Théodore Sturgeon est si gentil et compatissant qu'on se surprend à espérer au fil des pages un soupçon de violence, à chercher parmi ses personnages si remplis d'émotions et de sentiment quelque méchanceté ou bassesse non motivée. Heureusement, Sturgeon est aussi rempli d'émotions et de sentiments, et il possède un don d'empathie qui frise la télépathie. Sinon, comment pourrait-il à ce point mettre à jour les sentiments et motivations enfouis en ces êtres humains qui ne diffèrent apparemment en rien de l'ordinaire ? C'est vrai que très souvent ses « héros » sont lui-même, à peine déguisé, et que leurs interminables discussions sur leurs relations, leurs aveux timides, leurs confidences bougonnes ont dû être tenus par Sturgeon lui-même, au cours de ses relations orageuses et difficiles avec son entourage.
Ainsi dans
Amour, impair et manque, la nouvelle qui ouvre ce recueil
1 Sturgeon est à la fois Gorwing, ce personnage antipathique mais tellement empathique qu'il est obligé de satisfaire les besoins profonds des gens : Gros-Billet, le gros commerçant aimable et arrangeant, et Jody Smith qui finit par se rendre compte à quel point il a besoin de sa femme.
Dans Les enfants du comédien, on a le seul exemple d'un personnage foncièrement méchant : le comédien Heri Gonza, qui hait tellement ces enfants si purs et mignons qu'il s'en sert d'une manière assez horrible pour satisfaire et perdurer sa gloire — mais Sturgeon est encore le savant Horowitz, qui cherche le remède à la maladie malgré sa persécution, sans moyens et envers et contre tous, par amour encore pour les gosses.
Un rien d'étrange est quasiment un conte de fées : comment un couple se rencontre et en vient à s'aimer parce que chacun a rencontré une sirène...
Synapse seize sur bêta est l'histoire d'un microcosme : une pension de famille dont les gérants sont encore tellement empathiques qu'ils parviennent à résoudre les problèmes et blocages de chacun. Bien sûr, ils ne sont pas humains, pour les besoins de l'intrigue — mais tellement humanistes !
Les étoiles sont vraiment le Styx, la plus belle nouvelle du recueil, est encore une histoire d'amour : « Charon », le Passeur qui guide les volontaires vers Dehors, le grand espace d'où l'on ne revient pas, arrive grâce à sa perspicacité et à son sempiternel don d'empathie à démêler quel est le véritable couple qui partira — et à le réunir, pour le meilleur et pour le pire (à chances égales). C'est également la nouvelle la plus SF du recueil — notamment avec la très belle vision de l'expansion sphérique de l'humanité assagie vers les étoiles.
Si Sturgeon n'avait pas ce talent de conteur fabuleux ni cette profondeur d'analyse, on sombrerait dans la SF à l'eau de rose. A lire néanmoins pour se réchauffer le cœur et apprendre à aimer son ami(e).
Notes :
1. Et apparemment la seule inédite, les autres ayant paru dans Fiction et Galaxie.
Jean-Marc LIGNY (lui écrire)
Première parution : 1/6/1981 dans Fiction 319
Mise en ligne le : 26/6/2007