Pierre Versins a réalisé ce qui était probablement une de ses vieilles ambitions : il a maintenant une collection de science-fiction à lui. Outrepart, ainsi nommée par référence au titre de l'ouvrage qui ouvre la série (une « anthologie d'utopies et de voyages extraordinaires et de science-fiction, du IIIe millénaire av. J.C. à 1787 », réunie par Versins lui-même), est née en Suisse, à Lausanne. aux éditions de La Proue, et les volumes sont relayés chez nous par les éditions de La Tête de Feuilles à Paris.
Il s'agit là d'une collection assez luxueuse, de grand format (un peu supérieur aux Ailleurs et Demain de Klein). et à la couverture d'un sobre classicisme : fond blanc, titre rouge en caractères Elzévir, illustration plutôt abstraite finement exécutée à la plume, et signée pour l'instant par Jean-Pierre Kaiser. Voilà le portrait de l'enfant, dont Versins nous fixe les vastes projets : « publier les meilleures oeuvres de tous les temps et de tous les pays ».
Le premier ouvrage romancé de la série Outrepart est donc cet Avant l'aube de John Taine. Né en 1883 (et mort récemment), Taine peut être placé parmi les précurseurs du genre : son premier récit de SF date de 1924. Before the dawn a été écrit en 1934, et sa dernière oeuvre de fiction remonte à 1955. Mais il faut savoir aussi que Taine, de son vrai nom Eric Temple Bell, était professeur de mathématiques (notamment au célèbre CALTECH) et qu'il a sous son nom publié de nombreux ouvrages de vulgarisation. Tout cela, et d'autres choses, on l'apprend en lisant l'introduction de Versins (qui comprend aussi une bibliographie de Taine). C'est si un point sur lequel il faut attirer l'attention : si Versins continue d'introduire les ouvrages qu'il va publier avec autant de précision et de simplicité didactique, ce sera presque un événement dans l'édition de SF. L'usage n'en est certes pas neuf (voir le C.L.A. ou les « dossiers-Marabout »), mais si quelqu'un est bien placé pour ce faire, c'est naturellement Versins, du haut de son bagage bibliophilique...
Il ne reste pas beaucoup de trace de Taine romancier en Amérique, écrit-il. Il n'en reste guère plus en France ou, malgré trois volumes publiés au Rayon Fantastique, le nom de Taine ne soulève pas beaucoup d'échos parmi les amateurs D'après ce qu'on a pu lire de lui chez nous, Taine semble être resté extrêmement fidèle à deux thèmes privilégiés le temps et — ceci étant lié à cela — l'évolution. Le flot du temps, son ouvrage le plus remarquable, met en scène des êtres d'un passé fabuleux réincarnés sur la Terre du début du XXe siècle. Germes de vie et L'étoile de fer font tous deux appel à une rétroversion du message génétique humain, puisque dans le premier une femme touchée par des radiations donne naissance à un dinosaure, tandis que dans le second le rayonnement d'une météorite fait reculer les humains exposés au stade simien.
Avant l'aube ne fait pas appel à des transformations réelles, pas plus qu'à un voyage physique dans le passé. Mais c'est bien toujours du temps et de l'évolution qu'il s'agit : un groupe de savants a réussi à mettre au point un « analyseur électronique » qui permet de capter et de projeter les enregistrements lumineux inscrits dans la matière. Se servant de quelques fragments fossiles de l'ère secondaire, l'équipe du professeur Langtry peut ainsi observer tout un million d'années d'évolution, dont le cours peut être à volonté accéléré ou rétabli dans son défilement normal, dans une sorte de chambre de projection à trois dimensions qui permet aux observateurs d'évoluer à la surface d'un simulacre de terrain surgi du temps. En gros, l'époque dont il est question peut être située dans le crétacé (environ 65 à 135 millions d'années avant notre ère). Cela permet à l'auteur de mettre en scène les animaux les plus fabuleux qui aient jamais peuplé notre planète : les grands dinosauriens.
Mais, comme le fait remarquer justement Pierre Versins dans son introduction, le lecteur n'est que « spectateur au second degré ». Il ne peut qu'observer ce que les savants observent, et eux-mêmes ne peuvent qu'observer sans intervenir les scènes (le plus souvent dramatiques) qu'ils tirent de la pierre et qui ne leur parviennent que sous la forme de projections holographiques muettes. En somme, Avant l'aube est le portrait d'un peintre regardant le portrait d'un peintre peignant son tableau. C'est dire que la participation qui nous y est accordée est simplement esthétique. Cette « fantascience » (pour reprendre l'expression de l'éditeur américain) se situe au-delà ou en deçà du roman, elle est dépourvue de progression dramatique (mais certes pas de continuité tragique), et on la lit comme on regarderait un long panoramique filmé par une caméra omniprésente autant qu'invisible : ici le metteur en scène est la création elle-même. Avant l'aube n'est pas un récit, c'est la description d'un tableau mouvant. On ne peut donc pas le « raconter ». La seule solution serait de le décrire — et dans ce cas mieux vaut le laisser lire...
Une remarque cependant s'impose Taine a voulu se servir de la réalité, il a voulu (ou cru) être scientifiquement vraisemblable. Pourquoi alors s'est-il obstiné à ne pas vouloir nommer par leur appellation zoologique les animaux observés ? Il y a là un problème irritant, que viennent renforcer de nombreuses inexactitudes dans les descriptions morphologiques, qui sont peu compréhensibles si l'on veut bien se souvenir que notre connaissance des animaux fossiles a été fixée d'une manière à peu près précise au début ce siècle. Si la figure de proue du panorama, Belshazzar, est de toute évidence un Tyrannosaurus Rex, d'où peut bien sortir son ennemi mortel, Satan ? C'est aussi un dinosaurien carnivore, on a donc le choix entre l'allosaure et le cératosaure. Mais Taine le dote d'une sorte de dague longue d'un mètre dans le prolongement de son pouce antérieur... Or, le seul animal possédant un ergot semblable (mais qui n'avait guère qu'une vingtaine de centimètres de long) était le pacifique iguanodon. Quant à « Vieux Croupion », qui grâce à ses plaques dorsales et sa queue épineuse ressemble fort au stégosaure, on nous le montre rentrant sa tête et son cou à l'intérieur de sa carapace, comme une vulgaire tortue !...
Et la fantaisie de Taine ne s'arrête pas là : il n'hésite pas à faire faire, non seulement à son Belshazzar mais aussi à de lourds herbivores (qui sont peut-être des diplodocus ou des bracchiosaurus), des sauts de carpe de dix ou quinze mètres de hauteur. Il aurait dû savoir que ces monstres pesants menaient une vie semi-aquatique justement parce qu'il leur était quasi impossible de traîner leur lourde masse sur un soi ferme. Et ne disons rien du massacre d'un troupeau d'iguanodons ( ?) par... des mouches venimeuses qui viennent les piquer dans les yeux !
Tout cela, il faut bien en convenir, n'est guère sérieux. Oui mais... et si Taine, sous sa carapace d'homme de science, avait été tout simplement un poète ? Alors là, on pourrait tout lui pardonner, ou plus exactement il n'y aurait rien à lui pardonner du tout. Car on n'aurait plus qu'à considérer qu'il s'est laissé aller au fil de sa plume à une exploration intérieure qui en devient haute en couleurs folles et parcourue d'un souffle puissant. Car la précision visuelle qu'il apporte à la description de sa coupe écologique (on a vu que cette précision était beaucoup plus « littéraire/picturale » que scientifique) vient le mettre sur le même pied que van Vogt en ses meilleures pages (voir par exemple Bucolique), et le grand vent bruissant de la fureur des catastrophes géologiques qui soulève son panorama évoque les paysages embrasés de Burne Hogarth au plus fort de ses Tarzan.
Un tableau. oui, certes, mais qui ne doit rien aux fresques célèbres de Charles R. Knight du muséum d'Histoire Naturelle de Chicago.
Un tableau qui ne doit à l'histoire planétaire qu'un matériau de base remué, brassé, transformé, transmuté et devenu poème épique...
En 1948, dix spécialistes américains (dont van Vogt) ont dû, à la demande d'August Derleth, dresser la liste de vingt ouvrages qui auraient pu constituer la bibliothèque de base de l'amateur de SF. Before the dawn fut classé au cinquième rang. Cette place semble amplement justifiée, tout au moins pour l'époque. Mais ne parlons plus de « fantascience ». Tout simplement de science-fiction.
Jean-Pierre ANDREVON (lui écrire) (site web)
Première parution : 1/12/1971 dans Fiction 216
Mise en ligne le : 15/2/2002