Jacques Barbéri a d'abord pratiqué l'art dentaire à Eden Olympia. A la fin du siècle dernier, il publie une dizaine de romans et une cinquantaine de nouvelles, notamment chez Denoël. Après avoir flirté avec la traduction, le scénario, la composition et le saxophone (cinq disques avec le groupe Palo Alto), il revient au roman avec toujours la même devise : un bon écrivain, c'est comme un bon dentiste ; pour que le lecteur reste bouche bée, il ne faut pas lui laisser le temps de respirer.
Si vous êtes médecin légiste et sérieusement porté sur l'alcool... et si un cadavre vous dérobe votre bouteille de Jack pour la boire cul sec, inutile de faire appel à un spécialiste pour diagnostiquer un delirium tremens ! Mais quand la thyroïde d'une jeune autopsiée s'envole en battant des ailes tel un papillon de chair alors que vous venez d'être sevré, vous pouvez commencer à craindre pour votre santé mentale. On vous opère alors d'une tumeur au cerveau ayant bizarrement l'allure d'un serpent fossile, et là, plus aucun doute n'est permis : vous avez vraiment la poisse... Mais si tous ces événements étaient d'une autre nature ? Si l'équilibre universel que les dieux de tous ordres et de tout poil maintiennent depuis l'aube des temps était en train de se briser ? Vous aimeriez alors bien savoir quel est votre véritable rôle dans cette histoire et n'hésiteriez pas à aller voir « derrière la porte » pour briser ce destin maudit qui vous pourrit la vie... Mais attention... un univers peut en cacher un autre et on ne gagne pas toujours au change !
Critiques
Voilà un roman qui ne laisse pas indifférent. Il vous entraîne dans une spirale infernale mêlant allègrement les genres. Après un premier chapitre tout droit sorti d'un roman d'horreur, il emprunte les chemins de la folie dickienne, avant de se conclure sur un final onirico-mystique, teinté de hard science, plutôt ébouriffant. Mais est-ce que tout cela fait un roman réussi ? La réponse n'est pas évidente, parce que la question ne l'est pas non plus. Qu'est-ce qui fait qu'un roman fonctionne ou pas ? L'histoire, les personnages, le style de l'auteur, la façon dont ces trois éléments s'agencent dans l'esprit du lecteur ?
L'histoire, d'abord : Anjel et Daren sont jumeaux et le premier cherche à oublier dans l'alcool que le second a égorgé leurs parents en se justifiant par un énigmatique « Nous sommes (...) d'une autre nature, d'une autre puissance. Nous ne pouvons rien faire d'autre que l'exprimer. » Anjel est obsédé par l'acte de folie de son frère (il l'a d'ailleurs fait interner), mais la thérapie qu'il suit depuis ne semble pas beaucoup l'aider et il commence à s'interroger sur la nature même de la réalité qui semble se dérober chaque jour un peu plus. Sa quête de la vérité va l'entraîner à la fois dans son univers intérieur, mais aussi à travers l'univers onirique de son frère, et enfin à travers l'espace et le temps. Tout ça représente beaucoup de balles avec lesquelles jongler, et Jacques Barbéri ne parvient pas toujours à toutes les rattraper. Les derniers chapitres, qui devraient nouer les différents fils de l'intrigue, laissent une sensation de confusion et d'insatisfaction.
Par ailleurs, à part Anjel, les personnages paraissent un rien stéréotypés. Ce sont surtout les personnages féminins qui en pâtissent. La psy Alice Carol, l'inspectrice de police Marbella, la journaliste Eva Baxter : elles sont toutes invariablement pulpeuses, folles de leurs corps (et de celui du héros, pourtant pas vraiment glamour)et court-vêtues. Cela ne prêterait guère à conséquence si ces héroïnes tout droit sorties des pulps de la grande époque n'avaient à se coltiner une intrigue à cent lieues de ce genre de divertissement potache. La psychologie des personnages est vraiment trop souvent en complet décalage avec la gravité de l'intrigue et cela m'a fréquemment fait lever les yeux au ciel et interrompre ma lecture. Je sais bien que la « suspension d'incrédulité » est souvent une condition nécessaire à la lecture d'œuvres de SF ou de fantastique, et cela ne me gêne pas lorsqu'elle porte sur l'environnement ou le décor, mais pour les personnages, désolé, si je n'y crois pas, le reste ne passe pas.
C'est d'autant plus dommage que Le Crépuscule des chimères a des qualités. Son intrigue d'abord, évoquée plus haut, qui, si elle peut sembler parfois confuse, est bien plus ambitieuse que celle de la plupart des romans qui paraissent en ce moment, mais aussi le style de Barbéri qui reste un vrai régal, à la fois efficace et poétique, comme dans la scène d'ouverture, celle du meurtre des parents :
« L'éclair de la lame.
Anjel n'avait pas eu le temps d'identifier l'objet. Il avait juste vu un trait lumineux passer devant lui. Un filament incandescent qui s'étirait entre la main de son frère et la gorge de son père. Un pont de lumière qui avait enjambé la table du salon, un court moment d'éternité. »
Le livre compte bon nombre de passages sortis de la même plume brillante et talentueuse. C'est pour cela que l'on aime Jacques Barbéri. C'est aussi pour cela qu'en attendant le roman où il sera capable de conjuguer à la fois une intrigue foisonnante, des personnages à la psychologie solide et un style magnifique, on accueillera avec bienveillance ses enfants moins bien formés.
A la fin des années 80 et au début des années 90, Jacques Barbéri nous livra quelques romans très personnels et très visuels. Depuis, à part quelques textes épars (un Poulpe, quelques nouvelles), il avait disparu des rayonnages — enfin, pas tout à fait, puisqu'on lui doit plusieurs traductions d'ouvrages italiens. Le crépuscule des chimères marque donc son retour, en tant qu'auteur, à la science-fiction. Et quel retour !
Cela commence par une succession de clichés : un homme, Anjel (au prénom assez transparent), assiste au meurtre de ses parents par son frère Darren. Pour les besoins de l'enquête, il rencontre Marbella, une femme lieutenant de police très sexy, avec qui il fait aussitôt l'amour. Survient ensuite Alice, une psychologue tout aussi attirante et attirée, qui elle aussi s'empresse de l'inciter aux galipettes. De prime abord, ce récit s'annonce donc simple et linéaire, mais certaines ellipses dans la narration nous font bien subodorer que l'important n'est pas là. De plus, au-delà de ces quelques personnages au départ stéréotypés, on sent la présence très affirmée d'une zone d'ombre, représentée par les rêves étranges d'Anjel (dans un univers d'heroïc fantasy) et le discours peu structuré de Darren dans l'hôpital psychiatrique où il se trouve. Alors, roman de gare, ou récit déjanté ? La seconde option l'emporte, car bientôt les apparences explosent.
En effet, le roman se poursuit par un dérapage de la réalité lorsque Anjel, au cours de l'enquête, doit fuir le lieu d'un crime, passe pour ce faire à travers le mur et se retrouve dans une sorte de monde à côté du monde, un étrange univers en plein affaissement. Cette fêlure ne sera que la première d'une très longue série, et débouchera sur une révélation qui laissera Anjel pantois. En dire plus serait déflorer le sujet, mais sachez que les clichés initiaux ne sont qu'un appât pour mieux piéger le lecteur par la suite. Le roman fonctionne sur le principe de la complexification progressive de l'intrigue, jusqu'à atteindre des sommets que n'auraient pas reniés un Farmer ou un Dick.
Toutefois, malgré cette complexité, l'univers de Barbéri reste éminemment cohérent, comme le prouvent les motifs symboliques tracés autour du leitmotiv des araignées, sujets de phobie pour Anjel. Le style affirmé de l'auteur s'adapte à merveille aux événements : nerveux lorsqu'il s'agit de scènes d'action, il sait se faire méditatif, voire poétique, lorsque le rythme ralentit,. A ce titre, lire à voix haute les dialogues du chapitre 26 est une expérience particulièrement recommandée. Tout comme l'est la lecture, à voix haute ou silencieuse, de ce roman qui nous permet de retrouver une des voix les plus originales de la science-fiction française.
Et mon rédacteur-en-chef préféré d'abattre la carte « Barbéri » et de me proposer du tac au tac de me pencher sur le dossier du susnommé, que l'on annonçait comme reprenant du service !
Le dossier...
Cinq ouvrages haut de gamme en « Présence du Futur » et une quarantaine de nouvelles brillantes publiées isolément : un parcours sans faute pour un auteur hors-norme, qui publia l'essentiel de son œuvre entre 1983 et 1993.
Après dix années de « semi-purgatoire » occupées à rédiger des scénarios pour la télévision et le cinéma, il était somme toute assez naturel de le voir un jour péter les plombs de frustration et s'en retourner — tel un Ruellan avec son Mémo, tel un Houssin avec son Temps du twist — à ses premières amours. L'écriture. La vraie. Qui consiste à tenir fermement — ici reprendre — les rênes de son imagination, que notre auteur compare volontiers à un cheval fou qu'il convient de dresser, à la mettre au service de soi-même — et non plus d'un réalisateur ou d'un producteur — , d'un univers personnel, pour tout donner à un lecteur que l'on devine là, réceptif, en attente : ses rêves, ses cauchemars, ses pulsions, son vécu, ses fantasmes, dans un feu d'artifice fictionnel qui se peut appeler roman.
De ce point de vue, force est de constater avec Le Crépuscule des chimères que notre auteur n'a rien perdu de ce qui faisait son charme, il y a dix ans, de sa complexité, de sa superbe, qu'il revient en pleine possession de ses moyens, avec en prime peut-être une tendance à davantage de clarté et, pour tout dire, d'efficacité. Comprenez-moi bien... Barbéri, pour son retour, n'a pas choisi de faire dans la demi-mesure, l'étriqué, le timoré, le tiède, ou dans l'abscons et l'illisible. Il frappe au contraire un grand coup, plantant sa fête foraine monstrueuse sans se poser de question, avec l'assurance procurée par la maturité, mais aussi l'envie d'y proposer des attractions susceptibles de séduire tous azimuts.
Le monde est un théâtre, écrivait Dominique Douay. Barbéri rectifie. Le monde est un asile de fous. Et il nous en propose une visite guidée en suivant la trajectoire d'Anjel Ebner, son « héros », qu'il n'aura de cesse de balader à travers des univers incertains, voués au chaos, à la destruction et à l'entropie.
Tout commence, si je puis dire, lorsque Daren, le frère jumeau d'Anjel, abat froidement leurs parents adoptifs, lui confiant : « Nous sommes d'une autre nature, d'une autre puissance, et nous ne pouvons rien faire d'autre que l'exprimer. » A ce moment-là, Daren bouclé en psychiatrie, Anjel remontant difficilement la pente et sombrant dans l'alcoolisme, on pourrait s'attendre à un roman navigant entre le noir et le fantastique bon teint comme les éditeurs nous en proposent régulièrement, en écho à un certain cinéma à sensation. Or si nous plongeons bien dans le fantastique, celui-ci n'a rien de « bon teint ». Tout y est glauque, malsain, et l'on se retrouve, avec Anjel, englués dans une toile laissant apparaître des accrocs. Et à travers eux une réalité qui ne ressemble pas à la nôtre. Alors... Anjel est-il le sujet d'hallucinations ou l'acteur involontaire d'un drame aux dimensions de l'univers ? Qui est Elena Bergman, condamnée à perpétuité pour actes terroristes et évadée du centre de détention situé sur l'îlot de Garampaga ? Que fabrique là-bas le Professeur Anton Ravon, archétype du savant fou, en triturant les cervelles de ses prisonniers-cobayes ? A force de jouer avec le feu du réel et de l'irréel, du créé et de l'incréé, ne risque-t-il pas de déclencher un conflit de nature cosmique engageant toutes les puissances qui nous gouvernent ? ! Et au milieu de ce vaste puzzle, quel est le rôle joué par Daren ?
Si cela pouvait encore avoir un sens, j'aurais envie de dire que nous passons du noir à la S-F, et de la S-F à la fantasy, et que Barbéri se joue avec naturel, spontanéité et fluidité, des genres et des étiquettes. Vous avez dit fusion ? Ce qui est certain, c'est que tout se déroule dans un brassage d'idées et de concepts qui décoiffent, de phrases qui font mouche, desquelles l'humour n'est pas absent, et l'on ressort de ce roman étourdi par tant de virtuosité. Car si j'écrivais plus haut qu'il était facilement accessible, j'omettais de préciser que son créateur, en lecteur attentif de Franz Kafka, de Philip K. Dick, de tous les théoriciens du réel, mais aussi des scientifiques les plus en pointe, n'avait pu s'empêcher, cette fois encore, de se frotter, et avec brio, à des thèmes qui ont fait de la S-F, comme le soulignait récemment Michel Houellebecq, la littérature majeure du vingtième siècle.
Si vous êtes plutôt portés vers les écrits de Dick, de Ballard ou de Priest, voire de Moorcock et de Brussolo... si vous ne craignez pas de griller quelques neurones en cours de route, en vous abandonnant aux visions de l'auteur... et si a fortiori vous avez aimé ses précédents romans, alors ce livre s'adresse à vous.
Il devrait normalement inaugurer une trilogie « farmerienne » qui, incontestablement, fera date.
Il faut remonter à l’année 2002 pour goûter à la précédente version du Crépuscule des chimères. Dans un univers anamorphique voisin, le roman est paru dans la défunte collection « Imagine » chez Flammarion. En démiurge accompli, en maître des mots, Jacques Barbéri surfe sur les chronovagues, défiant les marées quantiques, pour repêcher ce titre antédiluvien et lui adjoindre un second volet, faisant de l’ensemble un diptyque aussi revigorant qu’un double scotch-benzédrine. Avertissement au lecteur : ça va tanguer dans la Structure.
Vous qui entrez dans l’universcule de Jacques Barbéri, abandonnez tout espoir. À l’instar de Dante, mais en beaucoup plus fun et déjanté, l’auteur français accouche d’une œuvre monstre. Un hybride littéraire peuplé de chimères au génome encodé dans des séquences empruntées aux règnes animal et végétal. De dangereuses visions où la métaphysique se mêle à la science selon une alchimie dont l’auteur maîtrise les arcanes. Un toboggan en forme de double hélice, celle d’un ADN nourri aux littératures populaires. Un melting-pot d’influences diverses, d’auteurs cultes, de thématiques transcendantales, mais aussi plus prosaïques, innerve le diptyque de Jacques Barbéri. Sans céder au name-dropping, difficile de ne pas relever en vrac les allusions, emprunts, clins d’œil à Philip José Farmer, Fritz Leiber, Alfred E. van Vogt, Michael Moorcock, H. P. Lovecraft, Philip K. Dick, Jules Verne, Lewis Carroll et bien d’autres… Jacques Barbéri n’est en effet pas avare en la matière. Il rend hommage à tous ces créateurs dont les univers déclinent une arborescence des possibles vertigineuse. Pourtant, loin de se contenter d’en recycler la substance, il en flocule l’existence livresque, pliant le Verbe à sa volonté pour habiller la Structure de son propre universcule d’une profusion de trouvailles langagières, de mots-valises et d’images sidérantes.
Résumer Le Crépuscule des chimères et Cosmos Factory ne rend pas justice à l’œuvre elle-même. L’acte contribue à intercaler le filtre de sa propre perception au propos de l’auteur. Optons plutôt pour le lâcher-prise. Plongeons en narcose, celle provoquée par l’ivresse des images contre-nature, celle suscitée par les concepts, les mots et les archétypes. Affrontons les légions d’Épeires/Daren, seigneur de la guerre, alliées aux créatures impies peuplant le delta de la rivière Miskatonic, à deux pas de la station balnéaire de Stellavista. Ou alors, livrons-nous avec Anjel, son jumeau bénéfique, à une étude en coupe de cet anamorphovers malade, en proie aux tiraillements de ses multiples dieux. Accomplissons une quête essentielle : celle de l’origine du monde. Non pas le tableau de Gustave Courbet, quoique… À moins qu’un séjour dans la torpeur de Kingsport, au bord d’une piscine, en accorte compagnie, ne nous convienne davantage. Une juste récompense pour oublier toutes ces créatures glu-antes, aux tentacules et becs meurtriers, qui hantent le delta, annonçant le retour imminent de Yog Sothoth.
Bref, Jacques Barbéri bâtit un diptyque apparemment foutraque mais cohérent de bout en bout. Son propre monde, son volvox, de l’autre côté du miroir, à la charnière du monde réel et de son imagination. Mais de toute façon, qu’est-ce que la réalité ? Une floculation de la Structure déclenchée par l’activation d’un point de modulation perceptif ? Ou un ensemble de théories reposant sur un consensus déterminé scientifiquement ? Avec tout le respect dû à la science, que l’on nous permette de préférer la méthode Barbéri. Une méthode, certes en roue libre, mais diablement jouissive.
Laurent LELEU Première parution : 1/4/2014 Bifrost 74 Mise en ligne le : 25/3/2020