Attention événement ! Riddley Walker est un roman publié en 1980 au Royaume-Uni. Son auteur, Russell Hoban, né en 1925 et mort l'année dernière, malgré une bibliographie riche d'une quinzaine de romans, était jusqu'ici peu traduit en français. Tout ceci ne le distingue finalement pas de nombreux auteurs ; alors, en quoi cette publication constituerait-elle un événement ? Certes, le livre obtint à l'époque le prix John W. Campbell, et fut nominé au prix Nebula. Mais il en est d'autres, primés aussi, et restés inédits.
Non, le vrai caractère événementiel de ce roman est lié au fait qu'il avait la réputation d'être intraduisible.
« On my namin day when I come 12 I gone front spear and kilt a wyld boar he parbly ben the las wyld pig on the Bundel Downs any how there hadnt ben none for a long time befor him nor I aint lookin to see none agen. »
Mais avant de nous attaquer au texte, attardons-nous sur l'objet-livre. Ce roman paraît chez un petit éditeur, Monsieur Toussaint Louverture, dont le soin apporté à la confection des ouvrages constitue une caractéristique revendiquée. Oubliez la couverture en rhodoïd, elle n'est là que pour protéger ce qui se trouve au-dessous : en effet, sur la couverture traditionnelle, l'éditeur a rajouté deux sur-couvertures sous forme de découpage, qui révèlent peu à peu des choses et qui, assemblées, présentent de manière splendide quelques-uns des personnages de ce livre. Assurément, on ne va pas lire un ouvrage comme les autres.
Intéressons-nous donc maintenant au texte : « Le jour de mon nommage pour mes 12 ans je suis passé lance avant et j'ai oxi un sayn glier il était probab le dernyè sayn glier du Bas Luchon. Toute façon y en avé plu eu depuis long tant avant lui et je me tends plus à en rvoir d'aurt. » (si vous avez des difficultés, lisez à haute voix). Vous venez de pénétrer dans l'esprit d'Enig Marcheur, le narrateur de cette histoire. Nous sommes dans un futur lointain, après une catastrophe dont la nature nous échappe tout d'abord. Les hommes survivent plus qu'ils ne vivent, sous une pluie perpétuelle qui rend boueux cette région – dont on apprendra qu'il s'agit de la province du Kent, en Angleterre – et sous la menace perpétuelle de bandes de chiens errants affamés. On ne vit pas vieux à cet époque, aussi Enig, malgré ses douze ans, est déjà un adulte. L'Homme, du fait de ce cataclysme qui l'a quasiment fait disparaître de la surface de la planète, a ainsi régressé jusqu'à un stade où il a perdu la plupart de ses repères de jadis, au premier rang desquels le sens des mots, et leur orthographe. Même si la langue parlée présente des similarités avec la nôtre, on se demande néanmoins si l'on peut dire qu'il s'agit de la même : la plupart des mots ont perdu leur sens, les congénères d'Enig ne savent pas ce qu'ils recouvrent, et tentent de leur réinventer une signification. Conséquence directe : l'orthographe est devenue aberrante, les mots sont éclatés, recomposés, déformés, malaxés, triturés... Bref : la prose d'Enig, que l'on découvre au fur et à mesure d'une sorte de journal intime qu'il a décidé d'écrire, nous est totalement étrangère. Enfin, pas totalement, juste déformée par le prisme d'une (d)évolution de l'être humain qui nous est difficilement discernable. C'était tout le pari de Russell Hoban : restituer de manière crédible cette évolution, essayer de nous la faire percevoir sans forcer le trait jusqu'à la caricature ou l'illisibilité. Mission réussie, car finalement le choix narratif – que Hoban avait mûrement réfléchi, puisqu'il avait commencé la rédaction de cet ouvrage en orthographe normale avant d'opter pour cette langue torturée – est d'une fluidité impressionnante. Bien sûr, on mettre nettement plus de temps à lire ce livre qu'habituellement, mais finalement on n'est pas si désarçonné que ça. À l'origine de ce constat, il faut noter le travail remarquable du traducteur, Nicolas Richard. Il a su trouver un équilibre certain entre mots déformés (le « tr » qui devient « rt », comme dans « contre », « grand » qui devient « ganrr »...), mots éclatés ( »diff errance » pour « différence », « rai ionante » pour « rayonnante »...), dérives ( »significatif » devient « blip y ficatif »), de sorte que tout cela fasse sens et soit cohérent. Car les mots ainsi torturés acquièrent une nouvelle signification par recombinaison, la plupart du temps assez savoureuse, comme dans cette scène où les protagonistes tombent sur un texte de notre époque et essayent d'en comprendre le sens. Un travail de traduction énorme, donc, et maîtrisé de bout en bout, malgré des choix qu'on devine cornéliens. Bravo à Nicolas Richard !
On a beaucoup parlé de la forme ci-dessus, mais il faut bien évidemment évoquer le fond. En matière de roman post-apocalyptique, il propose une très intéressante réflexion ; préférant ne pas trop s'attacher à la façon dont les hommes vivent en ce temps-là – même si, bien sûr, ce point est aussi évoqué – Hoban nous parle surtout de transmission. Du passé, du savoir, des espoirs... bref, de ce qui a construit l'Homme. Avec parfois des idées étonnantes, comme par exemple le choix du théâtre de marionnettes pour véhiculer la connaissance de l'histoire. Les légendes, autre vecteur de transmission, sont au cœur de ce livre ; mais des légendes déformées, du fait des nombreux siècles passés depuis la catastrophe. C'est à ce niveau-là qu'Enig Marcheur prend toute son envergure : la forme rejoint le fond, l'écriture a influencé la sémantique et, partant, le contenu des légendes. Qui, en retour, véhiculent des nouvelles idées qui changent la façon qu'ont Enig et ses proches d'envisager leur monde, leur avenir... On n'en dira pas davantage pour ne pas dévoiler les trésors d'inventivité de Hoban. En découle pour le lecteur un roman foisonnant, résolument étonnant, ludique par instants, grave aussi, qui marque durablement.
Enig Marcheur (jolie trouvaille par rapport au titre original, Riddley Walker, « riddle » signifiant « énigme ») se révèle ainsi l'événement annoncé. Il a fallu attendre 30 ans – et, malheureusement, la mort de l'auteur – pour avoir le bonheur de lire ce roman en français – pardon, en parlénigm –, mais on ne regrette pas. Un roman indispensable.
Enig Marcheur, 12 ans, vit dans une Angleterre post-cataclysmique (plus précisément, dans la région de Canterbury, ce qui n'est pas un hasard). Il est à la poursuite de la Vrérité, une sacrée quête du Graal dans un monde où tout ou presque est source de danger.
Toi qui entres ici, abandonne tout espoir de lire du Mad Max. Dans sa remarquable préface, Will Self prévient le lecteur potentiel : « C'est un livre grandiose, un livre exigeant, un livre déstabilisant. » Eloge dont on retiendra surtout le mot « exigeant », même s'il est vrai qu'il y a des moments grandioses et des moments particulièrement déstabilisants qui mobiliseront tous vos neurones alors passés en mode « traduction du parlénigm ».
Pièce à conviction n°1 (la Défense ne présentera pas d'autres pièces, jugeant celle-là plus qu'éloquente) :
« Ils déclenchèr le Grand Boum et zoumm parut un grand éclair de lumyèr plus grand que le mond en tié et la nuyt de vint le jour. En suite tout deuv nu noir. Rien que la nuyt des années durant. Des pidémies oxir les gens et les nanimaux et rien poussa plus dans le sol. L'homme et la femme famés dans le noir cherchant le chien à manger et le chien cherchant à les manger tout comme. Final ment la nuyt et le jour revinr mais jamais vrai ment. Une nuyt verreuse en gendra un jour verreux et la maladie dans laideux. » Page 25.
A la lecture de cet extrait (qui est un des plus limpides du roman, si si), le lecteur motivé a compris la tâche qui l'attend. Enig Marcheur se mérite vraiment : ça pourrait être une fille trop belle aux exigences insensées, au caractère de cochon, frigide pour tout arranger, mais il n'en est rien, Enig Marcheur est comme un whisky d'exception, on en savoure un minuscule verre chaque soir pendant une vingtaine de jours, on suit chapitre par chapitre (il y en a dix-huit) l'odyssée de cet enfant de douze ans. Jusqu'à la Vrérité (qu'on connaît depuis longtemps), mais ce n'est pas le but qui conte (et compte ?), mais le voyage. Quant aux plus malades, ils se pencheront d'abord sur la légende de Saint Eustache, puis liront Les Contes de Canterbury de Geoffrey Chaucer, afin de pouvoir jouer en connaissance de cause avec l'écheveau tissé par Russell Hoban.
On louera en guise de conclusion le travail de traduction réalisé par Nicolas Richard, hallucinant, courageux et digne de deux ou trois Grand Prix de l'Imaginaire ; il y a un peu de perte (les sonorités de l'anglais permettent des choses impossibles à reproduire en français ; il a fallu « adapter » comme dans toute bonne traduction), mais c'est vraiment bien fait. Ah, j'oubliais, Enig Marcheur est un livre de fou, il se lit donc à voix haute (de toute façon, aucun regret à ce sujet, vous ne pourrez pas le lire dans le métro ou tout autre « transporc an com1 »).
Thomas DAY (site web) Première parution : 1/1/2013 Bifrost 69 Mise en ligne le : 14/12/2017