Jacques Sternberg a récemment reçu, pour son livre « La banlieue », le Grand Prix de l'Humour Noir. Il eut mérité bien davantage de le recevoir l'an dernier pour « L'employé », et sans doute plus encore pour « Un jour ouvrable » qui vient tout dernièrement de paraître. Car entre ces deux livres, « La banlieue » fait figure d'accident tout à la fois mineur et significatif.
Un homme – Sternberg lui-même, bien sûr – s'égare dans l'envers des choses. Il traverse le miroir, ou plutôt, il plonge sous la surface. Le chemin secret qui le mène à l'étrange passe par le métro. Et dans cette banlieue froide, déserte non de silhouettes, mais d'humains, dans ces corridors interminables, ces pièces toutes semblables qui ne sont que des passages, où des hommes s'affairent à des besognes qui ne sont que des passe-temps en dehors de toute notion de temps ou d'ennui, il erre. En bas, dans cet enfer, il n'est ni temps, ni distance, ni durée, ni dimension réelle. Cela ne perturbe pas, du reste, le héros sternbergien. « Autour de moi, tout avait changé. En moi, rien. Intacte, mon indifférence. »
C'est qu'entre l'univers du haut et ce monde d'en bas, les correspondances sont nombreuses. Au fond, rien ne prouve que la banlieue ne soit pas le prolongement immédiat, sans solution de continuité, de l'univers normal. Ce qui caractérise la banlieue, c'est l'absence totale de signification de tout ce qui s'y passe. Non pas que les événements y soient insensés. Les employés que rencontre notre voyageur de commerce-emballeur-étiqueteur se livrent à des tâches en un sens normales mais d'un autre côté totalement dépourvues de raison : ce qu'ils ignorent. Ce qu'est seul à savoir notre égaré. Sont-ils donc, eux, des aliénés, ou bien est-ce au contraire leur visiteur insolite qui l'est ? La question est aussi dépourvue de sens pour eux que pour lui. Il la pose parce qu'il ne peut faire autrement, mais il n'en tire aucune conclusion, n'en fait découler aucun acte. Dans un univers où le salut réside dans l'indifférence, il n'y a même pas de place pour le désespoir.
Si l'on voulait chercher de la métaphysique dans l'œuvre de Sternberg – et après tout, il y en a, ni plus ni moins que dans celle de Beckett ou celle de Ionesco – on pourrait dire qu'il dénonce en toute froideur l'aliénation des hommes qui se contraignent socialement à accomplir des tâches qui n'ont plus aucun rapport avec leur réalité, avec leurs instincts. L'emballeur Sternberg proteste contre la réduction à l'emballage de l'être Sternberg. Ou plutôt, il ne proteste même plus. Il constate et expose.
Mais par son indifférence même, il est un corps étranger dans une société qui croit à la vertu essentielle de l'emballage et de la comptabilité. D'où le sentiment d'une sorte de culpabilité sociale. Il y a dans « La banlieue », une sorte d'ombre de procès. Mais au contraire de ce qui se passait dans « Le délit » ou dans d'autres œuvres de Sternberg, culpabilité et procès n'ont eux-mêmes plus aucune importance. Ce sont là affaires d'emballeurs. D'emballeurs convaincus, ou simplement d'emballeurs emballés.
On voit que « La banlieue » aborde une grande partie des thèmes sternbergiens sur un mode épuré. À ce titre, ce roman constitue une sorte d'utile introduction à l'univers de Sternberg. Il conviendrait de le lire avant d'aborder « L'employé » et surtout « Un jour ouvrable ». Il est exempt de l'arsenal baroque du fantastique quotidien qui alourdissait « Le délit ». Il consacre ce fait apparemment paradoxal que Sternberg est un écrivain réaliste « désintéressé » de la réalité.
Gérard KLEIN
Première parution : 1/1/1962 dans Fiction 98
Mise en ligne le : 2/1/2025