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L'Auteur et autres textes

Jorge Luis BORGES

Titre original : El hacedor, 1960   ISFDB
Traduction de Roger CAILLOIS

GALLIMARD (Paris, France), coll. La Croix du sud précédent dans la collection suivant dans la collection
Date de parution : 18 juin 1965
Dépôt légal : 1965
Première édition
Recueil de nouvelles, 192 pages, catégorie / prix : 9 F
ISBN : néant
Format : 11,8 x 18,5 cm
Genre : Fantastique

Autres éditions
   GALLIMARD, 1971, 1982
   in Œuvres complètes, tome 2, 2010

Critiques

    Le dernier recueil de Jorge Luis Borges confirme le lecteur attentif de l'écrivain argentin dans le sentiment qu'il pouvait avoir retiré de certaines des traductions récentes. Borges lui est devenu un vieil ami dont le propos, même lorsqu'il se révèle secondaire, éveille un intérêt qui procède du charme de sa convention, de la richesse de sa culture, de son souci d'étonner, de sa sobriété feinte qui s'aventure à la lisière du baroque. Même lorsque le contenu est mince et que la langue s'alourdit de la discipline des vers, le ton reste inimitable.

    La différence éclate surtout entre la prose et les poèmes. Les textes en prose réunis dans ce recueil oscillent selon un dessein connu entre la nouvelle et la critique, entre le compte rendu véridique d'un ouvrage imaginaire et la description fantastique d'êtres dont l'Histoire atteste la réalité et que Borges aura contribué à faire entrer dans la légende. Quelques-uns d'entre eux sont parmi les plus beaux de l'écrivain argentin. Ainsi, Le sud ou Macedonio Fernandez ou encore certains textes brefs, au bord de l'obscur, comme Martin Fierro ou comme La parabole du palais, qui s'efforcent de traduire la multiplicité du monde comme la perçoit celui qui le considère au-dedans de ces miroirs presque innombrables que sont les livres. Ils y parviennent, plutôt que par le procédé de l'accumulation, par celui des « correspondances », procédé essentiellement poétique.

    Borges poète, pourtant, lorsqu'il sert la rime et le rythme, s'avère à peu près partout médiocre, d'une médiocrité certes de bon aloi, qui ne cède jamais à la vulgarité, mais qui s'aventure aisément au bord de la facilité et que seule la brièveté sauve parfois de l'ennui. L'Intention de l'anthologiste et l'habileté des traducteurs, qui nous livrent toujours un texte aussi parfait qu'il est possible de le souhaiter – au point que l'on en vient à se demander quand on ignore l'espagnol si l'écrivain argentin n'a pas connu en français la même bonaventure que Poe servi par Baudelaire – ne sont pas en cause. Ils ont eu raison de nous livrer ce Borges poétique que l'on ignorait presque ici, sauf par quelques textes publiés dans des revues et par l'excellent cahier de L'Herne dont il sera question plus loin. Ils ont eu raison parce qu'on ne peut se contenter d'une vue partielle d'un génie aussi remarquable et que le mineur sert la connaissance du meilleur, et aussi parce que la lecture de textes secondaires procure cette jouissance typiquement borgesienne de la familiarité du rare qui pourrait être l'essence d'un snobisme littéraire.

    Tels quels, les poèmes de Borges posent un problème. On peut se demander d'abord si la traduction ne les dessert pas malgré sa qualité. Avec modestie, Caillois s'accuse presque de les avoir trahis dans sa préface. Mais une lecture plus attentive renvoie à une explication plus profonde. La prose de Borges évoque un ordre ou une série d'ordres imaginaires que fonde parfois le désordre. En imposant un ordre de la forme, la poésie semble tarir cette source. Au développement rigoureux et presque linéaire d'une idée ou d'une image, répond le rythme cascadant des vers ou des strophes qui l'émiette et l'affaiblit. Les sentiers qui bifurquent, pour être dessinés à la française, perdent de leur mystère, et le mot, qui jaillissait comme une gemme, sombre entre des vagues trop égales.

    Mais plus profondément encore, l'œuvre de Borges apparaît littéraire en ce qu'elle se rapporte à des mots, à des idées et à des livres plutôt qu'aux sentiments qui naissent de l'affrontement de la réalité. Elle est vécue, mais dans l'univers de la Bibliothèque. Elle cerne, magnifie, rénove des symboles plutôt qu'elle n'en crée. La fascination que le barde et son chant épique exercent sur Borges procède de la culture et du livre, non du chant et du combat. À tenter de les rejoindre, Borges se perd comme un architecte qui voudrait édifier des ruines.

    La poésie, dans la forme où nous la connaissons, se satisfait mal de l'allusion ou de la métaphore savante. Sa forme élaborée a déjà pour effet et pour sens d'introduire une distance entre son sujet, qui est toujours par quelque coté sacré, et son lecteur ou son auditeur. Dans la poésie de Borges, et simple parfois qu'elle paraisse, la distance est presque automatiquement double, puisqu'elle est déjà dans le propos de l'auteur.

    Peut-être est-ce la raison, sur un plan plus général, pour laquelle il n'est guère – à quelques exceptions près – de poésie du fantastique. La bonne poésie est fantastique, mais elle exprime la réalité ; elle est la réalité élaborée fantastiquement par le poète. Le fantastique, pris dans son ensemble, procède déjà d'une élaboration collective, intelligente et systématique de la réalité. L'addition d'un ordre formel éloigne encore des sources de l'être, et la muse devenue trop savante fait bientôt figure de bas-bleu.

    J'espère n'avoir pas dissuadé certains lecteurs de goûter la poésie de Borges. L'Auteur doit venir prendre place dans leur bibliothèque à côté des Fictions et des Labyrinthes

 

    Je profite de l'occasion pour réparer un oubli fâcheux, qui a tenu trop longtemps hors de ces colonnes le cahier monumental consacré par la revue L'Herne à l'écrivain argentin. Ses dimensions qui n'en facilitent pas l'exploration – 516 pages, plus une iconographie – sont en grande partie la cause de ce retard. Il constitue pourtant une documentation de premier ordre et que nul ne pourra plus éviter de consulter sur l'auteur argentin.

    Ce cahier comprend, après des témoignages, un certain nombre de textes de Borges, pour la quasi-totalité inédits en français lors de sa parution et qui le sont presque tous encore, puis un grand nombre d'articles et d'essais qui occupent près des deux tiers du volume. Tous n'eussent pas été indispensables, et si l'on comprend le souci de la rédaction de L'Herne, qui a été de laisser s'exprimer le plus grand nombre possible des amis, des critiques ou des lecteurs enthousiastes de Borges, on en vient quelquefois à souhaiter un choix plus rigoureux et, pourquoi pas, un moins unanime concert de louanges. Mais on trouvera notamment d'admirables essais sur certaines nouvelles de Borges, qui en prolongent ou en explicitent le sens. Notons quelques incertitudes, au demeurant rares, de la traduction. J'ai relevé quelque part servilisme au lieu de servilité. 

    Diverses annexes aident à situer la vie et l'œuvre de Borges. La bibliographie, en particulier, fort complète, aidera les chercheurs éventuels. Elle comporte toutefois des lacunes en ce qui concerne la critique française, lacunes bien excusables si l'on considère qu'elle a été établie en Argentine. Enfin, une émouvante iconographie permet de contempler le visage et l'écriture d'un des plus grands écrivains contemporains.

    Un cinéaste, dont Dorémieux et Goimard ont dit récemment ce que nous pensions à Fiction, lui a rendu un hommage malheureusement si discret qu'il a évité de le citer. Jean-Luc Godard, entre autres emprunts, a placé dans la bouche de la machine suprême d'Alphaville la conclusion de la Nouvelle Réfutation du Temps, non sans l'altérer d'ailleurs : « Le temps est la substance dont je suis fait. Le temps est un fleuve qui m'entraîne, mais je suis le temps ; c'est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre…» 

    On n'emprunte qu'aux riches.

Gérard KLEIN
Première parution : 1/11/1965 dans Fiction 144
Mise en ligne le : 30/6/2023

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