1565. Les médecins — dont Michel de Nostre-Dame, dit Nostradamus — appliquent sans les remettre en question les principes antiques de Galien, validés par l'Eglise. D'autres — des anatomistes comme Vésale ou des chirurgiens-barbiers comme Ambroise Paré — dénoncent les erreurs de Galien et font évoluer leur Art, au besoin en pillant des tombes afin de pratiquer les dissections indispensables à leur savoir. Mais voilà que plusieurs de ces médecins se font assassiner, après avoir reçu de mystérieuses tapisseries. Ambroise Paré découvre que ces praticiens — considérés comme déjà décédés depuis longtemps — appartiennent à une secte séculaire, les Asclépiades, qui défend les vieilles croyances issues de Galien. Pendant ce temps, un homme apparemment invulnérable et des soldats marqués d'une croix cherchent à réunir les tapisseries, tandis que d'étranges bêtes rôdent dans les campagnes...
Voilà un premier tome brillantissime, qui met en place avec brio un univers riche et immédiatement captivant. Mathieu Gabella construit son intrigue autour d'une idée aussi simple que forte : les hypothèses scientifiques que la médecine moderne — celle d'Ambroise Paré — considère comme erronées reflètent une réalité antérieure ! Ce ne sont donc pas les conceptions anatomiques qui ont évolué, mais bien l'anatomie humaine elle-même, sous la pression de mystérieuses influences. La validité des théories sur les « humeurs » — sang, bile, atrabile et phlegme — n'est remise en cause que parce que les maladies changent, et la saignée n'est plus opérante parce que le sang humain cesse désormais d'être corrompu par ces excès d'humeur comme un siècle plus tôt. De même, l'homme échappe peu à peu à l'influence des étoiles et perd sa qualité d' « homme zodiacal ». Enfin, la cinquième des humeurs — la cinquième essence ou « quintessence » — a disparu du corps humain et ne permet plus de communiquer avec les êtres primordiaux de la Terre, comme les centaures ou les licornes. Ceux-ci ont du remodeler leurs corps, les réparant ou les modifiant à l'aide de muscles ou d'os arrachés sur les animaux ou les humains qu'ils croisent, intégrant même à leurs organismes des machineries tels que des arbalètes ! Gabella dresse une peinture saisissante de ces querelles médicales, mêlant avec bonheur la réalité historique telle que nous la connaissons — on assiste par exemple à une douloureuse intervention sur une cataracte — et la pseudo-réalité des sciences telle que certains hommes de l'époque pouvaient la vivre avec conviction. Sa démarche est assez proche de celle de Valerio Evangelisti, que ce soit dans Le Roman de Nostradamus que dans les aventures de l'inquisiteur Eymerich, où toutes les pseudo-sciences et hérésies reflètent des réalités qui s'expriment de manière différente au fil des siècles. On peut saluer l'habileté avec laquelle Gabella rend crédible cette bascule d'une réalité scientifique à une autre. On peut aussi saluer son talent de narrateur, sa capacité à développer sans l'amoindrir un sujet aussi fort au sein d'un récit mouvementé, qui fait la part belle à l'action et au spectaculaire. En un seul album d'une remarquable densité, Gabella réussit à planter un univers complet autour d'une intrigue tendue, là où d'autres auraient délayé tout cela en cinq tomes. Bravo ! Le dessin d'Anthony Jean n'est pas en reste. Précis, subtil, varié, il partage les qualités du scénario qu'il accompagne avec une parfaite osmose. Il allie rigueur et efficacité dynamique — avec même quelques scènes gore qui trouveraient leur place dans un « horror comics ». Couleurs et éclairages baignent le récit d'un constant clair-obscur que n'aurait pas renié le Rembrandt de La Leçon d'anatomie.
Bref, c'est avec un enthousiasme sans réserve qu'on accueille ce récit aussi intelligent et original que superbement illustré. La série doit comporter deux autres tomes que l'on attend avec fébrilité.
Pascal Patoz nooSFere 30/10/2006
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