Dans le premier tome, Nigel Byrn, un brillant et séduisant avocat, a reconnu dans une jeune femme appelée Kirstie un de ses anciens flirts, Julia Miles. Mais, après avoir nié être Julia, Kirstie a été aussitôt assassinée. Depuis Nigel est obsédé par cette femme dont le cadavre a disparu et dont le fantôme l'appelle au secours et lui envoie des fax. Aidé par Joe Shape, un occultiste, il a progressivement compris qu'elle a acquis la capacité de se réincarner, mais en oubliant partiellement ses vies antérieures. Elle fuit ainsi les hommes écorchés qui la poursuivent, des créatures effrayantes peut-être issues du mystérieux territoire qui hante les cauchemars de la jeune femme et dont certaines représentations existent pourtant bel et bien dans le monde réel. Mais Nigel a d'autres soucis. Sa femme, Kate, s'éloigne peu à peu de lui. Quant à sa possessive maîtresse, Sarah, elle n'hésite pas à le faire accuser d'un meurtre...
Si avec Le Territoire, Corbeyran s'adonne encore à son genre de prédilection — le thriller fantastique — , il semble délaisser les Stryges pour rendre un bel hommage à un peintre nommé Jean-Pierre Ugarte, dont les peintures — qui représentent justement ce fameux « territoire » — sont au coeur du récit. Dans les huit pages supplémentaires qui accompagnent cette première édition, Corbeyran explique sa fascination devant les toiles de cet artiste étonnant, des peintures qui mettent en scène des lieux mystérieux et hors du temps, des ruines romantiques ou d'impressionnants bâtiments aux dimensions cyclopéennes : « L'uchronie d'Ugarte nous met à contribution, car elle ne dit pas tout. Elle laisse de la place aux doutes et aux spéculations. Ce qu'on nous montre n'est qu'une infime parcelle de ce qui implique la vastitude et la complexité du sujet. Ugarte nous oblige constamment à présumer ce qu'il ne dévoile pas. Il nous pousse à forger des légendes. A revoir nos modèles. A supposer les tenants et les aboutissants de cet improbable passé ou de ce futur incertain dont il est l'unique dépositaire. Il nous force à élaborer des théories, à tisser des causalités. Mais même si aucune hypothèse ni aucune conjecture ne parviennent à nous satisfaire, il est désormais trop tard pour faire marche arrière. La machine est lancée. On ne peut plus l'arrêter. Ugarte nous a transformés. Il a fait de nous des penseurs. » On s'en fera une idée en consultant le site du peintre. On voit comment l'imagination déjà féconde de Corbeyran a dû être intensément stimulée par ces peintures effectivement troublantes. De New York à Hong Kong, il nous emmène sur la piste de cet univers emprunté à Ugarte, en compagnie de personnages attachants dont les vies personnelles ne sont pas toujours simples. Comme souvent chez Corbeyran, le rythme de l'intrigue est plutôt lent et les révélations progressent peu d'un album à l'autre. Mais si cette lenteur peut parfois nuire à l'intensité d'un thriller, elle convient parfaitement à cette série qui, au détour des scènes d'action, invite plutôt à la contemplation et à la méditation, face aux toiles de Ugarte qui s'intègrent sans difficulté au sein de l'élégant dessin réaliste de Espé. On ignore combien d'albums il faudra encore pour connaître le dénouement, mais pour l'instant aucune lassitude ne s'installe et c'est au contraire avec un grand plaisir que le lecteur erre aux confins de la vie et de la mort, à la recherche de la signification de l'insaisissable Territoire. Une question demeure : Corbeyran résistera-t-il à la tentation de peupler le Territoire de Stryges ?
Pascal Patoz nooSFere 19/06/2006
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