pour mettre fin à cette situation et placent leur espoir dans la réalisation de la carte, premier pas vers la fin de ce monde aberrant. Grâce au café qui démultiplie les capacités sensorielles, Descendres entame son travail au cours duquel il va devoir affronter ses démons et expier des fautes de sa précédente vie terrestre.
Le pays des larmes relate cette épopée très sombre qui mène notre révolutionnaire au plus profond de lui-même et dans les entrailles du Purgatoire. La vérité paraît plus complexe qu'on ne le pensait : ce monde serait-il en fin de compte une création humaine ? Mais, dans ce cas, qui tire les ficelles et pourquoi ? Il est sûrement possible d'en sortir, de ressusciter !
Lentement, les pièces du puzzle se mettent en place. Revenu de sa traversée finalement inachevée, Descendres est tout près de la solution, le vaccin de la résurrection ! C'était pourtant si simple et évident... Les squelettes vont-ils bientôt se réincarner dans une nouvelle vie terrienne... ou bien dans un autre lieu encore pire que ce Purgatoire ?
Composée de 4 albums, cette série représente plus de 250 pages. Soyons clair, ce cycle fait partie de ces œuvres impossibles à lire assis dans un rayon de supermarché en 20 minutes. Plusieurs lectures sont même nécessaires pour profiter pleinement de tous ses aspects : dessin, scénario, couleurs.
Ce qui marque en premier lieu, c'est l'exceptionnelle qualité graphique. Inutile d'être un amateur averti pour s'en rendre compte. Si la première édition affichait un strict noir & blanc, celle-ci se décline bel et bien en couleur mais tout en nuances. Eric Liberge travaille sur des palettes très étroites tant dans la chromatique que dans la luminosité : l'univers de Mardi-Gras est blafard, la lumière y est diffuse et diaphane. Son dessin se doit d'être extrêmement précis, finement ciselé, car les personnages sont tous — ou presque — des squelettes. Il réalise donc un véritable travail d'orfèvre pour que chaque squelette soit différent, y compris dans les plans de foule. Pour cela, l'auteur a personnalisé ses « personnages ». Les os pouvant se fracturer (le plus grand danger est de se retrouver pris dans une bousculade et de se voir éparpillé dans tous les coins), les dégâts doivent se réparer avec tout ce qui tombe sous la main. Si possible avec un os perdu par un autre mais, à l'instar de la calotte crânienne de notre héros, un couvercle de moulin à café ou tout autre objet de récupération peut faire l'affaire ! De fait, chacun acquiert ainsi une caractérisation visuelle subtile.
Le scénario est en parfaite harmonie. On y trouve cette touche de complexité qui peut rendre la compréhension un peu ardue. L'histoire de ce perturbateur révolutionnaire dans une société finalement bien organisée est au bout du compte assez proche de notre propre univers terrien : jeux de pouvoirs, gestion sociale, subtil équilibre de l'exploitation de l'homme par l'homme. L'intrigue est si riche qu'il est difficile parfois d'en saisir toutes les subtilités dès la première lecture. Le travail sur les bulles est d'ailleurs, à cet égard, lui aussi remarquable : l'enchaînement se fait sans aucun effort quel que soit l'agencement de la page et l'imbrication des dialogues. A cela, il faut rajouter un humour omniprésent avec, dans la dernière partie, un crâne philosophe qui n'est pas sans rappeler la coccinelle de Gotlib ou le chat des premiers Léonard.
La genèse de Monsieur Mardi-Gras Descendres fut longue. Les premiers croquis sont nés dans les marges de cahiers d'école dans la fin des années quatre-vingt, les premières planches sont parues en revues en 1996 et le premier opus s'est vu décerné le prix René Goscinny en 1999. Cette naissance longue et perturbée joue aussi pour beaucoup dans les ambiances particulières à chacun des albums, reflets partiels des états d'âmes de l'auteur au fil du temps. Eric Liberge a d'ailleurs senti le besoin de s'en expliquer dans l'éditorial de l'ultime volume.
Au final, un résultat de haute qualité, en outre valorisé par cette publication dans la très belle collection « Empreintes ». Son extrême densité risque sans aucun doute de laisser un certain nombre de lecteurs sur le bord de la route. Peu importe ! Monsieur Mardi-Gras Descendres se mérite et nécessite une attention soutenue. Quelques heures de tranquillité au milieu du Purgatoire ! Ca vaut le voyage, non ?
Fabrice Fauconnier nooSFere 01/11/2005
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