Marcel THEROUX Titre original : Far North, 2009 Première parution : Londres, Royaume-Uni : Faber and Faber, 5 mars 2009ISFDB Traduction de Stéphane ROQUES
« Ici, dix mois par an, le climat mord la peau. Le silence règne, désormais. La ville est plus vide que le paradis. »
Au nord du monde, la terre s'étend à parte de vue, anéantie par un cataclysme. Parmi les décombres, le shérif Makepeace erre.
La route porte ses pas, à la recherche d'un temps qui n'existe plus et d'une humanité à reconstruire. Ravivant à l'horizon la lueur d'une rédemtion...
Un roman visionnaire et obsédant sur la beauté du monde et sa fragilité.
Critiques
Makepeace Hatefield est le shérif et le dernier habitant de sa ville, une ancienne colonie de peuplement sibérienne que les autorités russes avaient laissée à des migrants américains religieux et pacifiste qui avaient fui leur patrie. Mais depuis, un cataclysme ou une guerre est passé sur le monde, provoquant une chute brutale des températures, le déclin et la disparition massive de la population. Alors que Makepeace tente de se suicider en se jetant dans un lac glacé, un avion s’écrase sur la berge, lui redonnant espoir dans l’existence d’autres humains, voire d’une ville. Makepeace quitte alors son village désertique à la recherche de la civilisation.
Des colons américains en territoire russe, un monde postapocalyptique, une Zone radioactive dans laquelle des prisonniers vont récupérer des objets mystérieux : pas de doute, Au nord du monde est un pur roman de science-fiction. Paru en grand format dans la collection feux croisés de Plon puis en 10/18, il est passé malheureusement inaperçu du milieu SF. Croisant la Route de McCarthy et Stalker des frères Strougatski (la référence est explicite), Marcel Théroux laisse de coté le spectaculaire (on n’apprendra à peu près rien de ce cataclysme qui a fait basculer le monde dans le chaos) pour s’attacher intimement à Makepeace, ce narrateur défiguré dans sa jeunesse et rempli de secrets. Entrecoupé de flashbacks, peuplé de personnages complexes (aucun, même l’ennemi d’enfance de Makepeace, ne semble tout blanc ou tout noir), le récit est parsemé de faux-semblants remettant en cause les choix des différents protagonistes, brouillant les frontières entre le bien et le mal.
Evitant le désespoir total de La Route, Au nord du monde est un récit intimiste et ambigu qui accroche le lecteur d’un bout à l’autre grace à la richesse de son personnage principal. Une réussite.
Shérif d’un bourg désolé dans le Nord de la Sibérie, Makepeace y vit dans la plus complète solitude. Après sa patrouille, colt au côté, Makepeace récupère les livres abandonnés, bien que la lecture lui donne mal à la tête. Quand on est seul à ce point-là, et plongé dans l’absurde d’un monde qui s’est effondré, tout comme l’utopie qui devait permettre de sortir de cet effondrement, ça ne fait pas grande différence d’être shérif ou non, d’être un homme ou une femme, mort ou vivant. Pourtant Makepeace est une femme, vivante, et ça changera tout. L’arrivée de Ping, qui s’est échappée d’un convoi d’esclaves, lui redonne un peu d’humanité. La robinsonnade ne durera pas longtemps, hélas, la vie se donne et se perd vite. Makepeace plongera dans le désespoir, avant qu’un avion ne s’écrase près de son village au moment où elle voulait en finir. Cette rareté technologique, symbole du monde disparu, lui fait comprendre qu’une certaine humanité a pu être préservée, quelque part. Makepeace va seller son cheval et se mettre en quête. Elle trouvera des camps, des tortionnaires, des zones mortifères, et la vie, malgré tout.
Far North , tel est le titre anglais de ce roman enfin réédité, et ça en dit autrement que sa traduction. Le Far North en lieu et place d’un Far West. Et il s’agit bien d’un roman d’aventure, de trappeurs, d’Indiens, de chevauchées, de lutte contre la mort dans une nature extrême qui oscille entre un hiver long et redoutable et un été court et éprouvant. Ne serait-ce que cela, c’est déjà suffisamment bien fait pour en mériter la lecture. Mais la traduction du titre donne intelligemment à penser tout au long de la lecture : le nord, lieu de l’action, le grand nord même, mais aussi le point cardinal de référence, celui qui oriente toute notre représentation du monde, celui du bon sens et du pragmatisme qui « ne perdent jamais le nord ». Le dérèglement climatique a eu raison de notre civilisation et quelques colons sont partis au nord du monde pour trouver un peu de fraîcheur, d’espaces vierges, et fonder une nouvelle société, libérée des lois sinon de celle de Dieu. Il y fallait oublier tout ce qu’on a connu et repartir à zéro. À sa façon, Theroux nous fait revenir aux aspirations premières des colons américains qui, comme l’analysait Tocqueville, voulaient combiner esprit de religion et esprit de liberté, et une certaine ignorance qu’ils pensaient salvatrices, autant d’aspirations qu’on retrouve aujourd’hui en de multiples points du globe. Mais la question lancinante que nous pose le roman est la suivante : est-il raisonnable de croire qu’on peut survivre seul et dans l’oubli ? Cela fait-il sens, comme le nord sur une carte ? Aussi mortifère soit notre civilisation, doit-on la balayer d’un revers de main ? Ses savoirs et ses technologies nous rendent bien peu aptes à survivre dans une nature avec laquelle nous avons perdu contact. Pour autant, nous portons notre histoire et notre humanité, il faut l’élucider sans cesse car elle ne cesse de prendre chair : Makepeace, elle, le saura mieux que quiconque.
On pense bien sûr à Volodine, à Gouzel Iakhina, à Dans la forêt de Jean Hegland, ou bien encore, évidemment, à LaRoute de McCarthy. La narration est claire, menée avec simplicité et efficacité. Privilégiant la complexité du réel et de nos urgences à toute posture militante, ce livre fait réfléchir. Dans sa postface, Murakami le résume très intelligemment : « Jamais auparavant je n’avais lu de livre qui m’ait autant donné envie de demander aux gens ce qu’ils en pensaient. »
Arnaud LAIMÉ Première parution : 1/10/2021 Bifrost 104 Mise en ligne le : 3/1/2025