Neal STEPHENSON Titre original : Anathem, 2008 Première parution : New York, USA : William Morrow / HarperCollins, septembre 2008ISFDB Cycle : Anatèm vol. 1
ALBIN MICHEL
(Paris, France), coll. Albin Michel Imaginaire Dépôt légal : octobre 2018, Achevé d'imprimer : septembre 2018 Première édition Roman, 656 pages, catégorie / prix : 25 € ISBN : 978-2-226-43513-2 Format : 14,0 x 20,5 cm✅ Genre : Science-Fiction
Fraa Erasmas est un jeune chercheur vivant dans la congrégation de Saunt-Edhar, un sanctuaire pour les mathématiciens et les philosophes. Depuis des siècles, autour du Sanctuaire, les gouvernements et les cités n’ont eu de cesse de se développer et de s’effondrer. Par le passé, la congrégation a été ravagée trois fois par la violence de conflits armés. Méfiant vis à vis du monde extérieur, la communauté de Saunt-Edhar ne s’ouvre au monde qu’une fois tous les dix ans. C’est lors d’une de ces courtes périodes d’échanges avec l’extérieur qu’Erasmas se trouve confronté à une énigme astronomique qui n’engage rien moins que la survie de toutes les congrégations. Ce mystère va l’obliger à quitter le Sanctuaire pour vivre l’aventure de sa vie. Une quête qui lui permettra de découvrir Arbre, la planète sur laquelle il vit depuis toujours et dont il ignore quasiment tout.
NEAL STEPHENSON (né en 1959) est l’auteur-culte de Le Samouraï virtuel, Cryptonomicon, L’âge de diamant (prix Hugo), Seveneves (en cours d’adaptation en long-métrage). Anatèm, considéré comme son chef-d’œuvre, a reçu le prix Locus et a été classé n° 1 sur la liste des best-sellers du New York Times.
Critiques
« J’aimerais proposer une Horloge mécanique géante […]. Elle avance d’un cran une fois par an, sonne une fois par siècle et le coucou en sort une fois par millénaire. » Au mitan des années 80, voilà ce que suggérait Danny Hillis, scientifique américain cité par Steward Brand dans son ouvrage L’Horloge du long maintenant (Tristram, 1999). Aborder le temps long, garder à l’esprit que notre civilisation n’est pas éternelle : la Fondation d’Asimov n’est vraiment pas loin, d’autant que ce projet s’appuie également sur une bibliothèque recensant les connaissances de l’humanité… Cette idée d’horloge du temps long a impliqué des individus aussi divers que le musicien Brian Eno ou que Neal Stephenson, dont le roman Anatèm propose rien de moins qu’une illustration. Publié voici dix ans aux USA, couronné par un Locus en 2009, supposé paraître un temps chez Bragelonne, ce roman énorme arrive enfin en France pour inaugurer la toute nouvelle collection « Imaginaire » des éditions Albin Michel, aux côtés d’American Elsewhere de Robert Jackson Bennet et Mage de bataille de Peter Flannery.
Nous voici sur la planète Arbre, 3689 ans après la Reconstitution et près de sept mille ans après l’existence d’un individu dont la pensée et ses interprétations ont façonné la civilisation arbrienne — nominalisme vs platonisme, pour faire simple. Fraa Erasmas est un phyte, jeune avôt à la math décénarienne du mynstère de saunt Edhar, dont l’aperte décennale approche… Vous êtes largué ? Garder en tête cette « horloge du long maintenant » aide à s’y retrouver, car le mynstère (sorte de monastère mais mixte) de saint/savant Edhar n’est autre qu’une telle construction, dont les avôts (moines se consacrant pour l’essentiel à la philosophie et aux mathématiques) se répartissent en plusieurs maths (congrégations) ; celles-ci ne se mélangent guère, chacune vivant à son rythme. De fait, le mynstère vit en autarcie, imperméables aux affaires sæculières, sauf à des occasions particulières : les apertes (sortes de journées portes ouvertes), qui ont lieu à des intervalles réguliers (un an pour la math unétarienne, dix ans pour la math décénarienne ; vous avez l’idée pour la centénarienne et la millénarienne). Quand le roman débute, l’aperte est double, les portails de l’an et de la décennie devant s’ouvrir. C’est l’occasion pour Erasmas de gagner l’extérieur et de retrouver ce qu’il reste de sa famille. De retour au mynstère, sa vie bien réglée reprend son cours cahin-caha… mais le jeune homme pressent qu’il se trame quelque chose qui pourrait avoir trait à l’astrohenge (l’observatoire), confiné sans raison apparente. Quand fraa Orolo, le mentor d’Erasmas, est frappé d’anathymne et, banni, doit quitter le mynstère, Erasmas est loin de se douter que sa vie et son monde vont vite être chamboulés de fond en comble.
À ce stade-là, trop en divulguer serait dommage, tant une grande part de l’intérêt du roman provient de la découverte et de la compréhension d’un monde à la fois familier et totalement étranger. Une expérience de xénopensée à deux niveaux : comprendre, dans un premier temps, la société dans laquelle évolue le jeune Erasmas, puis comprendre par ses yeux le monde extérieur. La note introductive a beau donner quelques précisions utiles et les chapitres être introduits par les extraits d’un dictionnaire (sans oublier l’indispensable glossaire à la fin du tome 2), le roman nécessite un effort conséquent d’adaptation. Néologismes à foison, discussions parfois abstruses (chapeau bas au traducteur), action lente (il s’écoule bon nombre de pages avant que l’on comprenne que l’intrigue a très discrètement commencé depuis le premier chapitre), Anatèm ne facilite guère la vie du lecteur. Pourtant, passé les cent cinquante premières pages du premier tome, le roman finit par fasciner, et s’avère impossible à lâcher dès lors que les enjeux se dessinent toujours plus clairement. L’amateur de science-fiction ne sera pas déçu : plusieurs tropes majeurs du genre sont explorés et détournés de façon rusée. À travers le parcours d’Erasmas, on en vient à comprendre peu à peu la nature de la planète Arbre, ses philosophies (pas éloignées de celles que nous connaissons sur Terre), ses religions et écoles de pensées. Fascinant dans ses aspects spéculatifs et philosophiques, riche en sense of wonder, twists retors et morceaux de bravoure, Anatèm est un récit aussi brillant que puissant et érudit. Sa parution en français a tout d’une injustice enfin réparée, tant on tient là un roman majeur, tous genres confondus.
« En 1999, Danny Hillis m’a demandé parmi d’autres de participer par quelques coups de crayon à l’Horloge de l’année 10000 (The 10,000 Year Clock). Ce n’était pas pour faire un design sérieux, plutôt un exercice pour voir comment différentes personnes imaginaient cette idée. A l’époque, les journaux et les magazines publiaient des bilans de fin de décennie, fin de siècle, voire fin de millénaire en plus des bilans de fin d’année de chaque mois de décembre. J’ai réfléchi au temps et à l’énergie que je dépensais chaque jour à m’informer sur des sujets que je savais que j’aurais oublié dans 24 heures. Que se passerait-il si je lisais le journal seulement une fois par an ? Une fois par décennie ? Une fois par siècle ? J’en saurais beaucoup moins sur l’actualité mais j’aurais plus de bande passante pour penser à d’autres sujets. Je mis ces rêveries dans mes dessins pour Danny, décrivant un système de murs concentriques entourant la tour de l’horloge qui cloisonnerait des communautés séparées progressivement et profondément de l’actualité. Ceci est, simplement, la base du monde décrit par Anatèm. »
Présentation d’Anatèm sur le site web de Neal Stephenson.
Sur la planète Arbre, des ordres monastiques (mixtes, composés de fraas et de soors) sont donc cloitrés autour d’horloges conçues pour durer des millénaires. Autour de chaque horloge, quatre groupes (des maths) de personnes sont organisés en fonction de la fréquence à laquelle ils sont autorisés à se rencontrer et à sortir du monastère pour une période de dix jours appelée l’aperture : tous les ans (les unétariens), décennies (les décénariens), siècles (les canténariens) et millénaires (les millénariens). A ce moment, ils se reconnectent au monde extérieur, peuvent retrouver leur ancienne famille et se tenir au courant de l’actualité. Le reste du temps, leur vie est purement tournée vers les sciences, la philosophie, la maintenance de l’horloge et un minimum d’activité manuelle pour subvenir à leurs besoins. Ce système dure depuis plusieurs millénaires, le monde extérieur s’est déjà écroulé et reconstruit, parfois les mynstères ont été en partie mis à sac, mais globalement l’ordre monastique a respecté ce qu’il appelle la discipline : le respect de la coupure avec le reste du monde sur les périodes définis par les différents ordres. Cette discipline a une autre conséquence : le langage de chaque communauté a évolué séparément, obligeant les moines à maitriser plusieurs langages pour pouvoir communiquer entre eux lors des rares ouvertures. Enfin, un groupe séparé, les hiérarques, est chargé de gérer le mynstère et de communiquer avec les différents ordres en respectant strictement la discipline.
Fraa Erasmas, un jeune décénarien, n’a rejoint le mynstère que depuis quelques années. Il mène une existence tranquille et s’intéresse à la cosmologie jusqu’au jour où son maître, fraa Orolo, se fait exclure du mynstère. A la recherche de la vérité, Fraa Erasmas va découvrir la cause de cette exclusion : Orolo a observé un vaisseau spatial d’origine inconnue dans le ciel. Cette arrivée associée à d’autres faits va précipiter de profonds bouleversements dans l’ordre du mynstère, entrainant Erasmas sur les routes du vaste monde en compagnie d’une troupe hétéroclite.
Inutile d’en dire plus sur l’intrigue ou sur le monde singulier d’Anatèm. Ce livre, paru originellement en 2008, fut d’abord acheté par Bragelonne qui fit un essai de traduction. Il sembla que l’énormité de la tâche (près de 340000 mots en VO, soit le double du Samouraï virtuel) associée au fait que le roman était plutôt loin du terrain habituel d’action de l’éditeur conduisit à l’abandon du projet et l’on pensa qu’aucun autre éditeur ne se lancerait dans l’aventure. Jusqu’à l’année dernière, quand Albin Michel annonça son intention de lancer une grande collection d’imaginaire dont la figure de proue serait Anatèm. Hosanna ! Car ce roman est d’une ampleur toute particulière. Autour donc de cette horloge gravite un univers : d’abord la concentre, ces maths et leurs discussions philosophiques et scientifiques. Ces gens coupés du monde ont le temps de discuter de tout, de réfléchir à tout, de se souvenir des théories de leurs penseurs d’il y a trois ou quatre mille ans, de les remettre en cause, de créer de nouvelles écoles de pensées… A l’extérieur de la concentre, le monde réel, qui roule en pickup, utilise des smartphones et un réseau informatique mondial (je vous fait grâce des termes spécifiques utilisés dans le roman pour décrire ces objets et concepts, il est beaucoup plus intéressant de les découvrir et de deviner leur sens au fil de la lecture), un monde qui s’est écroulé et qui s’est redéveloppé, qui a subi une glaciation et dont les changements climatiques ont déplacé les villes et créé des cités abandonnées. Puis, au-delà du monde, l’espace infini surveillé par quelques fraas mais aussi certainement par les gouvernements extérieurs à la concentre et qui recèle un mystérieux vaisseau spatial.
Neal Stephenson ne prend pas de gants et vous plonge directement au milieu de tout cela, avec son vocabulaire inventé, ses traditions cryptiques, ses débats philosophiques intenses où des concepts que l’on connait apparaissent sous d’autres noms ou d’autres formes, avec pour seul aide une note au lecteur expliquant succinctement comment il a trituré la langue et une chronologie mondiale allant de -3400 à +3690, « début de notre histoire », soit sept millénaires. Cela donne une première partie de 80 pages constituée de dialogues philosophiques et techniques assez vifs entre quelques fraas où le lecteur commence par se noyer avant de surnager et de cerner quelques faits et personnages. Puis, dès la deuxième partie, tout se met en place et devient lumineux : Erasmas profite de l’aperture pour nous faire visiter son monde, ce qui était obscur s’éclaircit et on ne rencontre plus guère de difficultés à comprendre le texte.
A partir de cette deuxième partie (donc, à peine plus de 5% du récit), on assiste à un feu d’artifice quasiment permanent autour d’Erasmas : ses découvertes scientifiques, ses tâtonnements dans son aventure amoureuse, ses démêlés avec l’inquisition et la hiérarchie, son expédition polaire, sa rencontre avec des moines shaolin (ou l’équivalent local)… Les pages s’enchainent, couvertes de morceaux de bravoure ou d’introspections intellectuelles avec une intensité folle, sans temps mort, sans longueur, le tout parsemé d’un humour léger et joyeux, où il apparait que Stephenson s’est autant amusé à l’écrire que le lecteur à le lire. Un lecteur qui justement, comme Erasmas, va déambuler dans ce monde les yeux écarquillés, le regard candide, à la découverte de tous ses secrets.
Alors certes, ce n’est que la première partie de la traduction (profitons-en pour saluer le travail de Jacques Collin !), mais la mise en place d’Anatèm et les aventures de son narrateur sont d’une telle qualité que l’on voit difficilement comment cela pourrait retomber dans la deuxième partie. Anatèm est l'un de ces rares livres qui nous rappellent pourquoi on lit de la science-fiction, quel est le frisson unique, la jubilation que peut nous apporter cette littérature et pourquoi on ne le retrouvera jamais ailleurs.