« L'assemblée a eu des visions selon lesquelles le Mokkurkalve, un monstre très ancien, a été réveillé. Il est déterminé à détruire l'objet le plus saint que nous connaissions. Un réceptacle contenant l'esprit même de l'humanité. Sans lui, nous serions réduits à errer dans les ruines de notre civilisation, à l'état de fantômes. Des esprits vides de la terre, des bois et des mers. Piégés ici pour l'éternité. Les esprits des morts hantent déjà la vallée, comme s'ils attendaient... comme s'ils attendaient que nous devenions comme eux. Le réceptacle se trouve dans un temple secret. L'assemblée pense que vous avez une chance d'arrêter le Mokkurkalve. » (p.26)
Une sombre prophétie. Un monstre. Un élu, champion de l'humanité, devant parcourir le pays des Morts pour affronter un démon... Apparemment, rien de bien original dans ce résumé. Pourtant, à partir de ces prémisses banales, Peter Bergting réussit à capter l'attention du lecteur. D'abord grâce à une narration assez sibylline qui ne dévoile l'intrigue que parcimonieusement, nous entraînant dans un parcours mystérieux au sein de territoires mouvants aux allures de paysages mentaux : une « géographie d'intentions cachées » (Michael Kaluta, postface). D'autre part en raison de la nature du « héros », Milo, qui n'est pas celui qu'on attendait : Milo a en réalité tué le véritable héros de cette histoire avant même que celle-ci ne débute, et se conduit comme s'il était frappé d'une sorte de malédiction, « consumé par le désir de jouer un rôle » (p.114). Il en résulte un récit envoûtant, « nimbé de son atmosphère étrange et merveilleuse » comme l'écrit Mike Mignola (cité p.6). Un récit ténébreux, froid, aux illustrations crépusculaires, d'un onirisme si détaché du monde vivant que l'on assiste à ce « songe d'une nuit d'hiver » comme à une tragédie d'un autre univers, où le monde des fées ne laisserait place à aucune fantaisie, mais seulement à une mélancolie sans espoir. Une noirceur de tragédie shakespearienne assumée, qui se traduit d'ailleurs par quelques allusions : on lira sans peine dans les propos de la belle Lin — « Il y a entre le ciel et la terre plus de choses que vous n'en connaissez » (p.28) — une paraphrase de la fameuse réplique lancée par Hamlet : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n'en rêve ta philosophie. » (Acte I, scène 5, trad. André Gide).
Une œuvre qui démontre encore une fois qu'avec du talent, un auteur inspiré peut renouveler un thème banal au point d'en faire une création fascinante et surprenante.
Pascal Patoz nooSFere 02/07/2007
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