L’œuvre de Borges s’épuiserait-elle ? Quelques traductions récentes en français, qui mêlaient le meilleur et le mineur, pouvaient le donner à croire. La preuve risque d’en être faite par ce recueil qui réunit une collection assez hétéroclite d’articles, de conférences et de notes. Il n’est pas sûr que leur révélation soit œuvre pie, ni même charitable. Elle risque d’induire en erreur ceux qui découvriraient aujourd’hui, à rebours, en se fiant à sa notoriété récente et sans se reporter aux contes éblouissants des Labyrinthes et des Fictions, l’écrivain argentin. Cette Discussion qui nous est ici offerte est réservée aux vieux familiers de l’œuvre, et elle leur permet d’en mieux découvrir les recoins, sinon les négligences. Il reste pour ceux-là la familiarité d’un homme et d’une pensée, qui est sans prix. La brièveté d’une œuvre est une qualité lorsque ses meilleures pièces se prolongent, à l’infini, de reflets. C’est le cas de celle de Borges. Et si la plupart de ces textes, d’ailleurs anciens, sont autant de miroirs un peu ternis, un peu déformants, ils n’en font que mieux valoir aux yeux du lecteur attentif, la perfection concise des autres.
On y découvre, par exemple, de surprenants contrepoints entre l'œuvre de Borges et les grands courants de la science-fiction. En 1928, Borges porte un jugement, d'ailleurs sévère et fondé sur une vulgarisation peut-être hâtive, sur l'œuvre de Korzybskî. Ailleurs, il évoque soudain à propos d'une œuvre de William Morris, La vie et la mort de Jason, et peut-être inconsciemment, les rapports qui unissent l’épopée à l’utopie. Car William Morris fut aussi, quelque vingt-trois ans plus tard, l’auteur d’une des plus marquantes utopies de langue anglaise, avec ses News from nowhere.
On relèvera aussi de surprenantes intuitions quant à la nature du roman à venir, qui pour être vieilles de quelque trente années ne paraissent pas moins définir le « nouveau roman ». Les énigmes percées, note en substance Borges, ainsi que le sphinx, passent de l'ordre des mythes à celui des choses par le biais de la mort. Ainsi suggère-t-il la concomitance d'une littérature qui se propose de résoudre les énigmes dans l'imaginaire : la science-fiction, et d'une autre qui projette les objets dans ce même espace intérieur : le nouveau roman.
J’ai noté enfin, page 77 : « Pour le superstitieux, il y a une connexion nécessaire non seulement entre un coup de feu et un mort, mais entre un mort et une effigie de cire maltraitée. » On retrouve cette argumentation, peut-être banale mais saisissante, dans une nouvelle de Theodore Sturgeon bien postérieure, A way of thinking (1953).
Ainsi surgissent, en somme dans la marge des littératures, d'étonnantes continuités qui, malgré leur apparence paradoxale, sont peut-être le véritable esprit de notre époque.
Gérard KLEIN
Première parution : 1/1/1967 dans Fiction 158
Mise en ligne le : 4/12/2022