« Peu importe en quoi vous croyez, le fukú, lui, croit en vous. »
Le fukú, c'est la malédiction qui frappe la famille d'Oscar, une très ancienne légende dominicaine. Oscar, lui, rêve de mondes fantastiques, s'imagine en Casanova ou Tolkien, tombeur des îles et génie des lettres... au lieu de quoi il grandit et grossit au fond de sa classe et de son New Jersey, binoclard fou de SF, souffre-douleur obèse et solitaire.
Et ses seuls superpouvoirs sont ses voyages dans le temps et l'Histoire : celui de sa mère, Beli, fuyant Saint-Domingue et la dictature de Trujillo, la fugue de sa soeur Lola et son retour au pays à lui. Ses pas, ramenés inexorablement par le fukú, le destin, le désir, ou l'amour, à ses origines et à sa fin.
Fantaisiste en diable, passe-muraille de langues et de mondes, La Brève et Merveilleuse Vie d'Oscar Wao pourrait n'être que la saga tragicomique d'une famille dominicaine aux Etats-Unis, si elle n'était pas surtout une explosion romanesque, une source intarissable et jouissive d'invention littéraire.
Le recueil de nouvelles de Junot Díaz, publié en France en 1998 (Los Boys, 10/18), a rencontré un grand succès d'estime. La Brève et Merveilleuse Vie d'Oscar Wao a été unanimement salué par la critique et a remporté le National Book Award, puis le Prix Pulitzer 2008. Né en République Dominicaine en 1969, élevé dans le New Jersey, Díaz vit à New York, où il est professeur d'écriture.
Critiques
« Que pouvait dire Oscar ? Que c’était la faute de Sauron ? Merde, quoi, il faisait 140 kilos, le mec. Tchachait comme un ordinateur dans Star Trek ! Le plus cruel, c’est qu’il y en avait pas deux qu’avaient aussi grave envie que lui de pécho de la meuf. »
Oscar Wao, jeune fils d’une immigrée dominicaine dans le New Jersey, est un geek. Ses rares tentatives de relations sociales ou sentimentales se soldant par des échecs, il comble ce déficit en se réfugiant dans la fantasy et la science-fiction, aussi bien comme lecteur que comme apprenti écrivain. Descendant d’une grande famille, c’est en retournant dans son pays d’origine que sa vie basculera.
Plus que la description de la courte existence de ce jeune frustré, La Brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao est avant tout un récit axé autour des trente années de dictature sanglante de Rafael Leónidas Trujillo Molina en république Dominicaine, un Trujillo vu par le narrateur comme un Sauron local. A travers Oscar, c’est à une véritable déroute familiale que nous assistons : de son grand père mis en prison pour avoir fait une allusion déplacée sur le dictateur, à sa mère abandonnée pendant sa petite-enfance et gravement brulée dans le dos avant de devenir l’amante d’un brigand bras-droit (Nazgul) de Trujillo, en passant par ses tantes décédées avant l’âge adulte, toute la famille est marquée par le fuku, le mauvais sort dominicain.
Récompensé par le prix Pulitzer de la fiction 2008 (juste après La Route de Cormac McCarthy en 2007), le roman de Junot Diaz frappe avant tout par sa langue : le récit scandé par un jeune immigré est un mélange de « parler jeune » direct et grossier, de vocabulaire geek et d’espagnol. Si ce ton peut surprendre à la première approche, on en capte bien vite le rythme et la poésie donnant à la narration un dynamisme rare. De ce phrasé surgit alors une beauté dans le malheur permettant de supporter les pires exactions de la dictature. Car si tous les personnages souffrent dans ce roman, aucune complaisance envers les violences physiques et morales ne trouve place, même dans les scènes les plus dures, et les nombreuses alternances entre rires et douleurs se font naturellement, au fil des problèmes tombant sur les épaules d’Oscar.
Roman (terriblement) réaliste, description détaillée des rouages d’une dictature latino-américaine, œuvre en partie autobiographique (Junot Diaz, emigré dominicain, a lu beaucoup de SF étant adolescent, tout comme Oscar), La Brève et merveilleuse vie d’Oscar Wao, par ses multiples références à la SF et à la fantasy, réjouira les lecteurs les plus ouverts de nooSFere. Pour finir, on notera l’excellent travail de traduction de Laurence Viallet dont la tâche n’a pas dû être facile avec ces phrases mêlant geekeries et espagnol ; si quelques tournures du parler jeune peuvent prêter à discussion, le « spanglish » est extrêmement bien rendu et tout à fait compréhensible, même sans connaître un mot d’espagnol.