Peter Leland a hérité d'une ferme où il s'installe avec son épouse. Lors d'une balade dans la propriété, Peter fait la connaissance de la famille Morgan, qui vit sur ses terres dans une horrible maison basse comme arrachée à un lointain passé. Le père, moitié paysan inculte, moitié contrebandier d'alcool, est gros et rougeaud, la mère est énorme avec des membres courts. Quant à leur fille, Mina, aux cheveux noirs comme l'onyx, elle ressemble un peu à un poisson avec son nez écrasé, presque absent.
« Vous êtes rudement beau, dit-elle. Ça, pour sûr, vous êtes tellement joli que pour un peu je vous mangerais. »
Peter, qui a pourtant une jolie femme et de solides principes de pasteur, va alors découvrir ce que peut être un désir contre-nature, désir pour une monstrueuse adolescente de quatorze ou quinze ans, à la peau froide et à la puissante odeur de poisson mort.
Avant tout, pour parler de ce roman, il convient de contrebalancer la préface du traducteur, qui nous explique que Lovecraft n'a pas grand-chose à faire avec cette affaire et que Dagon, le dieu-poisson parle surtout de Samson et Dalila, et du culte des serpents dans certaines zones rurales du sud des USA. Bien sûr : Cthulhu, Yog-Sothoth et Cie sont cités dans le texte par hasard…
Réécriture sudiste du « Cauchemar d'Innsmouth », roman d'horreur psychologique fort de descriptions éprouvantes, d'odeurs épouvantables et de crasse tant physique que spirituelle, Dagon, le dieu-poisson monte en puissance lentement, mais inexorablement (une fois passé le premier chapitre, aride, le roman devient très dur à lâcher). Les choses anciennes, effrayantes et ésotériques sont là, dans la marge, dans l'indicible et l'effleurement. On rentre dans ce texte comme dans une eau noire trop froide, avec réticence et difficulté, et quelques brasses plus loin, déjà, on commence à se noyer, en se demandant quelles horreurs nous attendent au fond. Celles de l'esprit ou celles des profondeurs. Ou pire, celles de la chair.
Toi qui plonges ici, abandonne tout espoir.
Réédition du dieu-poisson, traduit chez Bourgois, il y a une dizaine d'années, ce livre représente une curieuse tentative de la part d'un auteur non spécialisé dans le fantastique. Curieuse tout d'abord par cette volonté de rattacher à un repère connu (le mythe de Cthulhu) une œuvre qui se suffisait à elle-même. Dans un autre sens, on peut admettre que c'est une manière adroite de régénérer le vieux mythe...
Cela dit, le plus intéressant de l'œuvre de Fred Chappell réside dans le côté obsessionnel des thèmes abordés qui, après avoir eu raison du héros, s'attaquent au lecteur lui-même. La prise de possession du héros par les adeptes du culte de Dagon passe par la désintégration de sa volonté, déjà minée par toutes sortes de névroses et de complexes. Disons, pour simplifier, que Fred Chappell a réussi en un certain sens à faire ressentir l'« obscénité » du culte et de la symbiose avec les Grands Anciens, obscénité sur laquelle Lovecraft ne cessait d'insister, mais en la considérant seulement de l'extérieur.
La contrepartie de cette descente mentale aux Enfers, racontée avec une fascination presque suspecte, est une impression de lourdeur dégagée à certains moments par le récit. Et c'est pratiquement la seule raison qui empêche ce livre d'être ce qu'il a manqué de peu de devenir : un chef-d'œuvre.