Imaginez un colonel pesant soixnte-cinq kilos : rien de plus simple ! Oui, mais savez-vous qu'en réalité un corps de colonel comprend soixante kilos d'eau et seulement quinze kilos de colonel ? Qu'on enlève l'eau, et les kilos importants se conserveront aussi longtemps que l'on voudra. c'est un vieux rêve : conserver un homme en le desséchant ; un savant allemand le réalise aux dépens d'un colonel français de Napoléon. Plus tard, quand on lui rend son eau et la vie, le colonel mélange un peu les temps, car le monde a vieilli sans lui, et cela provoque pas mal de malentendus amusants...
Edmond About raconte cette histoire avec humour et avec tendresse ; il lui donne parfois l'allure d'une opérette, mais cette légèreté n'empêche pas le récit d'être profondément représentatif de son temps et de refléter la société bourgeoise du Second Empire, plus portée à posséder qu'à courir l'aventure. C'est par là — par cette exactitude de l'arrière-plan — que ce roman procure le sentiment d'une justesse de l'expression, qui l'a gardé vivant.
Bernard Noël
Les classiques abrégés de l'école des loisirs
Cette série se propose de rendre accessible aux jeunes lecteurs de grandes œuvres littéraires.
Il ne s'agit jamais de résumés, ni de morceaux choisis, mais du texte même, abrégé de manière à laisser intacts le fil du récit, le ton, le style et le rythme de l'auteur ; chaque livre conserve ainsi sa continuité propre, car on n'y sacrifie que les parties pouvant rebuter ces lecteurs. S'il s'agit de traductios, c'est la plus proche de l'auteur ou la plus classique qui a été choisie.
Tous les livres de la série sont illestrés de gravures et de documents susceptibles d'enrichir le goût et l'imagination aussi bien que l'information.
Edmond About (1828-1885) fait partie des précurseurs de la science-fiction, même si son œuvre ne l'a abordée que d'une manière épisodique. Aussi saluerons-nous l'initiative des éditions Fernand Nathan d'avoir réédité ce livre dans une collection de poche. Les nombreuses rééditions qui en ont été faites témoignent de l'impact de ce récit auprès des lecteurs. Qui n'a pas lu dans sa jeunesse l'histoire du colonel Fougas, le héros de « L'Homme à l'Oreille Cassée » ?
Pour comprendre la genèse du livre, il faut savoir que si Edmond About s'est fait une réputation de nouvelliste et de polémiste, il n'en ressentait pas moins de l'attrait pour les progrès de la science. En 1862, s'inspirant de découvertes biologiques récentes, il publie trois romans qui touchent de près à la science-fiction. Ce sont dans cet ordre, « Le cas de M. Guérin », « L'homme à l'oreille cassée » et « Le nez d'un notaire ».
C'est au contact de l'éminent physiologiste de l'époque, Charles Robin, qu'il eut l'idée d'écrire « L'homme à l'oreille cassée ». Par ce savant, il apprit que de petites bestioles, les rotifères, peuvent être asséchées et survivre longuement, dans un état léthargique, et être ensuite ranimées, pratiquement ressuscitées. Partant de là, il se posa la question de savoir si une telle expérience pouvait s'appliquer à l'homme. Le professeur Robin, lui ayant assuré que rien ne s'y opposait (si ce n'est les moyens techniques), il n'en fallut pas plus pour que « L'homme à l'oreille cassée » voie le jour. Ainsi s'explique la genèse de ce livre.
L'histoire est simple. Un homme hiberné, le colonel Fougas, se réveille près de quarante ans plus tard et se trouve confronté à un monde qui a évolué et dans lequel il se trouve étranger. Ce paradoxe temporel entraîne des situations embarrassantes, notamment lorsque le colonel Fougas se pose comme le rival involontaire de celui qui doit être son petit gendre. De nombreuses touches d'humour parsèment la narration, par exemple lorsque le colonel essaie de retrouver sa famille. Et puis, il y a le côté tragique, le clin d'œil du destin ; celle qu'il aime dans cette nouvelle vie n'est autre que sa petite-fille. Dès lors, le colonel fait l'expérience de la solitude, seul abandonné dans un monde qui lui est étranger. La fin est inéluctable.
Le récit est bien mené mais on peut regretter toutefois qu'Edmond About n'ait pas approfondi les implications de ce paradoxe temporel et qu'il se soit contenté du côté anecdotique.
Quoi qu'il en soit, Edmond About a contribué à donner aux récits basés sur le merveilleux scientifique, tels qu'on les concevait à l'époque, une impulsion toute personnelle. Et puis, quand on songe qu'il existe aux Etats-Unis un certain nombre de gisants plongés dans un sommeil cryogénique, en attendant d'être « ressuscités » dans un avenir incertain, on ne peut qu'évoquer le cas du malheureux colonel Fougas et se dire que le génie d'Edmond About avait prévu cette situation un siècle auparavant.