La parution en album des aventures de Valérian continuant de subir une accélération extraordinaire, à peine plus de six mois après Le pays sans étoile, est sorti Bienvenue sur Alflolol, dernier-né de Mézières et Christin, paru dans Pilote au printemps 1972. Cette accélération n'est d'ailleurs pas seulement sensible dans le rythme de création et de fabrication, mais dans la substance même des bandes : le dessin s'affirme, les détails sont plus fouillés, les angles de vue deviennent audacieux, les ellipses du récit plus souples ; les couvertures sont de plus en plus belles, tout en restant dans des camaïeux (bleu pour La cité des eaux mouvantes, orange pour L'empire des mille planètes, violet pour Le pays sans étoile, jaune pour Bienvenue...) qui, dans vingt ans, nous permettront de composer une mosaïque magnifique les personnages sont moins caricaturaux mais gagnent par contre une épaisseur satirique mieux perceptible ; les scénarios s'écartent de plus en plus de la tradition des space (ou time) operas ; l'idéologie (presque un véritable message maintenant) prend une couleur de plus en plus évidente (pour les sourds : rosissant dans L'empire des mille planètes, rougissant avec Le pays sans étoile, Mézières et Christin se drapent maintenant du noir de l'anarchie.) Bien sûr, la bande, dans sa structure dessinée, reste traditionnelle, aussi bien dans sa composition que par le style du dessin ou les composantes psychologique et chronologique du scénario. Mézières et Christin sont engagés, ils ne sont pas révolutionnaires comme peuvent l'être, le « vieil homme » tué en eux, les Français Wolinski ou Gébé, les Américains Sheldon ou Crumb. Dirais-je alors que, dans le creuset en ce moment très mouvant de la BD française, notre tandem est réformiste, voire révisionniste ? Je laisse cet épineux problème d'étiquetage à des docteurs ès-idéologie plus conséquents que moi... Pour l'instant, seul importe le fait que les auteurs de Valérian savent composer des histoires susceptibles d'être appréciées aussi bien par des enfants que des adultes, des histoires aussi qui sont tout à fait conformes à la devise de Pilote : s'amuser en réfléchissant. Leur quatrième album développe un thème riche en implications politiques, traité de belle manière par Francis Carsac (Ce monde est nôtre), et dont on trouve des retombées chaque jour dans notre bonne vieille actualité terrestre : une terre appartient-elle à ses premiers occupants ou aux plus récents ? Ici, il s'agit d'Alflolol, que ses habitants ont quittée 4000 ans avant le XXIXe siècle pour une balade dans la galaxie, et qui a été colonisée deux siècles auparavant par les Terriens. Rebaptisée Technorog, la planète est devenue un monde industriel soumis à une exploitation intensive, « l'un des centres névralgiques de la galaxie (où)... l'on extrait les métaux rares destinés à la construction des appareils volants de l'empire, où l'on emmagasine les sels magnétiques des océans pour alimenter les moteurs ultra-luminiques, où l'on construit le matériel lourd destiné aux autres planètes contrôlées par la Terre. » (p. 3 ). Or, les Alflololiens reviennent et veulent récupérer leur monde légitime, qu'ils avaient d'ailleurs quitté très provisoirement (ils vivent en moyenne 20 000 années terrestres), mais que la Terre ne veut pas lâcher. L'album est le récit des affrontements qui suivent. Et si la morale reste ambiguë, puisqu'aucune des deux ethnies n'emporte la victoire définitive, les péripéties sont nombreuses, et Christin a donné à son récit le même ton que celui de son histoire Pas de nouvelles,, bonnes nouvelles (Fiction n° 218), un ton qui n'est pas exactement manichéiste, mais plutôt schématique et naïf — ce qui n'est pas obligatoirement mauvais, bien au contraire, lorsqu'on veut tracer en 46 planches une sorte de panorama du mouvement des idées et des civilisations, tel qu'on le perçoit en l'an de grâce 1972. Tout cela est traité dans la bonne humeur et avec les ressorts de la comédie, qui permettent des raccourcis savoureux et efficaces, portant non seulement sur le texte mais aussi sur la physionomie des protagonistes. On a par exemple de véritables jeux de scène, comme cette discussion entre Valérian et le gouverneur de Technorog : Le gouverneur, concentré : « Et... ahem... ils ont l'air hostiles ces Alof, Aflol... comment dites-vous ? » Valérian : « Les Alflololiens ?... Non, pas du tout ! » Le gouverneur, épanoui : « Excellente nouvelle, mon cher Valérian... On va pouvoir négocier, non ?... » Valérian : « Euh... ils ne sont pas hostiles, mais ils sont très grands très forts, très intelligents, et ils ont de bien étranges pouvoirs. » Le gouverneur, pincé : « Grands, forts... Ecoutez, Valérian, je ne peux pas prendre de décisions (etc.) » (p. 22). D'autres fois, Mézières et Christin jouent sur le clin d'oeil au public. Laureline, « jeune fille en péril », en est la cible. « Cette fille a l'art de se mettre dans des situations incroyables ! » grogne son compagnon (p. 9), alors qu'elle vient d'être paralysée par le rayonnement mental des Alflololiens. Et plus tard, alors qu'elle vient de se faire enlever par un shalafut, improbable créature à la fois arboricole et marine, au corps de papillon et aux tentacules de poulpe : « Incroyable ! Elle va encore se faire embarquer par un monstre ! Ça devient une habitude ! » (p. 31). Mais, comme je le signalais plus haut, Bienvenue sur Alflolol rend compte en détail de la révolution de civilisation qui caractérise le troisième quart de notre siècle : engagement hors de sa classe ou caste d'origine ; libération de la femme ; et surtout opposition entre une conception « pure » de la vie, qui est celle des Alflololiens, et une conception « dure », qui est celle des Terriens. Voilà ce qu'on trouve dans un récit où les dialogues opèrent parfois de façon presque dialectique : Laureline : « Brrr !... Je ne suis pas fâchée de quitter cet endroit ! Tous ces types là-dessous, ils sont lugubres !... Ce n'est pas croyable d'aimer travailler à ce point-là ! » Valérian : « Tu es injuste, Laureline ! Technorog a les meilleurs ingénieurs et techniciens de I'empire. Et sans eux, tu ne serais pas assise confortablement dans ton fauteuil, prête à faire le grand saut pour Galaxity sans lever le petit doigt. » ( p. 4) C'est naturellement l'éternel problème ! Et de la même manière, en queue d'ouvrage, on peut trouver cette réflexion désabusée de Laureline (qui a opté pour le camp des Alflololiens) à Valérian qui a choisi la voix médiane de la « concertation » : « A ta manière tu as fait ce que tu pouvais... Mais c'était la mauvaise manière, voilà tout... » (p. 47). On se sera rendu compte, à lire ce que je viens d'épingler, que dans le couple c'est de plus en plus Laureline qui fait figure de proue. C'est non seulement la femme forte (sous sa délicate et charmante enveloppe), mais c'est celle qui réfléchit le mieux, qui trouve la voix la plus radicale et la plus juste, laissant Valérian empêtré dans ses contradictions de « héros », prisonnier de ses origines, de sa culture, de sa classe, de son fonctionnariat stellaire. En somme, Laureline devient (mais à l'envers) l'héroïne positive, le porte-parole des idées de l'auteur du script. Mézières et Christin en avaient bien décidé ainsi dès la conception première de leurs personnages, voulant faire de Valérian un être négatif, à la limite antipathique. Ce qu'ils n'avaient pas prévu cependant, c'est que par un de ces effets boomerang coutumiers à la littérature et à la vie, Valérian, le faible, le tourmenté, celui qui est mal dans sa peau et dans son uniforme, reprend au contraire du même coup une vie et un relief qui menaceraient de quitter Laureline si d'aventure elle devenait vraiment trop positive, trop « réaliste socialiste ». Valérian, sympathique et pitoyable salaud sartrien, confronté à une Laureline mâle, sûre d'elle et de son bon droit révolutionnaire, voilà une veine qui mériterait d'être mieux grattée, Christin ! Car Laureline, ici, est bien tout à la fois (et ce n'est nullement incompatible) adhérente du M.L.F. et de la Gauche Prolétarienne. Lorsque, à peine remise de l'attaque du shalafut, elle soupire : « N'empêche que c'est encore moi qui ai écopé ! Pourquoi pas toi, hein ?... Même la faune de l'espace est misogyne... », c'est encore une plaisanterie ; mais quand elle dit à Valérian, qui a couvert la capture des Alflololiens : « Je m'attends à tout de toi et de tes semblables, » ce n'est plus tellement à l'officier qu'elle en a, mais bien à l'homme. Voilà pour le M.L.F. Quant à la maoïste, elle se révèle lorsque la jeune fille préfère suivre ses amis Alflololiens dans leur dur travail en usine, plutôt que de continuer à jouer son rôle d'oppresseur terrien. Les Alflololiens, eux, jouent deux rôles : celui d'une classe exploitée, bien sur, mais, plus fondamentalement encore, ils représentent « l'autre vie ». L'Alflololien, c'est aussi bien le primitif de Lévy-Strauss que le hippie, le marginal, le chevelu, dont l'image et la signification sociologique hantent aujourd'hui les sphères bourgeoises. Vivant de chasse et de pêche, ignorant toute technologie, ignorant même le sens du mot travail (mais on aimerait tout de même bien savoir, Christin, comment ils ont construit leurs astronefs « sauvages », qui fonctionnent il est vrai sur la plus douce des technologies : les pouvoirs télékinésistes de leurs occupants) et ne pensant qu'à « faire la fête », les Alflololiens sont bien le reflet des aspirations d'une petite partie de notre belle jeunesse préoccupée de faire la révolution écologique et d'instaurer « l'an 01 » annoncé par Gébé. Ce sont les « purs » de Rousseau, et un détail de leur anatomie le confirme : cette corne frontale spiralée qui est celle de la licorne, animal que la mythologie associe à la virginité. En tant que purs, ils sont irréductibles, gênants, dangereux. Leur présence peut influer (et influera) sur la sacro-sainte productivité. On les met à l'écart, on les parque et, suprême détournement, on les fait travailler. En raccourci, tout un cycle historique de répression et de servage est accompli. Les gardes qui, désintégrateur au poing, emmènent les AIflololiens aux contrôles sanitaires (« Allez, dépêchez, les crasseux ! »), c'est aussi bien la référence aux C.R.S. et aux chevelus qu'aux nazis menant aux « douches » juifs ou gitans. L'arrivée dans la réserve, qui n'est qu'un désert stérile (« C'est ici ! Tout est à vous jusqu'à perte de vue ! »), est une référence aux Indiens, tandis que l'embauche dans les usines (« Il s'agit de répartir ces clochards de l'espace de façon rationnelle et utile pour la communauté »), si l'épreuve est moins pénible, n'en illustre pas moins un credo universel : « Celui qui ne travaille pas ne mange pas ». Voilà donc un Valérian très fortement et très précisément engagé. A ce propos, il faudrait bien sûr ouvrir le débat sur ce problème qui hante les théoriciens d'avant-garde : peut-on, sans hiatus, sans trahison, exprimer une pensée révolutionnaire par un mode de récit traditionnel ? Mais il serait trop long ici d'en débattre (et de toute façon il ne faudrait pas le faire à une voix et puis Mézières et Christin ne sont peut-être pas les révélateurs idéaux pour ce genre de plongée dans les gouffres de la critique. Il me semble pourtant utile de dire que, de même que le scénario de Bienvenue sur Alflolol obéit à un mouvement dialectique, de même, au niveau des structures, l'opposition des contraires fonctionne aussi : car il fallait bien un graphisme de l'an 40 (serres hydroponiques aux énormes légumes, constructions tentaculaires, architecture de métal, gardes-chiourmes bardés d'acier) pour faire passer un message des années 70... Rien de tel que les bons vieux archétypes pour préciser, par I'image, une pensée-réflexe ! Maintenant, se trouvera-t-il, parmi les lecteurs de Valérian et les nôtres, de farouches réfractaires qui reprocheront à Mézières et Christin d'avoir ainsi mêlé politique et BD de SF, et à votre serviteur de s'être, à son habitude, complaisamment vautré dans l'analyse idéologique ? Si cela est, il faudra sérieusement demander à ces lecteurs ce qu'ils comptent bien pouvoir lire désormais qui ne soit pas touché par l'approche de problèmes aux parfums nauséabonds. Car je crains bien, mes beaux sires, que le champ de la « littérature qui plane » ne se réduise de jour en jour... Mais cela nous éloigne de l'album qui m'a retenu si longuement. Qu'on soit assuré en tout cas qu'il s'agissait de la plus belle réussite de Mézières et Christin (avec, peut-être, L'empire des mille planètes, pour qui j'ai aussi un faible), dont il me faut encore citer la dernière image, sublime d'humour grinçant : les Alflololiens vont enfin être reçu sur la Terre, à Galaxity, avec rang d'ambassadeurs, et les officiels les attendent, devant une sinistre perspective de béton et d'acier où sont alignés les gardes, arme au pied. « La fête sera très gaie, monsieur. Très gaie et parfaitement organisée, » dit un personnage au visage d'une tristesse infinie, qui doit être quelque chose comme chef de protocole ! Je terminerai donc avec un souhait voir prochainement Valérian et Laureline redescendre temporellement jusqu'en 1984 et lutter victorieusement contre le monstre à trois têtes de la pollution, de la famine et la surpopulation. Vous allez bien nous faire ce plaisir, Mézières et Christin ?
Jean-Pierre Andrevon Fiction n°230 01/02/1973
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