Sur le thème épique de l’homme jeté dans l’espace, Charles Dobzynski a construit un vaste poème dont les lecteurs de Fiction ont eu la primeur grâce à quelques extraits qui ont paru dans le numéro 118. Avant de parler de la substance même de l’œuvre, je voudrais insister sur son originalité globale qui tient à sa forme poétique et à son caractère expressément science-fiction. Il semble que, depuis quelques années, la poésie trouve un regain de succès auprès du public, après être demeurée longtemps dans une sorte de purgatoire. Et cela semble tenir à la redécouverte d’une de ses vocations fondamentale, l’épopée. Après s’être cherchée sur les chemins de l’inexprimable-individuel-inintelligible parce qu’ineffable, elle réhabille d’images les émotions collectives. En quête d’Ulysses et de Rolands modernes, elle découvre le spationaute, c’est-à-dire l’homme affronté à la merveille. Encore celui-ci n’avait-il guère trouvé de bardes, jusqu’ici, qu’en Union Soviétique, et la facture quelque peu officielle de la lyre de ceux-là prêtait à discussion.
En empruntant résolument la forme poétique, Charles Dobzynski donne tout son sens à la part essentielle de la science-fiction et lui permet d’échapper définitivement au faux problème qui consiste à demander s’il s’agit de littérature. La poésie, chacun le sait, appartient à la littérature et échappe à la science. Cela ne l’empêche pas de demander sa pâture à cette dernière. La vérité qui se cache dans le signe abstrait s’incarne alors dans le verbe, et qu’importe l’erreur puisqu’elle s’habille d’émotion :
À la vitesse où dévie la lumière
Dans sa lenteur interminable d’algue,
Quand le silence est le sel des années,
Le temps n’est plus à l’homme qu’un sillage
Un peu d’écume où son cœur tremble encore…
Quelle touffeur envahit la manière…
Ou encore : La pesanteur était l’immense mère
L’utérus noir qui contient ce qui est.
Mais le mot, riche et sonore, n’essaie pas ici d’éluder le récit. L’opéra de l’espace conte la découverte de Mars, et les espoirs et les affres des astronautes. C’est un très bel hymne à la terreur et à la découverte :
D’être si sec et si dense, l’espace
Résonne ainsi qu’un gong dans une salle de cuivre noir…
Phobos mieux que dans Chklovski se vêt des traces d’une vie morte :
… C’est un bloc de fer convulsif, de nuit qui s’acharne
contre elle même et sa forme charnelle
…Et c’est un sas fermé sur des structures souterraines,
sur un passé qui n’a plus que cet œil
nyctalope écarquillé dans l’espace.
Mars renaîtra :
Nous verrons Mars s’imprégner de la vie
comme s’imprègne un arbre de soleil.
Il ne servirait à rien de dire ici toutes les inventions du poète. Il faut le lire, et le lire à voix haute. Il lui arrive certes, par enthousiasme sans doute, de sacrifier ici et là à un lyrisme qui bavarde. Le découpage en actes exigé peut-être par le titre reste conventionnel. Mais aucun texte depuis les Chroniques martiennes de Bradbury n’a eu cette générosité poétique. Il faudra bien que l’on songe, lorsqu’on décidera enfin d’envoyer un homme sur la Lune, à choisir un poète. Car si des machines peuvent bien s’acquitter du travail de chaque spécialiste, aucune ne peut être cet œil perçant qui transcrit la totalité.
Gérard KLEIN
Première parution : 1/12/1963 dans Fiction 121
Mise en ligne le : 29/7/2024