J'évoquais tout à l'heure Valérian. Sa cinquième aventure en album vient de paraître, sous le titre Les oiseaux du maître. Le scénario en est extrêmement simple et linéaire : Valérian et Laureline s'écrasent sur un mystérieux astéroïde où végètent une multitude d'êtres humanoïdes dont les astronefs ont été pareillement déroutés et attirés. Tous ces naufragés doivent travailler sans relâche pour fournir au « Maître » de la nourriture, sous la surveillance implacable des « oiseaux de folie », féroces créatures ailées à la morsure-qui-rend-fou. Bien entendu, les agents de Galaxity sauront canaliser la révolte latente des naufragés et vaincre le Maître — grosse masse de protoplasme douée de pouvoirs psychiques et « venue d'ailleurs ». Ce développement peut à, première vue paraître bien ténu, bien primitif pour qui connaît Pierre Christin. Mais il s'y cache une morale sous-tendue par une visée idéologique précise, plus pas mal de subtilités au niveau des péripéties quotidiennes. Après s'être attaqués à la guerre des sexes (Le pays sans étoile) et au colonialisme (Bienvenue sur Alflolol), Mézières et Christin font ici un sort au travail inutile et aliénant considéré comme une force de cohésion et de tranquillité sociale (travail-famille-patrie !...). Tout y est : le « patron » inaccessible, ses auxiliaires les oiseaux de folie (qu'on peut considérer au choix comme une milice patronale ou les CRS de service), la foule des prolos qui râlent mais bossent quand même et ne peuvent même pas imaginer que quelque chose pourrait changer (« Que deviendrait le Maître sans nous ? Y sont plus dingues que les dingues, ceux-là ! Pourquoi changer ? », p.25), les intellectuels passifs qui analysent la situation sans agir et jouent au choeur antique (« — Je soutiens que le Maître n'existe que parce que nous admettons son existence... — Idéalisme, ça ! Il existe parce que le système de production fonctionne à son avantage... », p.24), et même le jeune et bouillant gauchiste spontanéiste qui veut tout casser, en la personne du sympathique Sül au faciès de renard... Mais il ne faudrait pas croire que le récit se termine sur une conclusion trop naïvement optimiste : Valérian n'est pas à la bande politique ce que Luc Orient est à la bande traditionnelle, et si le Maître est vaincu et doit quitter l'astéroïde, sa défaite n'est que provisoire puisque la dernière image de l'album (chute et gag en même temps) montre la créature galactique solidement accrochée à l'astronef en route pour Galaxity... où le travail aliénant existe aussi, même si c'est sous une autre forme. La mise en images de cette parabole est naturellement digne de tous les éloges, et on ne s'en étonnera pas puisque le dessin de Mézières gagne en force et subtilité à chaque nouvel album. Tout au plus peut-on noter cette fois une assez nette influence de Druillet dans les architectures et idoles cyclopéennes — mais c'est que le décor s'y prêtait. Un autre sujet de satisfaction est les couleurs, dues cette fois à J. Goffard. J'avais souvent reproché à celles de Tran-Lé d'être parfois trop pâles, trop pastel. Elles atteignent ici une densité somptueuse dans les bleus-verts nocturnes et les bruns-orangés diurnes, ce qui fait que Les oiseaux du Maître est aussi un bel objet graphique à regarder. Même si cette nouvelle création présente un fléchissement certain par rapport à d'autres albums (je pense notamment à L'Empire des mille planètes et à Bienvenue sur Alflolol, qui restent mes deux préférés), ceci étant dû, comme je le soulignais tout a l'heure, au scénario et à lui seul, il faut tout de même comprendre qu'un moins bon Mézières et Christin vaut dix fois un bon... Mais ne citons pas de nom ! J'ajoute simplement que la revue Schtroumpf vient de rééditer son cahier spécial consacré à Valérian, revu et complété depuis l'ancienne mouture ronéotypée, et qu'il s'agit d'un outil de connaissance extrêmement complet et bien fait (comme d'ailleurs tous les numéros de Schtroumpf) que tous les amateurs devraient posséder.
Jean-Pierre Andrevon Fiction n°246 01/06/1974
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