Philip K. DICK Titre original : Time Out of Joint, 1959 Première parution : États-Unis, Philadelphie (Pennsylvanie) : J. B. Lippincott, 1959 Traduction de Philippe R. HUPP
J'AI LU
(Paris, France), coll. Science-Fiction (2007 - ) n° 4133 Date de parution : 16 février 2022 Achevé d'imprimer : 16 janvier 2022 Réédition Roman, 256 pages, catégorie / prix : 7,90 € ISBN : 978-2-290-36533-5 Format : 11,1 x 17,8 cm Genre : Science-Fiction
Couverture : création Studio J'ai lu. AkuMimpi d'après Shutterstock/Ivengo.
Dans cette bourgade aux airs de rêve américain, Ragle Gumm est une petite célébrité : il cumule plus de victoires que n’importe qui au jeu « Où Sera Le Petit Homme Vert La Prochaine Fois ? », proposé quotidiennement par le journal local. Une occupation qui lui assure des revenus modestes, mais qui lui laisse aussi beaucoup de temps libre, qu’il meuble en flânant de-ci de-là, toujours à la recherche d’objets insolites. C’est ainsi qu’il tombe un jour sur un annuaire falsifié, puis plus tard sur une revue populaire à la gloire d’une certaine Marilyn Monroe dont personne n’a jamais entendu parler…
Philip K. Dick (1928-1982) est aujourd'hui considéré comme un auteur majeur des lettres américaines. Son œuvre a inspiré de nombreux écrivains contemporains, parmi lesquels Roberto Bolaño, Don DeLillo ou Michel Houellebecq, et a été adapté de nombreuses fois au cinéma et à la télévision (Blade Runner, Minority Report, Le Maître du Haut Château...).
Le Temps désarticulé marque une rupture dans l'œuvre dickienne comme dans la science-fiction. Ce roman gomme presque tout futurisme et nous place face au quotidien, au monde culturel commun imposé par l'éducation, dont nous allons découvrir les failles et les embûches. La réalité est truquée, mensongère, et l'illusion bien difficile à fuir, mais même dans le monde « réel », il n'y a ni progrès technique échevelé ni futurisme convenu, simplement le décollage d'un vaisseau spatial.
Philip K. Dick est doublement subversif : le roman de science-fiction lui même est attaqué, par ce refus des thèmes classiques, et la critique politique du quotidien est féroce. L'enfance, sa créativité et ses potentialités, étouffées par la culture dominante, est le vrai thème du roman.
Le Temps désarticulé est l'histoire d'un homme, Ragle Gumm, habitant une ville sans nom des années 50. Il gagne jour après jour un concours de journal, occupation puérile et aliénante mais lucrative. Vivant chez sa sœur Margo et son beau-frère Vic Nielson, il assume très mal sa situation sociale. Tout ce monde qui se fissure sous ses yeux, que Ragle va fuir, n'est qu'une vaste illusion entretenue à des fins totalitaires et militaires.
Dick se livre à une satire impitoyable de son temps. Liz, caissière de supermarché, ressemble à une vulgaire actrice publicitaire. Devenue républicaine depuis son arrivée dans un État républicain, pur produit de la culture de son temps, Liz est confortablement installée dans le monde des adultes. La logeuse chez qui Ragle et Vic commenceront à entrevoir la vérité à la fin du roman est son miroir. Cette Mme McFee présente le même conformisme, la même soumission à la culture dominante jusque dans sa manière de critiquer le discours gouvernemental sans aucune réflexion personnelle : Liz ne croit pas à la crise économique, Mme McFee ne croit pas à l'existence de Ragle Gumm, personnage mythique du monde « réel ». Liz, Mme McFee, Vic et Margo Nielson, notre quotidien est fait de tels personnages. Ce sont nos collègues de travail, nos voisins, notre marchand de primeurs au coin de la rue, etc... Dick met en scène l'illusion et l'aliénation de notre quotidien. Seuls les enfants se démarquent, avec eux seulement Ragle trouve une connivence, une complicité car ils sont porteurs de la nouveauté, du sens, de l'avenir.
Mais qui est responsable de cette illusion ? Qui est chargé de l'entretenir ? Le personnage de Bill Black, voisin de Ragle, est fascinant. Il n'a pas subi le conditionnement qui maintient tous les habitants dans l'illusion, il est un militaire responsable de l'ensemble du projet, jouant le rôle de simple employé municipal. Son portrait est encore une critique sociale féroce : « ce qu'il y a de bizarre dans le monde, c'est qu'un jeune loup sans idées originales qui imite ses supérieurs jusqu 'au nœud de cravate et au grattement de menton se fait toujours remarquer. (...) Tout juste s'ils n'allaient pas envoyer leur femme appâter devant les bâtiments administratifs » (p.21). La soumission à l'autorité, ressort fondamental de sa personnalité, l'a conduit à faire bien pire puisque Margo Nielson est sa vraie femme... Corollaire de Liz, non plus celui qui se soumet à la culture, mais qui maintient les instruments de soumission à défaut de les créer, Bill Black prendra de nombreuses figures dans l'œuvre dickienne : ainsi les fonctionnaires de l'ONU de Glissement de temps sur Mars, responsables du système éducatif créant tant d'autismes, forme infantile de la schizophrénie ; ou encore les programmeurs de simulacres et spectacles médiatiques de La Vérité avant-dernière, ou enfin Barnes, chef de la police de Message de Frolix 8.
Ragle Gumm finira par s'affranchir de l'illusion en compagnie de son beau-frère Vic. Ils découvrent un univers froid, morne, totalitaire, où des enfants les guideront. Que peut il y avoir de neuf dans un monde gouverné par le conformisme culturel le plus abouti, qui refuse la nouveauté de la conquête spatiale, rêve de l'enfant que Ragle n'a jamais cessé d'être ? Le monde réel n'est pas un univers attendu de science fiction. Le Temps désarticulé préfigure ainsi des thèmes aujourd'hui communs de manière bien plus subtile que Matrix et rend possible Truman Show, son adaptation déguisée.
Vic Nielson et Ragle prendront deux chemins opposés. Le premier choisira l'illusion, et retournera dans la Vieille Ville tout en sachant qu'elle est mensongère. Sa décision lucide de victime consentante est la métaphore de la puissance de l'idéologie et de la tyrannie invisibles que nous subissons aujourd'hui (Matrix montre une trahison similaire). Ainsi la science fiction nous permet-elle de réaliser combien nous sommes enrégimentés par un pouvoir qui sait nous masquer combien profondément sous terre il nous enterre et nous fait travailler en vue d'intérêts insoupçonnés. Mais une telle caverne peut être si confortable pour ceux qui n'ont pas sombré dans la schizophrénie, maladie du réel et conscience de notre aliénation.
Nous sommes en 1959 dans une petite ville des États-Unis. Ragle Gumm ne travaille pas. Enfin, l'activité qui le fait vivre échappe aux schémas traditionnels des métiers. Chaque jour, il répond à la question d'un jeu-concours : où sera le Petit Homme Vert la prochaine fois ? Et depuis trois ans, il tient le haut du pavé, gagne à tous les coups et se remplit les poches de dollars. Mais tout ne va pas aussi bien que ça dans un monde superficie ! où des anomalies vont bientôt lui apparaître. La radio n'existe pas. Ragle est sujet à des hallucinations inexpliquées qui touchent également certaines personnes de son entourage. Des objets bizarres sont découverts : un annuaire falsifié, des revues qui parlent de gens n'existant pas dont une certaine Marilyn Monroe...
Le monde est fou dans le Temps désarticulé. Ragle Gumm est fou. Dick aime les thèmes de la réalité truquée, de l'univers factice, du temps erroné, des individus reprogrammés à leur insu, des leurres plus vrais que nature, des esprits malades, de la guerre vraie ou fausse. Il les illustre tous dans ce roman, simultanément, et les lie par une intrigue fort simple agrémentée d'une sauce épicée. Ça part comme un roman de littérature générale et ça finit dans la Science-Fiction la plus pure.
En Science-fiction, précisément, Dick c'est quelque chose, une sorte de gourou. Le nombre des écrivains qui l'on imité est stupéfiant et constitue la preuve flagrante de son importance.
Maintenant que Dick est mort, on peut le vénérer ; sa légende ne fait que naître.
An 1959, une petite ville paisible de la province américaine, des habitants sans histoires, une famille avec un train de vie sans problèmes : Vic, le père, gère un grand magasin ; Margo, la mère, passe ses journées en s'occupant de diverses futilités ; Sammy, le fils, bricoleur et au courant de tous les complots communistes qu'il révèle distraitement en mâchonnant l'inévitable chewing-gum ; Ragle Gumm, frère de Margo et célébrité locale, l'homme qui gagne sa vie en jouant au concours d'un quotidien : « Où sera demain le petit homme vert ? »
Toute cette description d'une navrante banalité, pleine de tous les tics et poncifs de la misère petite — bourgeoise, nous plonge dans une ambiance soporifique. Cela ne dure pas longtemps. Le déclic se produit un matin où Ragle Gumm prend conscience de ses actes indéfiniment répétés, de son univers trop statique pour ne pas finir par provoquer malaises et désirs de fuite. A partir de là, au fil des pages, cet univers tranquille s'effrite, s'étiole, se met à pourrir comme une charogne exposée au soleil. Des objets disparaissent, ne laissant que leurs symboles sémantiques inscrits sur des rectangles de carton, les gestes se dérèglent et deviennent incompréhensibles, des paroles étranges fusent du poste à galène de Sammy. Ragle Gumm, comme pour exorciser son angoisse, tente de percer le mystère de ces événements et le secret de sa curieuse réussite dans le concours. Il découvrira dans une bâtisse en ruine un magazine daté de 1997. Le puzzle commencera à s'assembler ; les pièces, peu à peu, s'encastreront les unes dans les autres.
Je n'irai pas plus loin dans le résumé. Je ne tiens ni à déflorer l'intrigue ni à dévoiler le dénouement ; d'autant plus que Le temps désarticulé est fertile en rebondissements.
Nous sommes tout de même assez loin du Dieu venu du Centaure, ou plutôt, nous n'y sommes pas encore puisque Dick a écrit Le temps désarticulé cinq ans auparavant, l'univers paranoïaque de Dick commence seulement à aiguiser ses contours, à planter ses jalons hallucinés. A travers ce roman, Dick commence à poser les questions qui l'obséderont plus tard : qui conditionne nos gestes, nos désirs ? L'environnement ? Les mots ? Quel est le profit ? « Tu te crois assez malin pour savoir ce qui est réel et ce qui ne l'est pas ? » Et, surtout, la maladie ? (Ragle Gumm croit perdre la raison). La perte du conditionnement, de l'intégration à une organisation sociale arbitraire. L'angoisse typique du « bad-trip » aux hallucinogènes type LSD : vais-je redevenir comme avant ? Suis-je irrémédiablement fou ? A moins que ce ne soient les autres ? Et cette rupture tant attendue entre l'univers halluciné et le réel n'arrive pas, n'arrive jamais. Le changement s'effectue en douceur, imperceptiblement : suis-je encore défoncé ou ne le suis-je plus ? On se raccroche aux mythes élevés par les mass-médias (Dick était animateur d'une émission de radio avant de se lancer dans la littérature), James Dean et Marylin Monroe. Angoisse et paranoïa.
Pour Le temps désarticulé, les désillusions sont nettement moins vertigineuses que celles qui éclateront dans ses textes de 64, et elles progressent, malgré tout, vers une explication cohérente et linéaire (contrairement à ce qu'indique le titre, tout finit justement par s'articuler). C'est en cela que ce roman ne peut être considéré comme un « Dick mineur » (ainsi parlait S.A.B.) et, qu'au contraire, il forme une charnière entre les textes classiques de ses débuts et l'univers démentiel qui a assuré sa notoriété en France (curieux, tout de même, ce désintéressement des lecteurs américains vis-à-vis de Dick). Ceux qui connaissent bien l'œuvre de Dick seront certainement déçus par la fin du livre et les autres qui font seulement sa connaissance trouveront dans cette même conclusion une réconfortante cohérence. Jusqu'aux trois quarts du livre, l'action balance entre les deux époques de Dick et j'avoue avoir cru longtemps tenir en main un de ses livres où la machine ne cesse de gripper, où chaque mot risque de nous plonger dans un cauchemar sans fin, où le labyrinthe n'a que des issues factices, où le monde éclaté matérialise jusqu'au point final l'incertitude de Dick quant à sa propre raison et celle du monde qui l'entoure.
Je voudrais ouvrir une parenthèse au sujet de l'auteur et de son œuvre (incontestablement, P.K.D. pose un réel problème aux critiques tant la plupart de ses livres, si décevants ou enthousiasmants qu'ils soient, s'insèrent parfaitement dans l'ensemble de son œuvre). Je ne pense pas qu'il soit utile de ressortir systématiquement tous les Dick existants. Le phénomène Dick dans l'édition littéraire (et même peut-être dans le monde tout court) s'apparente un peu à J. Hendrix pour l'édition musicale : on a tendance, sur le seul succès du nom, à déterrer des œuvres qui ne le méritent pas toujours. « Car on ne saurait trop le dire et le redire : écrire, c'est un long apprentissage qui se fait en écrivant, et la motivation la plus pressante pour écrire, c'est encore être édité » (J.P. Andrevon. Préface de « Retour à la terre »). Dick, comme Spinrad, Silverberg, Farmer, etc., n'a pas échappé à cette règle fondamentale, Leurs premiers pas se sont perdus dans la masse des livres qui paraissent chaque année aux USA, et c'est un phénomène qui a sans doute permis leur publication. Alors, extirper de l'ombre leur apprentissage, est-ce bien nécessaire ? Valeur historique ? L'aspect commercial évident de ces traductions ne permet pas une telle justification Et quand bien même cela serait, si les directeurs de collection se sentaient (déjà) une vocation d'historien, la SF ne tarderait pas à se retrouver entre les mains des fossoyeurs. Parenthèse fermée.
Lautréamont annonçait la Commune, Cœurderoy présageait l'insurrection soviétique, Dick est-il le symptôme d'une proche révolution ? (En espérant qu'elle ne subira pas le même sort que les autres). Attendre que l'Histoire confirme ou démente ces propos, c'est s'exposer à ce que cette Histoire se fasse sans nous. La SF n'a pas à être une pierre de plus dans le bourbier du spectacle ; il nous appartient de nous en servir afin de modifier ce futur terrifiant qu'elle annonce. Si nous laissons échapper les moyens, il nous restera, « dans les cavernes de l'ordre », notre désespoir pour forger des bombes.